Abdourahman A. WABERI

Abdourahman A. WABERI



Abdourahman apparait déjà comme un poète dont l’acte poétique s’enracine dans la révolte, l’amour et la fraternité ; dont le poème naît d’une émotion qui devient chant : un lyrisme en partage. Le poète écrit (in La divine chanson) : « Je parle par flots lorsque je suis très ému et que j’ai du mal à contenir mes émotions. Les émotions sont des impulsions électriques, elles balaient tout sur leur chemin. Elles transitent par l'aimant du cœur. Il nous est donné de ressentir la joie ou la peine, à distance, pour autrui. Par télépathie. » Avec Abdourahman, j’ai, outre la poésie, en partage la Normandie où il a étudié, vécu et travaillé durant plus de douze années.

De fait, poète Bas-Normand (comme Senghor), de Caen, alors que je suis Haut-Normand (comme Rabemananjara) Abdourahman A. Waberi figure dans mon Riverains des falaises, une anthologie des poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours (éditions clarisse, 2010). Abdourahman, poète du crachin normand sur l’ardoise de Djibouti, ou l’inverse, poète du crachin de sable djiboutien sur l’ardoise normande, nous dit : « Écrire était une obligation, une manière quasi biologique de respirer, de vivre par procuration, ce que je m’imaginais se dérouler à Rouen comme là-bas à Djibouti. »

Djibouti, « petit pays » d’un million d’habitants de la fameuse Corne d’Afrique, situé sur la côte occidentale du débouché méridional de la mer Rouge. « Petit pays » limitrophe de la grande Éthiopie, de l’Erythrée et de la Somalie. On est peu regardant à propos du règne djiboutien du président autocrate (dont l’opposition vit quasiment en exil) Ismail Omar Guelleh, en fonction depuis 1999. Et pour cause ! Le pays héberge cinq bases militaires des États-Unis, de la France, de l’Italie, du Japon et de la Chine… Abdourahman écrit (in son roman Balbala, Le Serpent à plumes, 1997) : « Ce pays est une gueule-de-loup, une plaie bien ouverte face à toute l’eau de la mer… Les paysages du doute, les plus partagés ces temps-ci, sont sans éclat ni relief… Les paysages inexplorés de la douleur et de la colère sont multiples dans cette région du monde… La Corne : des bases militaires en croissance, des contreforts vides de vivres, des mythes ravageurs comme la Grande Somalie, la Grande Afarie ou la Grande Éthiopie, des lâchetés diplomatiques, la ronde des malheurs, la terre qui se cabre et se convulse, le ciel qui boude et la mer qui pue… La Corne : des mercenaires en faction, des légionnaires en mouvement, des indigènes en guenilles, des guérilleros en embuscade, des troupeaux en sursis, la terre en ébullition, la mort à huis clos comme à Baidhora ». Waberi, à cause de son parler vrai, n’est pas le bienvenu à Djibouti.

Abdourahman A. Waberi est né le 20 juillet 1965, à Djibouti ville, république de Djibouti, située dans la Corne de l’Afrique sur le golfe d’Aden, à l’entrée sud de la mer Rouge. Djibouti a été colonisé par la France (la Côte française des Somalis, puis, le Territoire français des Afars et des Issas) de 1885 à son indépendance en 1977. Waberi témoigne : « Mon monde n’est pas connu. Je veux dire par là que l’arrivée du monde dans ma région, la Corne de l’Afrique, passe le plus souvent par l’Éthiopie, que j’appelle l’Abyssinie. C’est ce pôle-là qui a attiré l’Occident pour des raisons géopolitiques, historiques mais aussi pour des raisons mythiques et religieuses ; l’Éthiopie ou l’Abyssinie est considérée comme le pays le plus ancien, le plus honorable, un pays qui est censé avoir forgé une histoire qui ressemble à celle des Européens – ce que l’on va appeler rapidement les noces de la reine de Saba et de Salomon. C’est un mythe qui ressemble aux mythes fondateurs des nations européennes, ce qui rendait plus facile pour elles de reconnaître qu’il y avait là une civilisation. Le hic pour moi, c’est qu’on arrivait là et qu’on sautait par-dessus nos têtes pour plonger dans le mythe ! Si vous lisez Rimbaud, vous le voyez, il parle toujours de Harar... C’est cette souffrance-là qui était mienne et que j’ai dramatisée pour la rendre plus intéressante. En même temps, c’est aussi vrai, la colonisation s’est faite de cette manière-là : ce que l’on appelle maintenant l’archive, la « bibliothèque coloniale » est attirée, happée, par le grand centre magnétique qu’est l’Éthiopie, et Djibouti – ou ce que l’on appellera les « Basses Terres » de la Corne de l’Afrique – n’est qu’un lieu de passage. Pour moi, c’était cet inconnu qu’il fallait lever. »

Abdourahman A. Waberi vient d’une famille très modeste : « Ni ma mère ni mon père ne savaient lire. J’avais un rapport d’étrangeté avec les livres. C’est l’école française qui m’a apporté la lecture et l’instruction. J’ai donc ce rapport d’étrangeté à la langue française ; j’ai compris, adolescent, que posséder la langue dans ce Djibouti colonial ou postcolonial, à l’orée de la décolonisation, au milieu de ces familles ou de ces gens qui ne lisaient pas le français, connaître la langue française et la parler était déjà un pouvoir. Par exemple, quand on arrive à lire des papiers administratifs ou qu’on écrit à leur place, cela montre qu’on a tout d’un coup plus de pouvoir que ses propres parents. »

En 1972 survient un incident, que relate bien plus tard, en 2019, le poète, dans un roman largement autobiographique, qui est peut-être son plus beau livre : « Je m’appelle Aden Robleh. Les enfants de mon quartier, eux, m’appelaient le Gringalet ou l’Avorton. Ces quolibets m’ont longtemps servi de carte d’identité. Ce passé a été ma prison. Je veux désormais le remettre à distance. M’en libérer… C’est parce que tu m’as posé une question qui me tenait à cœur que ce passé m’est revenu avec une certaine fraîcheur. C’est pourquoi je le partage avec toi, ma douce Béa. » La question que sa petite fille pose au père poète, la voici : « Pourquoi tu danses quand tu marches ? » Formule poétique pour interroger le père, qui boîte depuis l’âge de 7 ans : « Depuis que j’ai contracté le virus de la polio, je n’ai jamais pu recourir à nouveau. Pourtant j’avais des rêves plein la caboche. Je me voyais bien cowboy à l’âge de sept ans, footballeur à douze, marin à dix-huit. Dessinateur de bandes dessinées à vingt-deux… De loin on voyait mon cou maigre et mes clavicules bouger tout seuls. J’avais appris à sangloter dans mon coin sans éveiller les soupçons. » Je me souviens que ce virus, mon ami, le grand écrivain surréaliste Sarane Alexandrian, l’a lui aussi contracté dans son enfance, dans les années 1930, à Bagdad, « la ville dont le monde rêvera éternellement » d’après Renan, dans le Palais de Fayçal 1er, le premier roi d’Irak, dont son père, Vartan, était le stomatologiste. Sarane, lui aussi dansait, lorsqu’il marchait, sur les Terres fortunées du songe. Et il était magnifique !

Après l’obtention de son Bac littéraire, Abdourahman A. Waberi part en France poursuivre ses études en 1985, à Caen : « Je venais de Djibouti qui était une toute jeune nation nouvellement décolonisée et qui n’avait que huit ans d’âge à l’époque : souvent je la toisais. Cette petite nation m’avait envoyé étudier en Basse Normandie et la feuille de route était claire ; il me fallait revenir au bout de quelques années. Nous ne souhaitions à cette époque pas rester en France, nous étions partie prenante d’une mission, nous voulions « acquérir un savoir » comme dit Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë ; passer quelques années chez les Blancs, revenir avec quelques connaissances et en faire profiter la nation. On parlait à cette époque du projet d’édification de la nation. C’était un peu le cas de toutes les jeunesses africaines, même si Djibouti avait deux décennies de retard par rapport aux autres… Je viens d’une famille très modeste, donc j’avais un « scrupule de classe » comme dirait Annie Ernaux. Je voulais réconcilier tous ces aspects-là. Par un hasard qui n’en est pas un, j’ai trouvé l’écriture ; une écriture qui a deux traits saillants, à la fois marquée par un souci de la langue (les gens diront plus tard une écriture « poétique ») et une écriture qui voulait se coltiner avec le monde, ce qu’on appellera une écriture politique ou éthique. »

Abdourahman A. Waberi poursuit ses études à Dijon, où il obtient en 1993 un DEA de littérature anglaise : « J’étais en fac d’anglais et j’ai failli changer de cursus pour m’inscrire en journalisme. Mais une petite voix en moi me disait que le journalisme dans une dictature, ce n’était pas terrible – à l’époque je ne l’appelais pas encore comme ça, mais Djibouti n’a rien d’un pays démocratique. Je serais devenu, si j’avais choisi le journalisme, soit un scribe du pouvoir soit un exilé politique – ce que je suis aujourd’hui. » À partir de 1996, Abdourahman A. Waberi enseigne l’anglais dans des lycées en Normandie jusqu’en 2005. En 2010, il est professeur invité au Claremont McKenna College, aux USA. L’année suivante, il est pensionnaire de l’Académie de France à Rome, à la Villa Médicis. En 2012, il est professeur invité à l’Université d’Innsbruck en Autriche, avant d’enseigner les littératures françaises et francophones et la création littéraire à la George Washington University, à Washington DC.

L’œuvre d’Abdourahman A. Waberi, débute par une quadrilogie consacrée à Djibouti, son pays natal : Le Pays sans ombre nouvelles (1994), L’Œil nomade : voyage à travers le pays Djibouti (1997), Cahier nomade, nouvelles (1996) et Balbala (1998). D’emblée dans cette écriture libre et riche en métaphores, la fable côtoie une critique politique virulente, dans le souci constant et viscéral de dire le monde : « Pour moi, c’est à partir de Djibouti, mon lieu d’ancrage, ma source, mon Tout-Monde comme disait Glissant que je lisais cette époque. Glissant m’a fait prendre conscience qu’on pouvait dire le monde à partir de n’importe quel lieu, même le plus minuscule, et qu’il n’était pas nécessaire de voir le jour à Vienne ou à Trieste pour avoir le droit d’écrire de la poésie. Tout lieu était habitable poétiquement et tout lieu était fécondable, digne d’être porté poétiquement. » Ce souci de dire le monde, transparait encore davantage dans ses livres suivants. Waberi aborde le génocide rwandais, avec Moisson de crânes (2000). L’exil et la dérive d’un continent dépossédé de son passé et de ses traditions dans Rift, routes, rails (2001). Ce sont des déchirements et des errances de l’Afrique noire, dont parle le poète, mais aussi des affres de l’exil sur fond de guerre civile, dans Transit (2003).

Dans Aux États-Unis d’Afrique (2006), Waberi renverse les rapports de forces et imagine une Afrique puissante qui assujettit une Europe dévastée par les guerres et la pauvreté. Lorsqu’il écrit ce roman, Waberi a déjà vingt ans d’écriture derrière lui : « Je suis « sujet postcolonial » depuis vingt ans, je suis à la fois Djiboutien et Bas-Normand. Mais, lors des tables-rondes et des plateaux, on me demandait toujours des diagnostics sur l’« Afrique » en son entier, alors qu’à ce moment-là de ma vie, je voulais être Bas-Normand… J’avais toujours cet étonnement lorsqu’on me renvoyait à une africanité supposée tandis que je voulais écrire sur le bocage, ce que l’on appelle bocage en Normandie c’est-à-dire ce triangle très précis du côté de Lisieux, de Bernay et de la plaine de Caen : c’est le pays d’Auge. Je pourrais très bien être de ce territoire, me disais-je à cette époque, c’était mon obsession. Je me disais que j’avais tout à fait le droit d’écrire sur ce territoire, où j’enseignais depuis douze ans, mais on me demandait toujours mon diagnostic sur l’Afrique… À un moment, j’en ai eu marre, et j’ai décidé de livrer mon diagnostic sur l’Afrique, mais en inversant les paramètres. J’imagine donc une guerre ethnique entre Bretons et Normands, d’où une migration qui va mettre les Européens sur les routes. Exilés, ils vont aller jusqu’à Alger, en Afrique septentrionale. C’était polémique, bien sûr, comme manière de commenter le monde avec malice et jouissance, en essayant de prendre textuellement au sérieux le panafricanisme que le roman nous propose… Le mouvement qui va du Nord au Sud ou du Sud au Nord peut s’inverser au cours du temps. Ne prenons pas ce qui est visible pour évident ! La migration et la pauvreté ne sont pas des faits naturels : l’Europe n’est pas riche naturellement de même que l’Afrique n’est pas pauvre naturellement. Gardons-nous des évidences ! »

Et ces évidences, Waberi leur mène la vie dure. Ainsi, encore, en 2009, dans Passage des larmes, au sujet de la condition de l’exil, du fanatisme et de la douloureuse géopolitique de la Corne de l’Afrique. Puis vient Pourquoi tu danses quand tu marches ? (2019). Il s’agit d’un récit autobiographique poignant et personnel, au sein duquel Waberi aborde son enfance, son adolescence, les révoltes et les souffrances qui sont à l’origine de son écriture : « Parler de soi, parler de ses petits bobos me paraissait totalement déplacé. Il m’a fallu dépasser la cinquantaine pour faire un tour, une petite révolution sur moi-même, et finalement, considérer qu’écrire à partir de ses bobos ou ses petits problèmes de santé, n’était pas si étranger au monde et n’était surtout pas étranger à l’être que j’étais et que je suis et qui, lui, essayait d’attraper le monde. Il ne fallait donc pas forcément aller au Rwanda comme je l’ai fait pour parler des choses sérieuses. On pourrait très bien aussi parler des choses sérieuses à partir de son petit périmètre corporel. »

La poésie ? Elle imbibe la vie comme l’œuvre de Waberi, qui nous met en garde (cf. La poésie pour oublier les « Panamas papers » in Le Monde, 2016) : « Il nous faut éviter de tomber dans le piège de la colère, du cynisme et de l’impuissance. Comment ? En nous tournant vers quelque chose de gratuit, de disponible, tout à la fois sublime et inutile. Il nous faut croire à la poésie. Car cette dernière n’est pas que récitations scolaires et citations édifiantes imprimées sur cartes postales. C’est d’abord un moyen de communication et de connaissance à nul autre égal. La poésie nous ouvre grand les yeux, nous habitue à l’étonnement. Dans le régime du langage courant, la poésie fait exception et sa lecture a des bienfaits reconnus. Elle nous pousse à donner du temps au temps, à quitter la surface pour rejoindre la profondeur. Et ça, c’est très précieux à l’ère de Twitter et d’Instagram ! Davantage que le journaliste et le raconteur d’histoires, le poète est un artisan de la parole qui souvent nous offre sa vision et ses rêves d’un monde autrement différent. À notre époque où la question du bouleversement climatique se révèle dans toute son ampleur, où les humains de la Terre transformés en consommateurs frénétiques courent après le « toujours plus » (toujours plus de produits, plus d’ego, plus de bruits !), n’est-il pas temps de faire silence, de creuser en soi pour retrouver du sens et de l’espérance ? Justement le recours à la poésie permet d’inverser la tendance en affirmant que la Terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la Terre. C’est l’homme qui va retourner dans le giron terrestre, quelle que soit la masse de sa fortune confiée à un spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore. Dès mon premier recueil de poésie, Les nomades, mes frères, vont boire à la Grande Ourse, j’ai tenté de suivre le chemin de liberté et de courage que mes ancêtres nomades de la Corne de l’Afrique ont tracé depuis des siècles. De m’inspirer de leur vie plus naturelle et frugale sans s’abîmer pour autant dans la nostalgie. Si la poésie est parfaitement inutile selon les critères de la Bourse, elle redonne aux mots usés de tous les jours leur éclat d’avant et, partant, leur force magique. À cette aune, nul ne peut plus s’engager dans un « paradis fiscal » sans essuyer le courroux de la nature – le nôtre. »

Abdourahman A. Waberi est le poète aux semelles d’horizons…

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvres, Poésie : Les Nomades, mes frères, vont boire à la Grande Ourse (Éditions Pierron, 2000), Mon nom est aube (Vents d’ailleurs, 2016). Romans, nouvelles : Le Pays sans ombre (Le Serpent à plumes, 1994), Cahier nomade (Le Serpent à plumes, 1996), L’Œil nomade : voyage à travers le pays Djibouti (L’Harmattan, 1997), Balbala (Le Serpent à plumes, 1998), Moisson de crânes (Le Serpent à plumes, 2000), Rift, routes, rails (Gallimard, 2001), Transit (Gallimard, 2003), Aux États-Unis d’Afrique (Lattès, 2006), Passage des larmes (Lattès, 2009), La Divine Chanson (Zulma, 2015), Pourquoi tu danses quand tu marches ? (Lattès, 2019). Essai : Dictionnaire enjoué des cultures africaines, avec Alain Mabanckou (Fayard, 2019).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54