Aimé CESAIRE

Aimé CESAIRE



Aimé Césaire ne fut pas qu’un symbole ou un mythe, mais surtout, un homme-hyène, un homme-panthère, un homme-juif, un homme totem, frère de l’homme-de-Harlem-qui ne vote pas, de l’homme-famine, de l’homme-insulte, de l’homme-torture. Le poète est décédé à l’âge de quatre-vingt quatorze ans, le jeudi 17 avril, à Fort-de-France, ville dont il fut le maire pendant cinquante-six ans, de 1945 à 2001. Les autorités françaises, totalement silencieuses et absentes lors de la disparition et des obsèques de Léopold Sédar Senghor et de Jacques Rabemananjara, n’ont cette fois pas raté l’évènement, accordant au poète (qui a toujours refusé les honneurs), des obsèques nationales, célébrées le 20 avril 2008.

Chantre de la Négritude (qui affirme haut et fort la grandeur de l’histoire et de la civilisation noire face au monde occidental qui les avait jusque là dévalorisées ; qui refuse l’existence d’une essence noire mais entend faire de l’identité nègre et de l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, une source de fierté), avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Guyanais Léon-Gontran Damas ; l’auteur du Cahier d'un retour au pays natal a consacré son existence à la poésie, qu’il ne concevait pas seulement comme un genre littéraire, mais comme l’expression la plus totale de la vie, étant, depuis les années 1930, de tous les combats contre le colonialisme et le racisme. Encore en 2005 Césaire avait refusé de rencontrer Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, lors d’un voyage prévu puis annulé par ce dernier, aux Antilles, en raison de la « loi française du 23 février 2005 », sur « les aspects positifs de la colonisation qu'il faudrait évoquer dans les programmes scolaires » ; loi dont Césaire dénonça le cynisme et l’esprit scandaleux. Deux ans plus tard, en 2007, Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, du haut d’une tribune à Dakar, à quelques encablures de l’île de Gorée, sembla vouloir légitimer le colonialisme en affirmant : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. » Nous sommes loin des combats et de la dignité humaine d’un Césaire, qui est probablement l'homme qui a dressé le réquisitoire le plus pertinent, le plus juste et le plus complet contre le colonialisme et son « œuvre positive ». En ce sens, son Discours sur le colonialisme, mérite d’être découvert et redécouvert, car il ne cesse de pointer des faits encore d’actualités.

Aimé Césaire est né le 26 juin 1913, au sein d’une famille nombreuse de Basse-Pointe, commune du Nord-Est de la Martinique, bordée par l’océan Atlantique dont la « lèche hystérique » viendra plus tard rythmer ses poèmes. Le père est un petit fonctionnaire. La mère est couturière. Aimé Césaire, élève brillant du Lycée Schoelcher de Fort-de-France, poursuit ses études secondaires en tant que boursier du Gouvernement Français, au Lycée Louis Le Grand, à Paris. C’est dans les couloirs de ce grand lycée Parisien que, dès son arrivée, il rencontre Léopold Sédar Senghor, son aîné de quelques années qui le prend sous son aile protectrice. Au contact des jeunes Africains étudiants à Paris, Aimé Césaire et son ami Guyanais Léon Gontran Damas, qu’il connaît depuis le Lycée Schoelcher, découvrent progressivement une part refoulée de l’identité martiniquaise, la composante africaine dont il prenne progressivement conscience, au fur et à mesure qu’émerge une consciente forte de la situation coloniale.

En septembre 1934, Césaire fonde avec d’autres étudiants Antillo-Guyanais et Africains (Léon Gontran Damas, les Sénégalais Léopold Sédar Senghor et Birago Diop), le journal l’Etudiant noir. C’est dans les pages de cette revue, qu’apparaîtra pour la première fois le terme de « Négritude ». Ce concept, forgé par Aimé Césaire en réaction à l’oppression culturelle du système colonial français, vise à rejeter d’une part le projet français d’assimilation culturelle et d’autre part la dévalorisation de l’Afrique et de sa culture, des références que le jeune auteur et ses camarades mettent à l’honneur. Construit contre le projet colonial français, le projet de la Négritude est plus culturel que politique. Il s’agit, au-delà d’une vision partisane et raciale du monde, d’un humanisme actif et concret, à destination de tous les opprimés de la planète. Césaire déclare en effet : « Je suis de la race de ceux qu’on opprime ».

Admis à l’Ecole Normale Supérieure en 1935, Césaire commence en 1936 la rédaction de son chef d’œuvre, le Cahier d’un Retour au Pays Natal. Marié en 1937 à une étudiante martiniquaise, Suzanne Roussi, Aimé Césaire, agrégé de lettres, rentre en Martinique en 1939, pour enseigner, tout comme son épouse, au Lycée Schoelcher. En réaction contre le statu quo culturel martiniquais, le couple Césaire, épaulé par René Ménil et Aristide Maugée, fonde en 1941 la revue Tropiques, dont le projet est la ré-appropriation par les Martiniquais de leur patrimoine culturel. La Seconde Guerre mondiale se traduit pour la Martinique par un blocus qui coupe l’approvisionnement de l’île par la France. En plus d’une situation économique très difficile, l’Envoyé du Gouvernement de Vichy, l’Amiral Robert, instaure un régime répressif, dont la censure vise directement la revue Tropiques. Celle-ci paraîtra, avec difficulté, jusqu’en 1943. La guerre marque aussi le passage en Martinique d’André Breton. Le fondateur du surréalisme découvre avec stupéfaction la poésie de Césaire et le rencontre en 1941. En 1944, Breton rédigera la préface des Armes Miraculeuses, livre le plus surréaliste de Césaire. Invité à Port-au-Prince par le docteur Mabille, attaché culturel de l’Ambassade de France, Aimé Césaire passera six mois en Haïti, donnant une série de conférences dont le retentissement sur les milieux intellectuels haïtiens est formidable. Ce séjour haïtien aura une forte empreinte sur l’œuvre d’Aimé Césaire, qui écrira un essai historique sur Toussaint Louverture et consacrera une pièce de théâtre au roi Christophe, héros de l’indépendance.

Alors que son engagement littéraire et culturel constituent le centre de sa vie. Aimé Césaire est happé par la politique dès son retour en Martinique. Pressé par les élites communistes, à la recherche d’une figure incarnant le renouveau politique après les années sombres de l’Amiral Robert, Césaire est élu Maire de Fort-de-France, la capitale de la Martinique, en 1945, à 32 ans. L’année suivante, il est élu Député de la Martinique à l’Assemblée Nationale. Le Député Césaire sera, en 1946, le rapporteur de la Loi faisant des colonies de Guadeloupe, Guyane Française, Martinique et la Réunion, des Départements Français. Ce changement de statut correspond à une demande forte du corps social, souhaitant accéder aux moyens d’une promotion sociale et économique. Conscient du rôle de la départementalisation comme réparation des dégâts de la colonisation. Aimé Césaire est tout aussi conscient du danger d’aliénation culturelle qui menace les Martiniquais. La préservation et le développement de la culture martiniquaise seront dès lors ses priorités. Partageant sa vie entre Fort-de-France et Paris. Césaire participe à la fondation, à Paris, de la revue Présence Africaine, aux côtés du Sénégalais Alioune Diop et des Guadeloupéens Paul Niger et Guy Tirolien. Cette revue deviendra ensuite une maison d’édition.

En 1950, c’est dans la revue Présence Africaine que sera publié Le Discours sur le colonialisme, charge virulente et analyse implacable de l’idéologie colonialiste européenne, que Césaire compare avec audace au nazisme, auquel l’Europe vient d’échapper. Les grands penseurs et hommes politiques français sont convoqués dans ce texte par l’auteur qui met à nu les origines du racisme et du colonialisme européen. Peu enclin au compromis, Aimé Césaire, révolté par la position du Parti Communiste Français face à l’invasion soviétique de la Hongrie en 1956, publie une Lettre à Maurice Thorez (Présence Africaine, 1956) pour expliquer les raisons de son départ du Parti. En mars 1958, il crée le Parti Progressiste Martiniquais (PPM), qui a pour ambition d’instaurer un « type de communisme martiniquais plus résolu et plus responsable dans la pensée et dans l’action ». Le mot d’ordre d’autonomie de la Martinique est situé au cœur du discours du PPM.

Parallèlement à une activité politique continue (il conservera son mandat de Député pendant 48 ans, et sera Maire de Fort-de-France pendant 56 ans), Aimé Césaire continue son œuvre littéraire. Pour Césaire, la poésie, n’est autre que la plongée dans la vérité de l’être : « La poésie est cette démarche qui par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour, m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde. » Quant au poète, il n’est autre que : « Cet être très vieux et très jeune, très complexe et très simple, qui reçoit dans le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs, le mot de passe de la connivence et de la puissance. » Les riches images forgées au couteau, recueil après recueil,  par le manche de l’onirisme et par la lame du réel, culminent à foison chez Césaire : Je forge la membrane vitelline qui me sépare de moi-même, - Je forge les grandes eaux qui me ceinturent de sang. Son langage est l’un des plus riches de l’histoire de la poésie française : ô lances de nos corps de vin pur - vers la femme d’eau passée de l’autre côté d’elle-même - aux sylves des nèfles amollies - daviers des lymphes mères. A partir de 1956, il s’oriente vers le théâtre. Avec Et les chiens se taisaient, il explore les drames de la lutte de décolonisation autour du programme du Rebelle, esclave qui tue son maître puis tombe victime de la trahison. La tragédie du Roi Chistophe (1963), qui connaît un grand succès dans les capitales européennes, est l’occasion pour lui de revenir à l’expérience haïtienne, en mettant en scène les contradiction et les impasses auxquelles sont confrontés les pays décolonisés et leurs dirigeants. Une saison au Congo (1966) met en scène la tragédie de Patrice Lumumba, père de l’indépendance du Congo Belge. Une tempête (1969), inspiré de Shakespeare, explose les catégories de l’identité raciale et les schémas de l’aliénation coloniale. Pensant à l’origine situer l’action de cette adaptation de Shakespeare aux Etats-Unis, il choisit finalement les Antilles, gardant tout de même le projet de refléter l’expérience noire aux Amériques.

La vie de Césaire fut intense. Elle est le reflet d’un combat permanent pour la défense et la reconnaissance de la culture de son peuple et de tous les hommes opprimés et Patrick Chamoiseau a raison d’écrire qu’il y a « une pauvreté à vouloir définir ce géant, par le seul contexte historique de sa lutte contre le colonialisme, son chant des valeurs noires, ou dans l’absurdité universitaire des catégories « post-coloniales ». C’est comme si on tentait de réduire René Char à la résistance contre le nazisme, ou Claudel à une exaltation mystique, ou Glissant à l’antillanité. Si ce combat (dont Césaire est l'un des beaux emblèmes) contre le racisme, pour l'Afrique, contre l’esprit colonial, est encore à mener aujourd'hui, on s'aperçoit très vite, en ouvrant au hasard n’importe quel texte césairien, que ce qui est à l’œuvre là, et qui transcende le contexte du rebelle, c'est bien une confrontation majestueuse à la masse du langage; c’est bien l’interrogation résolue du mystère poétique; c'est bien le reflet d'une conscience étonnante, étonnée, confrontée au miracle de sa propre émergence au fond d'une île à sucre; c'est bien une intensité poétique rare qui transcende les impossibles de son époque et ses propres impossibles. C’est bien cette plongée dans le drame de son peuple, qui inspire Césaire, et qui, par conséquent, l’unifie, canalise ses énergies, décuple son dynamisme. Mais aussi son insertion de poète engagé dans une lutte sans merci pour la reconnaissance de la dignité de l’homme. Voilà ce qui a projeté la poésie d’un noir martiniquais aux plus hauts témoignages de l’humanisme universel : Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, - un pauvre type torturé, en qui je ne sois - assassiné et humilié. »

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

A lire :

Poésie

Œuvres complètes, 3 volumes (éd. Desormeaux, Fort-de-France, 1976), La Poésie, oeuvre poétique complète (éd. du Seuil, 1994), Sept poèmes reniés suivi de La Voix de la Martinique, (David Alliot éditeur, 2010).

Théâtre

Et les chiens se taisaient (Présence africaine, 1958), La Tragédie du roi Christophe (Présence africaine, 1963), Une saison au Congo (Seuil, 1966), Une Tempête, d'après La Tempête de William Shakespeare : adaptation pour un théâtre nègre, (Seuil, 1969).

Essais

Esclavage et colonisation (Presses Universitaires de France, Paris, 1948. Réédition : Victor Schoelcher et l'abolition de l'esclavage, Éditions Le Capucin, 2004), Discours sur le colonialisme (éditions Réclame, 1950. Réédition éditions Présence africaine, 1955), Lettre à Maurice Thorez (Présence africaine, 1956), Toussaint Louverture, La révolution Française et le problème colonial (Présence africaine, 1962), Rencontre avec un nègre fondamental, Entretiens avec Patrice Louis (Arléa, 2004), Nègre je suis, nègre je resterai, Entretiens avec Françoise Vergès (Albin Michel, 2005).

 

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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