Alain BORNE

Alain BORNE



Alain Borne (1915-1962), c’est au premier abord un visage à la beauté tourmentée. L’homme est grand, mince et très brun. Il possède un regard noir, profond comme un abîme, un beau visage de faïence, un sourire haut perché d’ironie et de tendresse. De la personne d’Alain Borne, tous les témoignages convergent en ce sens, émane une grâce qui impose le respect, intrigue et fascine à la fois. Il n’a jamais été possible, tant pour ses interlocuteurs que pour ses proches, de parvenir réellement à percer l’énigme de ce grand ténébreux, avec lequel le poète et romancier Henri Rode se lie d’amitié durant l’Occupation, autour de la revue Confluences, et qu’il décrit comme étant : « Tout de velours brun, avec une lueur d’enjouement au coin de l’œil, quand un détail l’amusait dans la conversation. Mais son aura de romantique tenait bon. S’il donnait l’impression d’être descendu par erreur sur notre planète, son léger recul ne cessait pas d’être humain. Mais aussi, Borne ne manquait pas d’humour ». La riche correspondance aller/retour, inédite, entre Alain Borne et Henri Rode est conservée dans les archives des HSE. C’est d’ailleurs Henri Rode, qui, en 1943, écrit La mesure d’Alain Borne (in revue Résurrection), qui est le premier article important sur le poète. De par son amitié avec Henri Rode, Borne sera donc amené à se lier d’amitié et à collaborer avec Les Hommes sans Epaules. Il publie ainsi de son vivant dans la première série de la revue Les Hommes sans Epaules, puis de manière posthume dans les deux séries suivantes. C’est à son ami Paul Vincensini, également proche de Borne, que Jean Breton confie en 1972, la rédaction du « numéro spécial Alain Borne » de sa revue Poésie 1 (n°25, 1972) ; un numéro qui, tirée à 50.000 exemplaires, fait référence. C’est ainsi, que deux ans plus tard, en 1974, avec l’appui de Jean Breton, Paul Vincensini put publier un Alain Borne, sur l’invitation de Pierre Seghers, dans la célèbre collection Poètes d’aujourd’hui ; l’année même ou Jean Breton fit paraître un livre inédit de Borne : Complaintes (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1974). Notre cher Guy Chambelland ne fut pas en reste en publiant un « numéro spécial Alain Borne » (Le Pont de l’Epée n°29, 1965), puis deux recueils inédits absolument majeurs : Vive la Mort (1969) et Le Plus Doux Poignard (1971). C’est dire si nos liens sont intenses avec ce poète magnifique, qu’était, est, et demeure, notre « grand solitaire », dont la vie fut simple et sans histoire. Son attachement à la terre de son enfance, de même qu’à l’amitié, la beauté et la vérité, fut constant. Durant l’Occupation, Alain Borne collabore notamment aux revues Confluences et Poésie 40, et s’affirme comme l’un des meilleurs poètes de sa génération. A la Libération, malgré les invitations, la reconnaissance croissante de son œuvre, il contourne Paris et demeure dans sa ville de Montélimar, ou il exerce la profession d’avocat. Le 21 décembre 1962, Alain Borne se rend à Avignon où il doit plaider, lorsque soudain, à Lapalud, à environ une cinquantaine de kilomètres au nord de la cité des papes, son automobile heurte de plein fouet l’arrière d’un camion. Le poète est tué sur le coup.

Jusqu’à son dernier souffle, Alain Borne, qui a enthousiasmé trois générations d’Hommes sans Epaules, restera, à l’image de Gérard de Nerval, le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le Prince d’Aquitaine à la tour abolie, avec cette volonté de vouloir vivre, malgré une lecture sans illusion de l’homme. L’un des plus grands poètes de l’amour, de toute l’histoire de la poésie contemporaine.

La femme médiatrice, la femme à la fois vitre et miroir face au monde, « voilà le grand thème commun à tous les poètes de l’amour », nous dit Alain Borne, qui fut pleinement, et à l’égal des plus grands, un poète de l’amour avant tout. Pierre Seghers l’a écrit et personne ne saurait le nier. Borne ajoute : « On pense, on dit, on répète que se vouer à chanter l’amour, c’est se vouer à la fadeur, à la répétition, à l’ennui. Les amoureux de l’amour savent bien que l’amour ce n’est jamais la même chose. » L’amour est bien le thème essentiel de l’œuvre, avec la mort : « L’amour, la vie, la mort. Rien en dehors de cela…. Le décor de la vie passe, les modes passent tant de vêture que d’organisation sociale ou d’autre que de pensée. Une chose demeure : la naissance, la vie, la mort, le destin entier de l’homme nu. Rien de l’homme ne doit échapper à notre intérêt, moins que tout, ce permanent de sa peau, des aspirations et des joies de sa peau et des épiphénomènes qui se greffent sur ces mouvements », écrit Borne, chez qui, Eros et Thanatos s’éloignent rarement l’un de l’autre. Leur combat, leur imbrication sont quasi permanents. 

Juger imparable pour lutter contre la solitude et le néant, l’amour est l’objet d’une quête sensuelle et passionnée : Te dévêtir - aller vers encore plus de lumière et de brûlure - alors que tu m’aveugle déjà - et que tout de moi se calcine. Alors seulement, le poète se sent vivre et peut combler son vide existentiel : Que nous cherchions un seul cours - à nos deux sangs - que nous rêvions - que nous dormions l’un dans l’autre - Tout est infirme-il n’y a rien. - Pourtant je t’aime - je veux dire que je brûle - et seulement de toi - je veux dire qu’il faudrait que la mort nous devienne ensemble. Car la femme supprime l’angoisse du néant, et régénère l’homme, comme elle abolit les distances, le temps, la misère existentielle. La femme est la source de toute vie. Elle est la vie : S’il fallait que je raconte notre histoire - je dirais que d’amour en amour - je suis venu à toi comme on traverse un gué - vers la rive capitale. De l’enfant à l’homme, de la sève au sang, de l’attente au rêve, de l’absence à l’amour, de la naissance à la mort, c’est bien la femme qui domine cette œuvre à la manière d’un soleil, tour à tour rouge et noir : Je ne veux plus de ce poème – ni du mensonge de mon rêve – mais le pain de vos lèvres – mais le vin de vos yeux – mais l’air de votre souffle.

Chez Borne, l’amour coïncide avec la naissance du jour, du monde et de la vie. L’amour est l’encre du poème. Les yeux de la femme aimée permettent de voir et de transcender la mort, vers une éternité qui se passe de Dieu, dans la passion et la ferveur. Car Borne a rompu avec le Dieu de la religion, le Dieu de son enfance, de son éducation, le Dieu menteur et usurpateur qui, après avoir laissé le Christ se faire assassiner, nous voue à l’abattoir. Dieu est désacralisé et le poète accuse : J’ai jeté Dieu miroir menteur. Le Dieu de Borne est un Dieu personnel qui lui est propre. C’est l’amour qui est élevé au plus haut des préoccupations. Mais la femme est elle-même mortelle et ne peut donner la vie éternelle, le bonheur absolu. Elle n’est en définitive qu’un grand songe cruel : cette caricature d’un corps féminin – qui t’impose sa boucherie.

On pourrait peut-être tenter de distinguer quatre périodes dans la poésie d’Alain Borne ; laquelle, chantant l’amour, n’en dénonce pas moins l’injuste sort fait à l’homme. Ces quatre périodes pourraient  correspondre également aux quatre saisons. L’hiver tout d’abord, avec Cicatrices des songes et Neige et 20 poèmes (« Je sais, écrit Henri Rode à Borne,  la veille de la Noël 1941, ce que vous avez découvert dans la neige ; c’est un manteau que vous tendez sur la laideur, et vous souffrez dès qu’un os en jaillit. Immédiatement, votre tourment s’amplifie ; il y a la réalité que vous enfouissez désespérément sous la neige comme je l’enfouis sous ma palette »). Ce sont les poèmes de la quête où l’amour est rêvé, la mort encore lointaine. Puis, le printemps, avec notamment L’Eau fine ou Poèmes à Lislei, et surtout l’été, avec le pic de l’œuvre qu’est Terre de l’été ; au sein duquel le poète a atteint sa pleine maturité, à travers ces poèmes de l’amour réalisé et de la femme atteinte, et ce, avant que l’automne ne pourrisse avec ses feuilles, que l’Amour brûle le circuit, que les fêtes soient fanées et que soit écrite La Dernière ligne. Après la guerre (dénoncée dans Contre-feu), la solitude, le désarroi, la perte de l’enfance, la fuite du temps, l’amour est rêvé ; après les poèmes enfiévrés de La Nuit me parle de toi ; après avoir tant espéré en l’amour qui le déçoit, le poète fait l’aveu que tout amour est désormais achevé. Il écrit les poèmes du recueil Indociles : Notre repos est tout au bas de la rose - dans le terreau des racines. Ainsi celui qui écrivait contre la mort, comme on écrit contre un mur, accepte son sort. Le poète accepte la mort et s’y résigne puisqu’il n’y a plus rien pour faire obstacle. Tout devient dérisoire : Saurais-je un jour pourquoi, c’est en tellement de mots, que je n’ai rien dit ? interroge le poète, avant de poursuivre : C’est du fond de la mort que je vous écris - Mon front tombe sur la page blanche - et la souille de souffrance. - Le vide - est le seul battant de ma cloche. - Le temps vient où sans le fondre - même votre visage traversera le gel de mes yeux.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Sous le titre générique de « Alain Borne 2015, le long poète à la tête penchée », la ville de Montélimar célèbre, de mars à septembre 2015, le centenaire de la naissance du poète, qui a vécu quarante ans à Montélimar ; presque toute sa vie. La ville de Montélimar détient les droits moraux et patrimoniaux sur l’œuvre d’Alain Borne et a reçu en donation les archives du poète, qui sont conservées à la Médiathèque Maurice Pic.

Site internet dédié : www.alainborne.fr

Œuvres d’Alain Borne


Poésie :

Cicatrices de songes (Éditions Jean Digot, collection Les feuillets  de l’îlot, 1939).
Neige et 20 poèmes (Éditions Seghers, 1941).
Contre-feu (Éditions de la Bacconnière, 1942.
Seuils (Éditions Les Cahiers de l’école de Rochefort, 1943).
Brefs (Éditions Confluences, 1944).
Terre de l’Été (Éditions Robert Laffont, 1945. Réédition Éditions  Éditinter, 2001).
Regardez mes mains vides (Éditions les Bibliophiles alésiens,  1945. Réédition Le Cerf Volant n°186, 2002).
Poèmes à Lislei (Éditions Pierre Seghers, 1946. Réédition  Éditions Éditinter, 2001).
L’eau fine (Éditions Gallimard, 1947. Réédition Éditions  Éditinter, 2002).
Opus 10 (Éditions Pierre-Albert Benoît, 1950. Réédition Encres Vagabondes n°24, 2001).
Orties (Éditions Armand Henneuse, 1953).
En une seule injure (Éditions Rougerie, 1953. Réédition Éditions  Éditinter, 2002).
Demain la nuit sera parfaite (Éditions Rougerie, 1954).
Treize (Éditions Pierre-Albert Benoît, 1956. Réédition,  Fondencre, 2008).
Adresses au vent, bilingue italien-français, (Éditions Capitoli, 1957).
Encore (Éditions Rougerie, 1959. Réédition Atelier du Hanneton,  2002).
Encres (Éditions le Club du poème, 1960. Réédition 1969).
L’amour brûle le circuit (Éditions le Club du poème, 1962. Réédition Le Cri d’os n°37/38, 2002).
La dernière ligne (Éditions le Club du poème, 1963. Réédition Le Cri d’os n°37/38, 2002).
La Nuit me parle de toi (Éditions Rougerie, 1964. Réédition,  trident neuf, 2006).
Les Fêtes sont fanées suivi de La dernière ligne (Éditions Club du  poème, 1965).
Vive la mort (Éditions Chambelland, 1969. Réédition Le Pont de  l’Epée, 1982).
Indociles (Éditions le Club du poème, 1971. Réédition,  Fondencre, 2008).
Le plus doux poignard (Éditions Chambelland, 1971. Réédition  Le Pont de l’Epée, 1982. L’arachnoïde, 2012).
Complaintes (Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1974).
Œuvres poétiques complètes, deux volumes, (Éditions Curandera,  1980 et 1981).
Seul avec la beauté, anthologie de poèmes inédits, (éditions Voix  d’encre, 1992).
L’amour, la vie, la mort, anthologie de poèmes inédits, (éditions  Voix d’encre, 1994).
Un brasier de mots, poèmes inédits, (éditions Voix d’encre, 2001).
Poèmes d’amour, anthologie, (le cherche midi éditeur, 2003).

Prose :

Célébration du hareng (Éditions Robert Morel, 1964. Réédition  Poésie/Première n°22, 2002).
Le Facteur Cheval (Éditions Robert Morel, 1969. Réédition Curandera, 1993. Les éditions du Palais idéal, 2007).
Quatre témoignages sur Lucien Becker (éditions Voix d’encre,  1995).
La marquise sortit à 5 heures, nouvelles, (éditions Voix d’encre,  2000).
L’iris marchait de son odeur, proses et poèmes inédits, (éditions  Voix d’encre, 2014).

A consulter :

Numéro spécial Alain Borne (revue Le Pont de l’Epée n°29,  1965).
Numéro spécial Alain Borne (revue Poésie 1, n°25, 1972).
Paul Vincensini, Alain Borne (collection Poètes d’aujourd’hui,
éditions Seghers, 1974).
Numéro spécial Alain Borne (revue Sud n°56/57, 1985).

Max Alhau, Alain Blanc : Alain Borne (Voix d'encre, 2015).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




Dossier : ILARIE VORONCA, le centenaire de l'ombre : 1903-2003 n° 16

Numéro Spécial GUY CHAMBELLAND POETE DE L'EMOTION n° 21

Dossier : ALAIN BORNE, C'est contre la mort que j'écris ! n° 39