Alexandre VOISARD

Alexandre VOISARD



Son univers lié à la terre, à la nature et à l’origine : « J’habite un pays maternel. J’y vis, j’y dors, j’y mange, j’y remue comme dans le ventre d’une mère… Il y a entre mon pays et moi des liens obscurs que les années ne parviennent ni à rompre ni à éclairer. Complicité incestueuse du chantre et du blason, de l’orage et du poète, ou encore de l’amante et de son parfum. Ce sont les grains de sable d’une histoire que l’eau disperse et réunit à nouveau selon les saisons. Je vais, je viens dans ce voluptueux désordre d’humeurs et de désirs. » Cette origine, c’est bien sûr le Jura, où Alexandre Voisard naît le 14 septembre 1930, à Porrentruy, aujourd’hui, la deuxième commune du canton du Jura par sa population. Porrentruy se situe au centre de l’Ajoie (région du nord-ouest de la Suisse, canton du Jura, district de Porrentruy), à l’intersection des routes Delémont – Belfort – Bâle – Besançon. Les rapports familiaux (cinq frères et sœurs) sont tendus et complexes, notamment avec le père, qui est instituteur : « Ma mère était très catholique et mon père, un croyant avec la distance qu’un radical, au nom de la laïcité, peut avoir vis-à-vis de la religion… On était appelés à une réconciliation totale, on n’a fait qu’une partie du chemin, on n’a pas soldé nos comptes, je ne suis pas tout à fait en paix. Il me reste une dette non effacée, le problème, c’est que je ne sais pas qui est redevable de cette dette. »

Sa jeunesse, qu’Alexandre a superbement racontée dans Le Mot musique ou l’Enfance d’un poète (2004), est tumultueuse, chaotique. Une première fugue à six ans donne le la : « Je voulais être maquisard. J’avais un pote qui avait assez mauvaise réputation pour me plaire, il m’a vendu un colt, contre des munitions militaires chez mon officier de père. J’ai appris plus tard que ce drôle de copain avait été tué lors d’un hold-up. »

Adolescent frondeur, révolté, Alexandre Voisard est placé dans une famille austère, maltraitante, puis dans une école disciplinaire, un purgatoire dont il tente de s’évader en vain : « Je faisais problème partout où je passais. » En 1950, Alexandre Voisard s’installe à Genève, où il rejoint un ami comédien : « Je faisais un peu de théâtre, un peu de conservatoire. Mais il n’y avait que deux théâtres pour tout Genève. Comme, en plus, je n’étais ni ponctuel, ni assidu, j’ai tiré la langue, c’est peu dire. J’ai au moins appris que, gagner sa vie, quand on n’est pas armé, c’est difficile. »

Aucun métier ne l’intéresse : « Je veux devenir poète, c’est tout. J’entre à la poste, à contrecœur, pour me réconcilier avec mes parents, mais sans perdre mes aspirations. » Il revient au pays : « J’ai encore un peu glandé, puis j’ai fait un diplôme de commerce en cours d’emploi. Le seul diplôme que j’aie eu. » C’est à cette époque qu’il publie ses premiers livres de poèmes, Écrit sur un mur (1954), Vert Paradis (1955), livres de l’enfance et de l’adolescence : à peine vécues, elles reviennent hanter la poésie. Les premiers livres d’Alexandre Voisard sont ceux d’une nostalgie qui amplifie le temps et l’espace perdus. Celle de Voisard ne quittera pas le domaine de sa poésie. Vient ensuite, Chronique du guet (1961).

La poésie est perçue d’emblée comme une manière de vivre, un rapport au réel, la quête perpétuelle d’une compréhension du monde : « C’est quand le poème s’incarne qu’il commence à trouver sa vérité, quand on est amoureux par exemple : alors les mots se libèrent, s’associent, se crispent, le poème prend sens. » Il voulait être poète et rien d’autre : « Si je n’avais pas eu cette ressource, ma vie aurait sans doute viré à la catastrophe. » Dans son autobiographie, Alexandre Voisard raconte ses relations complexes à son père, entre conflit et admiration, et ses « crasses » de garçon rebelle et remuant : « Mais la poésie était là comme une exigence intime, insistante, une compagne qui ne m’a jamais quitté. J’éprouve un autre sentiment très profond aujourd’hui : si j’ai douté parfois de ce que je faisais, jamais je n’ai douté de ce que j’avais à faire, ni de l’effort et de l’engagement que la voie poétique exigeait. La ligne était tracée, je n’ai pas dévié, même si j’ai fait des faux pas. »

Voisard s’essaie à différents métiers sans enthousiasme, puis il fait la rencontre de Thérèse Laval (une Franc-Comtoise qui lui donnera cinq enfants) en 1956 : « Elle servait à l’Auberge d’Ajoie, elle découvrait la vie elle aussi. Je l’ai demandée en mariage très vite. Elle a réfléchi un peu. On s’est mariés dans l’année. Et on a eu nos enfants très tôt. » Le couple reprend la librairie Le Jura, à Porrentruy : « C’est un métier plus pénible qu’on le croit, on a eu des difficultés financières, ça a fait long feu, on a perdu de l’argent, avec cinq enfants sur le dos… »

Dans les années 1970, une rencontre s’avère décisive : celle de Bertil Galland, éditeur audacieux qui va contribuer à faire émerger toute une génération de poètes et d’écrivains romands. Autour de lui, se constitue bientôt un solide groupe : Alexandre Voisard, donc, mais aussi Maurice Chappaz (« Je me suis construit à travers des amitiés très fécondes. Chappaz est devenu un ami indispensable, intimement proche »), Jacques Chessex, Nicolas Bouvier ou Jean-Pierre Monnier : « Il régnait une émulation passionnante. Nous avons beaucoup écrit, beaucoup partagé et commenté nos textes. Certains nous prenaient pour un clan douteux ». Voisard fait aussi la rencontre importante de René Char, qu’un libraire de Neuchâtel lui a fait découvrir : « La première fois que je lui ai rendu visite en Provence, j’étais venu avec toute ma famille, nos cinq enfants. » Les découvertes de René Char, mais aussi des surréalistes et des poètes de la Résistance, sont alors primordiales. C’est qu’Alexandre Voisard est lui-même entré en résistance avec la Question jurassienne, qui, en Suisse, est liée au conflit entre le peuple jurassien et le Canton de Berne. Cette Question se manifesta par de nombreux événements conflictuels tant culturels, religieux et sociaux. Les historiens font généralement remonter la forme actuelle de la Question jurassienne à 1947.

Petit rappel : Après la chute de Napoléon 1er, le Congrès de Vienne en 1815, redessine la carte de l’Europe. Des territoires entiers, après d’âpres marchandages, passent d’une puissance à l’autre. La Suisse y est impliquée par le grand Canton de Berne à qui on prend des pans entiers de baillages, qui seront compensés par l’octroi de la Principauté épiscopale de Bâle, qui exerçait le pouvoir temporel sur les territoires situés entre le sud de l’Alsace et le lac de Bienne jouxtant le canton de Berne. De langue et de culture allemande, celui-ci n’a jamais été accepté. Ce coup de force sans consultation a entraîné la révolte du peuple en question, qui s’est montré irrédentiste avec passion et parfois violence, jusqu’à un plébiscite qui, en 1974, reconnaissait l’autodétermination du Peuple jurassien.

Membre du Rassemblement jurassien depuis 1947, Alexandre Voisard est l’un des hérauts de la cause et du combat pour l’indépendance : « On disait, dans nos années fiévreuses, que le combat jurassien n’était pas une affaire intellectuelle, qu’il était politique par fatalité mais que c’était d’abord une question de tripes. » L’engagement de Voisard est total, mais avant d’être politique, il est poétique, ce dont témoigne, en 1967, son quatrième livre de poèmes : Liberté à l’aube, dont, sur l’instigation du poète Maurice Chappaz (également auteur de la préface du recueil) et de l’éditeur Bertil Galland, Voisard lit l’un des poèmes les plus fameux, « Ode au pays qui ne veut pas mourir », lors de la Fête du peuple de Delémont : Argile, mon pays d’argile, / Mon pays de moissons et de tourments (...) Mon pays voué aux serments, aux paroles brûlantes, / Mon pays traversé du sang des éclairs, / Rouge d’impatience, blanc de courroux... Le peuple jurassien s’enflamme aussitôt et reprend les vers du poète. L’« Ode au pays qui ne veut pas mourir », devient l’hymne de l’indépendance ; et Liberté à l’aube, le recueil emblématique de la résistance, de la lutte pour un Jura libre : « De la foule compacte, fervente, émue, sourd un immense murmure qui est une houle puissante emportant loin le poème. J’en suis le premier stupéfié, bouleversé », témoigne Alexandre Voisard dans Le Poète coupé en deux (2012).

Et c’est ainsi qu’Alexandre Voisard devint le poète légendaire, le poète porte-parole de la lutte du Jura pour son indépendance : « Mais le poème est une question très intime, je ne m’adressais pas à une foule quand je l’écrivais, nuance-t-il. Il est arrivé au bon moment. » Le Canton du Jura, Alexandre Voisard en devient le premier délégué culturel, puis un député (parti socialiste) de 1979 à 1983 : « Je me suis engagé passionnément, momentanément. Je pensais que c’était aussi le rôle d’un poète de faire son travail de citoyen. Cette expérience m’a appris à regarder au-delà de mon jardin. Plus tard, grâce à mon travail au Comité directeur de Pro Helvetia, j’ai vu la Suisse allemande de l’intérieur : nous vivons vraiment dans des mondes séparés. »

Mais le fonctionnaire ne dispose pas de la même liberté que l’artiste. Le poète et le politicien s’accordent difficilement : « Je ne m’étais jamais fait d’illusion dans les rapports de pouvoir, il y a forcément des marchandages, des arrangements qui sont fatals aux uns et même, parfois, aux autres. Les États ont épisodiquement des gestes vers la culture, en général chichement comptés. La culture a besoin de la politique, mais je ne suis pas certain que la politique ait compris qu’elle avait besoin de la culture. Même s’il y a d’honorables exceptions. »

Comme il n’était pas question pour Voisard de devenir une caricature de lui-même, un « poète politique » et pas même une icône de « poète de l’amour » ou de « poète de la nature », il poursuivit et ses combats et son œuvre : « J’étais engagé en qualité de citoyen, d’abord. Ensuite est venu se greffer le souffle poétique : « Le poète doit être le citoyen le plus utile de sa tribu », disait Mallarmé. Je subissais des pressions, mais je n’avais pas envie de devenir le poète officiel que l’on aurait voulu faire de moi. Pour moi tout ça n’était qu’un épisode, j’avais besoin d’aller au-delà. C’est à partir de là que j’ai écrit de la prose, que j’ai cassé les formes poétiques. J’ai eu besoin de cette rupture, qui a été remarquée par certains, regrettée par d’autres. C’est paradoxal que la tentation institutionnelle m’ait forcé à sortir de mes gonds. Beaucoup de Jurassiens n’ont pas compris cet écart littéraire, mais j’avais besoin de dire, d’écrire des choses plus intimes. La Question jurassienne fait partie de mon histoire, mais, à une époque, on m’a collé un drapeau dans le dos. Je l’assume, mais je ne veux pas être que ça. » Pour Alexandre Voisard, il n’y a pas de métier de poète, car le poète se réinvente à chaque poème : « Le poème dit ce qu’il dit. L’interprétation appartient à celui qui lit, et elle est toujours juste. La poésie est remise en question des certitudes, mise en danger, elle demande de l’humilité et du partage. » Le poète n’a pas les mêmes outils qu’un écrivain, dont le projet romanesque s’appuie sur une certaine structure. La poésie est démunie. Elle n’est pas dans la démonstration. Elle est au-delà : « J’écris pour ne pas mourir à moi-même. Je sais que si je n’avais pas eu la ressource de la poésie, si je ne m’étais pas nourri de mots, j’aurais été perdu à plusieurs reprises. C’est un constat définitif de ma vie. J’espère aussi que dans mes derniers instants sur cette terre, je serai au clair. Profondément en accord avec ce que j’ai fait, ce que je pense de moi et mon rapport aux autres. Et que je serai dans un état de sérénité. La vie, elle, continue au-delà de moi-même. Quand je parle de vie, je n’évoque pas la survie ou la soif d’immortalité, non. De même je ne me suis jamais préoccupé de l’au-delà. Je suis serein à ce sujet, je n’ai pas d’inquiétudes ni, a fortiori, d’angoisse. Je crois à l’harmonie des choses. J’ai toute confiance. Car tout me porte à croire à une transcendance. »

Après un bout de carrière politique puis culturelle, Alexandre Voisard s’est retiré en 1992, deux ans après son élection à l’Académie Mallarmé, en France, à Courtelevant (Territoire de Belfort, en Franche-Comté), dans une ancienne ferme, restaurée pierre par pierre et héritée par son épouse Thérèse.

Alexandre Voisard vit-il en exil ? Que l’on se rassure, Courtelevant n’est qu’à quatorze kilomètres du Jura et de Porrentruy. À Courtelevant, Alexandre Voisard, qui pratique également depuis plus de cinquante ans le dessin et l’aquarelle, se consacre à l’écriture, à son œuvre, qui compte à ce jour une quarantaine de volumes. Poète avant tout (Liberté à l’aube, La Claire Voyante, Les Rescapés, Toutes les vies vécues, Le Dire et le Faire, Une enfance de fond en comble…), Alexandre Voisard s’est également imposé comme un conteur subtil et ironique (Louve, Un train peut en cacher un autre, L’Année des treize lunes, Maîtres et valets entre deux orages…)

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

Œuvres d’Alexandre Voisard : L’Intégrale, aux éditions Bernard Campiche :

Poésie I (2006) : Écrit sur un mur (1954), Vert Paradis (1955), Préface aux testaments de l’ermite (1955), Chronique du guet (1961), Épars (1957-1960). 

Poésie II (2006) : Liberté à l’aube (1967), La Montagne humiliée (1978), Les Voleurs d’herbe (1978), Les Deux Versants de la solitude (1969), Feu pour feu (1965), Épars (1965-1971).

Poésie III (2006) : La Nuit en miettes (1975), La Claire Voyante (1981), Les Rescapés et autres poèmes (1984), Toutes les vies vécues (1989), Le Dire Le Faire (1991), Une enfance de fond en comble (1993), Le Repentir du peintre (1995).

Poésie IV (2006) : Le Déjeu (1997), Sauver sa trace (2000), Quelques fourmis sur la page (2001), Fables des orées et des rue (2003), Épars (1997-2000).

Prose I. Récits (2007) : Louve (1972), L’Année des treize lunes (1984), L’Adieu aux abeilles (2003).

Prose II. Opera buffa (2007) : Je ne sais pas si vous savez (1975), Un train peut en cacher un autre (1979), Maîtres et valets entre deux orages (1993), Coda (1994).

Carnets & Chroniques (2008) : Au rendez-vous des alluvions, carnets 1983-1998 (1999), Épars, Chroniques (dont Le Calepin d’un flâneur sylvestre) & Voisinages fertiles (1977-2005).

Autobiographie (2008) : Le Mot musique ou L’Enfance d’un poète (2004), Épars, Le pays, l’écriture (1972-2004), dont Façons d’autrefois.

Accrues (2011) : Acrrues, Carnets 1999-2008, Djoffe 2. Calepins sylvestre, Décritures, 2.

Chez d’autres éditeurs et œuvres récentes : De Cime et d'abîme (Seghers, 2007), Dans la fièvre du migrant (Le Miel de l'Ours, 2007), La Poésie en chemins de ronde (Empreintes, 2010), Autour de liberté à l'aube, Correspondance 1967-1972, Alexandre Voisard et Maurice Chappaz (Malvoisins, 2010), Le Poète coupé en deux (Campiche, 2012), Derrière la lampe (Empreintes, 2012), Oiseau de Hasard (Campiche, 2013), Les petites Heures de Jean la Paille suivi de l'Oracle des quatre jeudis (Empreintes, 2014).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel n° 44