Boris GAMALEYA

Boris GAMALEYA



Redisons-le d’emblée, Boris Gamaleya est, avec ses aînés Évariste Parny et Leconte de Lisle, le plus grand poète de cette île de l’océan Indien (et département d’outre-mer français depuis 1946), La Réunion. « Dès que je lis la poésie de Boris Gamaleya, je suis à La réunion. Peu de poèmes sont aussi géorgraphiquement justes que les siens », écrit Jacques Darras. L’île est située dans l’archipel des Mascareignes à 172 km de l’Île Maurice de Chazal, Masson, Maunick et à 679 km de la Madagascar de Rabearivelo et de Rabemananjara. C’est en 1642 que les Français prennent possession de l’île au nom du roi (Louis XIII) et la baptisent île Bourbon du (nom de la famille royale). En 1665 arrivent les vingt premiers colons. À partir de 1715, l’île connaît un important essor économique avec le développement de la culture et de l’exportation du café. Cette culture est à l’origine du développement considérable de l’esclavage dans la colonie. Le 19 mars 1793, pendant la Révolution, son nom devient île de La Réunion en hommage à la réunion des fédérés de Marseille et des gardes nationaux parisiens. L’abolition de l’esclavage votée par la Convention nationale le 4 février 1794 se heurte au refus de son application par La Réunion, comme par l’Isle de France (Île Maurice). Après les catastrophes climatiques de 1806-1807 (cyclones, inondations), la culture du café décline et est substituée à la culture de la canne à sucre, dont la demande métropolitaine augmente. Le 20 décembre 1848, l’abolition de l’esclavage est enfin proclamée. La seconde moitié du XIXe siècle voit la population réunionnaise évoluer. Si les premiers colons sont des Français ; à partir de l’essor de la culture du café (1718), le recours à l’esclavage s’intensifie et draine vers l’île Bourbon des flux considérables d’asservis venus essentiellement de Madagascar et d’Afrique orientale, mais également d’Inde, de Malaisie. Plus tard, des engagés indiens, tamouls, les rejoignent. Leurs descendants sont appelés Malbars[1]. L’immigration d’artisans et de commerçants, indiens musulmans, connus sous le nom de Zarab, ou chinois, date du XIXe siècle. À partir des années 1960, des Français viennent s’établir, en nombre croissant à La Réunion. Dans les années 1970, des Mahorais et Comoriens viennent à leur tour s’y établir. Aujourd’hui, la population de l’île (866. 506 habitants, en 2019) est particulièrement métissée ; une île qui culmine à 3.071 mètres avec son piton des Neiges. La Réunion présente un relief escarpé travaillé par une érosion très marquée. Son piton de la Fournaise, situé dans le Sud-Est, est un des volcans les plus actifs du monde. Ses poètes ne sont pas en reste. On connait Évariste de Parny (1753-1814), qui vécut à la même époque qu’André Chénier (1762-1794), mais sans y laisser sa tête contrairement à ce dernier ; Leconte de Lisle, l’auteur des Poèmes barbares (1862) et le chef de file du mouvement parnassien, auquel appartient également Léon Dierx, élu prince des poètes à la mort de Stéphane Mallarmé en 1898. Voici Boris Gamaleya.

Boris Gamaleya est né le 18 décembre 1930 à Saint-Louis (La Réunion). Son père, de vieille noblesse ukrainienne, s’est réfugié à La Réunion après la Révolution d’Octobre. Il y meurt lorsque son fils a un an. La destinée singulière du père est traitée par le fils dans son « roème » (roman poème) L’île du Tsarévitch (1998) : Petit frère, l’exil fait rutiler les coupoles de l’orthodoxie non pas au bout, mais au commencement de ce monde. L’exil les fait s’enfler des hymnes de ton enfance. Sa mère, réunionnaise, est de lointaine origine portugaise. L’enfant passe ses premières années à Makes (un village de montagne), puis à la Rivière-Saint-Louis auprès de ses grand-oncle et tante : « Là, il y avait la case créole, la cuisine créole, les chants, les chants des coqs entendus dans le lointain, les merles et d’autres volatiles ensorcelants de la forêt… Il y avait aussi le brouillard de Makes. De tous les épisodes de notre vie, le brouillard de Makes est resté inoubliable. Comme il était enchanteur ; c’était le voile de Grand-mère Kal. » Son adolescence est tourmentée et marquée par la découverte de Leconte de Lisle : « J’ai dévoré pratiquement tout. Son pessimisme faisait merveille en moi, « Et le néant final des êtres et des choses… », mon Dieu, comme je vivais ça ! Mais je me suis débarrassé de Leconte de Lisle quand je suis tombé sur Césaire, qui m’a nettoyé de Leconte de Lisle. Il est descendu comme une lave de volcan… Après Césaire, je me suis retrouvé dans les bras de Saint-John Perse, dans les années soixante. Saint-John Perse, c’était les grands orgues, les cathédrales, les grandes ruées, des chevauchées que l’histoire a lâchées dans les grandes plaines de l’Asie, etc. Après les trois grands, les superbes, les plus que loués, ma plus grande influence est la poésie russe. »

Suivent des études secondaires comme boursier au Lycée Leconte de Lisle à Saint-Denis de la Réunion - période de ses premiers écrits poétiques. Puis dès 1950, il entreprend des études supérieures dans l’hexagone (Avignon, Aix en Provence, Paris) jusqu’à l’obtention d’une licence de russe à la Sorbonne. Gamaleya publie ses premiers poèmes dans les journaux réunionnais. Dès son retour à La Réunion en 1955, Gamaleya enseigne le français dans différents collèges de l’île, milite pour le Parti communiste réunionnais et commence à se passionner pour la culture populaire : « Je me pose moi-même la question de savoir ce qui m’a emmené au communisme, aux « lendemains qui chantent », à cette philosophie de l’action dont le Marxisme est la boussole. Quelle est la part de mon père ? Quelle est la part de 1945 (c’est-à-dire, les figures de proue, le docteur Raymond Vergès et Léon de Lépervanche, les tribuns de l’époque de l’après-guerre). La Rivière Saint-Louis était une communauté de petits Blancs, mais c’était un peuple de révoltés, avec le sabre dans la main et la violence électorale… Mes rapports avec le P.C. ont toujours été difficiles. J’y ai adhéré à 20 ans, et j’ai voulu en connaître plus dans les livres que dans l’action. J’ai milité ma part d’engagement dans le Parti communiste français, mais j’aimais surtout ce qui était littérature, idéologie… Lycéen, j’étais fasciné par les réunions politiques. La tendance communiste l’a emporté. Je suivais, avec la contradiction qui m’habite… Très tôt, je suis à la recherche du contact mystique et direct avec Dieu. Je suis d’une nature plutôt mystique. »

Engagé dès 1959 auprès du Parti communiste réunionnais, Gamaleya connaît les rudes combats contre la fraude électorale marqués par une extrême violence qu’il rappellera dans son long poème-hommage à François Coupou[2] (La Mer et la Mémoire – Les Langues du magma, 1978) : Quel est cet homme – broyé - quel est cet homme – brisé - quel est cet homme roulé - à ce carrefour de l’histoire - crucifié d’ombres barbares. L’ordonnance dite Debré du 15 octobre 1960 (prise en pleine guerre d’Algérie 1954-1962), qualifiée de « scélérate » par Aimé Césaire, le renvoie Gamaleya (avec douze autres, dont son épouse Clélie) en France pour un exil de douze ans. Ce sont surtout des membres, des militants ou des proches du PCR, soupçonnés de prôner l’indépendance qui sont « invités » à quitter la Réunion par le préfet de l’époque Jean Perreau-Pradier. Cette ordonnance concerne également un Guyanais, trois Martiniquais (dont le poète Édouard Glissant) et neuf Guadeloupéens de l’autre côté de l’Atlantique. Cette ordonnance stipule que « les fonctionnaires de l’État et des établissements publics de l’État en service dans les DOM, dont le comportement est de nature à troubler l’ordre public, peuvent être, sur la proposition du préfet et sans autre formalité, rappelés d’office en métropole par le ministre dont ils dépendent, pour recevoir une nouvelle affectation ». Gamaleya réside alors à Romainville, cité Gagarine. Gervais Barret et Clélie Gamaleya créent en France en 1963 l’Union Générale des Travailleurs Réunionnais en France, l’UGTRF. Malgré cette pression, Michel Debré défend son ordonnance et déclare, le 30 novembre 1966 (in La Gazette de l'île de la Réunion) : « S’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à démissionner pour marquer leur désaccord. Je suis profondément respectueux de la liberté. Mais je ne sais pas quel est l'honneur des gens qui veulent à la fois être payés et cracher sur la main qui les paie. » L’ordonnance est abrogée le 10 octobre 1972 après sa condamnation par le Conseil d’État. Ce jour-là, Aimé Césaire déclare à la tribune de l’Assemblée nationale : « La vérité, c’est qu’on a profité de la guerre d’Algérie pour introduire une législation d’exception dans ces territoires d’exception qui sont peu à peu redevenus ce que le législateur d’autrefois, plus franc que celui d’aujourd’hui, appelait les vieilles colonies. » Une grève de la faim (fin 1972, début 1973), en sus de l’abrogation, permet aux fonctionnaires mutés par la force de retrouver leur île.

Gamaleya fait irruption dans la littérature réunionnaise en 1973 avec Vali pour une reine morte : je te salue - île incandescente – où – grésillent - la chair - et le bois - le vent élève vers nos faces - l'encens – d’une fumée pestilentielle. Ce livre, publié à compte d’auteur, s’avère fondateur (à l’instar du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, pour la Martinique), dans la littérature réunionnaise. Cette évocation incantatoire et épique de La Réunion, comme ancienne colonie de plantations marquée par le combat pour la liberté des Noirs marrons fuyant l’esclavage et trouvant refuge dans les sites les plus inaccessibles de l’île lyrique du poète, a été écrite à Romainville entre 1960 et 1972. Ce grand livre livre de poèmes, marqué par l’exil, se veut résistance et fait résonner le vali (instrument de la musique malgache) de douleur et de sang. Pour Serge Meitinger, de l’université de La Réunion, « cette épopée, qui embrasse avec vigueur et couleur le destin de cette île, qui fut une colonie de plantations, associe, en un même lyrisme, les splendeurs propres au relief altier d’une île géologiquement et historiquement jeune encore et le combat pour la liberté des Noirs marrons fuyant l’esclavage et trouvant refuge dans les sites les plus inaccessibles. » Le poète habite l’île aux flux océaniques et telluriques qui sont à la fois cosmogonie et volcanique genèse, naissance d’un monde ouvrant une carrière accidentée à l’humain, sans épargner (in La Mer et la mémoire, Les Langues du magma, 1978), la mentalité coloniale, dénoncée et combattue : tu es mon sang ma sainte face - cœur de cime où pulse la séquence du feu - soleil qui processionne au cuivre des karlons - agile communion de sagaies et d’étoiles. Mais, poursuit, Meitinger, « c’est bien sûr avec Le Volcan à l'envers ou Mme Desbassyns, le Diable et le Bondieu (1983), qui noue le mieux l’entreprise de Gamaleya et le monde du volcan : Enfin, il nous est donné de pouvoir être - tout cela. Une plaine de sable en surplomb - du Cratère. Le vent glacé. Ses voix de fond. - « Pahoé oé o Pahoé oé é ». Les mythes fondateurs de l’identité réunionnaise sont revisités dans le décor grandiose du volcan et de sa plaine des sables (résistance des grands marrons ; la légende de Grand-mère Kale, double de madame Desbassyns, la légende du volcan à l’envers). Les hiérarchies bouleversées et renversées sont dépassées pour créer une « synthèse ». Théâtre lyrique, dans la lignée langagière des tragédies d’Aimé Césaire, l’action plus symbolique que dramatique s’inspire d’une triple légende propre à l’imaginaire de l’île : celle, déjà mise en scène dans Vali, des Marrons réfugiés dans les hauts de l’île et y créant une sorte de royaume inversant les données et les valeurs du monde colonial des plantations ; celle de grand-mère Kale, conte destiné à effrayer les enfants, qui fait du volcan le repaire de la sorcière dont la figure est inspirée par Mme Desbassyns (grande dame du siècle dit des Lumières, restée « célèbre » pour ses mauvais traitements, sa sévérité excessive, et peut-être par la secrète jouissance, de ce qu’elle infligeait à ses esclaves) ; celle qui voudrait que, sous le volcan, les maîtres esclavagistes se retrouvent esclaves à leur tour, soumis, pour expier, au sort peu enviable qu'ils réservaient eux-mêmes à leurs Noirs (c’est bien sûr le sort réservé à Mme Desbassyns). »

Gamaleya enseigne à la Réunion jusqu’en 1985, cinq ans après avoir rompu avec le Parti communiste : « Je ne suis pas réaliste du tout. Je rêve. Mon passage comme militant dans un parti, c’était le fiasco. Le pouvoir n’aime pas sentir la poéticité dans le militantisme. Rimbaud disait que la poésie devait être de l’avant… Je me suis retiré en 1980 du Marxisme comme système de pensée. On dit que je suis rebelle, marron ou irresponsable ; ce sont plutôt eux qui ont raté l’histoire. J’ai peur que la Maison de la Civilisation ne permette aux élus et aux dirigeants de définir la culture que les intellectuels appliquent. Je dis Non ! au dirigisme culturel et Oui ! à tous les souffles, à tous les vents d’esprit. » Le poète (qui s’installe avec Clélie à la Plaine des Palmistes en 1990 à flanc de rempart), étend désormais sa géopoétique au monde entier en commençant par l’Indianocéanie d’où proviennent les ancestralités réunionnaises, à la recherche d’un absolu en symbiose avec son environnement culturel pluriel et approfondit son expérience d’une « cosmopoétique » originale rattachée aux entreprises spirituelles universelles: présocratique, chrétienne, soufie, hindoue, chinoise, japonaise, comme l’écrit son ami Patrick Quillier. Lady Sterne au Grand Sud (1995) exalte ainsi la femme-oiseau, femme-île-nature, qui élève un mythe austral loin des ténèbres : Je ferai de toi une présence autre. Je ne sais plus peut-être comme les choses me dissoudre et te retrouver ailleurs. Alors pour dire notre vérité profonde — avant de te suivre là où tu es — pardonne cette re-création. Toujours à La Réunion, Gamaleya est très actif dans les revues, ainsi dans la revue qu’il a fondée en 1974, Bardzour (Aurore), qui publie des contes de tradition orale et des chroniques sur le créole réunionnais. Boris Gamaleya poursuit l’objectif d’un bilinguisme créole/français actif, pour « former un Réunionnais libre et responsable ». Boris Gamaleya s’engage sur le front de la politique culturelle : « La culture est ce front de pratique sociale dont la base est un peuple, peuple de la culture de la nuit… Peuple des changements à venir… Nous voulons voir surgir cette île du possible, Morgabine du 3e millénaire, beau royaume de l’utopie concrète… Chronique d’une civilisation de miel vert à imaginer…. La culture réunionnaise est encore en guerre. On est en plein combat…pour Vive not koman nilé et not kisanilé… dans une histoire de bruit et de fureur… dans une île d’un tel gâchis qu’elle est comme à refaire de fond en comble. »

« J’aime le paysage de la Plaine-des-Palmistes, mais le propre du poète et d’aller plus loin que ces paysages. » Pour se rapprocher de ses enfants (Ariane, Nadia, Serge, Tatiana et Ketty), Boris Gamaleya vit ensuite, à compter de 2012, à Barbizon (Seine-et-Marne) avec son épouse Clélie, qui fut professeure de français et de langues anciennes (auteur de Filles d’Héva, trois siècles de la vie des femmes à la Réunion, Océan Éditions, 1984) et d’un roman autobiographique, L’Île Oubliée, Océan Éditions, 2001) : « Je n’ai plus de France à combattre. J’aime bien la France, la transfigurer depuis que je la regarde comme il faut. Mais je n’aimais pas la France quand j’y étais ; je la détestais. Je souffrais mille martyres quand j’étais en France, c’était affreux, épouvantable. Je parle de la France vivante, réelle, charnelle ; celle des obligations. La banlieue, en particulier. La langue française que j’entendais, ô que c’était loin de ma créolité ! » Boris Gamaleya est décédé à Fontainebleau le 30 juin 2019, à l’âge de 88 ans. Les cendres du poète réunionnais ont rejoint l’île en septembre 2021.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire : La Mer et la mémoire - les langues du magma (AGM, 1978), Le Volcan à l’envers ou Madame Desbassyns, le Diable et le Bondieu, théâtre (ASPRED, 1983), Vali pour une reine morte (Graphica, 1986), Le Fanjan des pensées ou Zanaar parmi les coqs (AGM, 1987), Piton la nuit (Éditions du Tramail/ILA, 1992), Lady Sterne au Grand Sud (Azalées Éditions, 1995), L’Île du Tsarévitch, roman (Océan Éditions, 1997), L’Arche du comte Orphée ou Les Ailes du Naufrage (Azalées Éditions, 2004), Jets d’aile, Vent des origines (Jean-Michel Place, 2005), Lièv i sava bal, zistoir kréol, Illustrations de Fabrice Urbatro (Tikouti, 2007), Le Bal des hippocampes (Éditions de l’Amandier, 2012), L’Entrée en météore (Océan Éditions, 2012), Terrain letchi ou Piton Gora (AKFG Éditions, 2016).

À consulter : Dossier Boris Gamaleya (revue Phoenix n°5, 2012).

Site : http://borisgamaleya.re/biographie/


[1] On connaît le fameux poème de Charles Baudelaire, « À une Malabaraise », écrit en 1840.

[2] 1958, à La Réunion. Le jeudi 29 mai, le Comité de Défense des libertés républicaines appelle à un « meeting contre le fascisme », pour protester contre le soulèvement des factieux d’Alger, le 13 mai. Les cordons de CRS déployés agressent à coups de crosse et de matraques des travailleurs qui rentrent chez eux, à la fin du meeting. François Coupou, 63 ans, a le crâne fracturé par un coup de crosse et tombe pour ne plus se relever.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Edouard J. MAUNICK, le poète ensoleillé vif n° 53