Christopher OKIGBO

Christopher OKIGBO



Christopher Okigbo, l’un des plus grands poètes africains du XXe siècle, avec Léopold Sédar Senghor et Tchicaya U Tam’si, est né en 1932 à Ojoto (village de l’Est du Nigeria). Il est élevé dans la foi catholique et fréquente, à partir de 1945, le prestigieux lycée colonial d’Umuahia. Membre de l’ethnie Igbo, son grand-père était prêtre de la déesse fluviale Idoto, sa mère, commerçante a adopté le catholicisme à son mariage et son père enseigne dans les écoles de missionnaires chrétiens (les deux principales religions du Nigéria sont le christianisme et l’islam, réparties à part presque égales de la population totale. Le nord du pays est à majorité musulmane tandis que le sud est à majorité chrétienne).

Christopher Okigbo s’oriente ensuite vers les lettres classiques (Université d’Ibadan, où sont alors formés les femmes et hommes appelés à jouer un rôle important dans la société nigériane) et fréquente les cercles intellectuels de l’University College. C’est l’époque où il dévore aussi bien les œuvres de Federico Garcia Lorca, que celles de Stéphane Mallarmé ou encore les poètes modernistes T. S. Eliot et Ezra Pound, tout autant que Tagore et toutes les littératures du monde. Okigbo sera accusé d’écrire une poésie « obscure », « incompréhensible », trop « moderniste », destinée aux seuls poètes, « pas assez africaine ». Il affirmera en retour que, « plus que le sens, ce qui lui importe est l’expérience du poème. » Mais l’Afrique est bien là, présente dans son œuvre et dès les premiers mots de Labyrinthes, avec le retour du fils prodigue à la rivière/divinité Idoto. Les deux parties de Silences, sont inspirées par les crises politiques qui déchirent l’Ouest du Nigeria en 1962 et la mort de Patrice Lumumba ; la deuxième, « Lamentation des tambours », par l’incarcération de l’homme politique yoruba Obafemi Awolowo : Palinure, seul dans une prison brûlante, tu tiendras – La mer morte éveillée avec un chant nocturne. Okigbo se lie d’amitié avec les deux autres grandes figures de la littérature nigériane : Chinua Achebe, l’auteur, en 1958, du roman Tout s’effondre (éd. Actes Sud, 1993), qui raconte la vie précoloniale dans le sud-est du Nigeria et l’arrivée des Britanniques à la fin du XIXe siècle. Ce livre est considéré comme un chef d’œuvre du roman africain moderne en anglais ; acclamé par la critique mondiale ; et bien sûr, l’incontournable Wole Soyinka (futur prix Nobel de littérature en 1986).

Poète, mélomane (il est pianiste et clarinettiste de jazz), sportif et diplômé (licence de lettres classiques en 1956), Okigbo travaille brièvement pour la Compagnie nigériane des tabacs, devient secrétaire du ministre de l’Information, ce qui l’amène à voyager aux États-Unis, au Canada et en Angleterre. En 1958, il devient directeur adjoint de l’école élémentaire de Fiditi (à l’ouest du pays) où il enseigne le grec et le latin, avant de se consacrer plus pleinement à la poésie : « J’ai éprouvé le désir de me connaitre mieux moi-même. » Le poète nigérian est très marqué par la religion igbo, le christianisme et son enfance. Ses influences sont autant littéraires que musicales. Il dira avoir écrit les poèmes de Porte du ciel « sous le charme des compositeurs impressionnistes Debussy, César Franck, Ravel ».

En 1960, lorsque le Nigeria (colonisé par le Royaume Uni depuis 1886 et créé en 1914 à partir de deux de ses protectorats) obtient son indépendance ; Christopher Okigbo regagne la région Est, à Nsukka et devient bibliothécaire de la première université autonome qui vient d’ouvrir. Il amorce son parcours poétique, qui va laisser une empreinte indélébile dans le monde littéraire nigérian. À Nsukka, Okigbo achève l’écriture, en 1962, de Porte du ciel et de Limites. Le premier recueil, écrit sa traductrice (en français) Christiane Fioupou, met en scène le retour du fils prodigue à la rivière Idoto, jetant aussi un regard critique et parfois amusé sur ses initiateurs (les prêtres catholiques porteurs d’une religion contraignante niant toute sensualité : vie sans péché, sans – vie ; qui acceptée, - va droit dans la descente – droit sur l’orthocentre – esquivant les décisions. Puis, Okigbo est muté à la bibliothèque de l’université à Enugu, toujours dans l’Est. Il démissionne de ce poste pour devenir directeur de Cambridge University Press pour l’Afrique de l’Ouest, en 1962. Membre du club littéraire Mbari, ainsi que des comités de rédaction des revues littéraires Black Orpheus et Transition, et co-fondateur de la maison d’édition Citadel Press ; Okigbo publie Porte du ciel dans la revue Black Orpheus d’Ibadan et Limites de la sirène dans le magazine Transition, en Ouganda. Il épouse, en 1963, Judith Sefi Attah (première femme à être diplômée de l’université), dont il a une fille en 1964. Deux ans plus tard, en 1966 ; Okigbo obtient le prix Langston Hughes de poésie africaine, au Festival mondial des Arts nègres de Dakar ; prix qu’il refuse en dénonçant l’absurdité de la dénomination « poète nègre ou noir », considérant que l’art ne doit pas être jugé selon des critères raciaux. Christopher Okigbo refuse toutes les étiquettes, y compris celle de la négritude.

Au Nigéria, la situation s’envenime. Les Britanniques ont laissé derrière eux une paix fragile. La tuerie est imminente, en raison de tensions internes. Le troisième recueil d’Okigbo, Silences, est marqué par ce climat de haine et de violence généralisée : Comment dit-on NON en plein tonnerre… Cette OMBRE de charogne nous incite – et en rythmes silencieux – Nous exhorte ; rassemble la remige cassée – cachée de notre aile, - Sur ce cri angoissé de Moloch : - Quels pas de fonte dégringolant dans la vallée – le tout forgé en tonnerre de tanks ! – Et ces détonateurs se carambolant avec voilées de flammèches – dans cette danse de jubilation des lucioles. Largement christianisés et alphabétisés par les missionnaires, les Igbos ont été favorisés par l’administration britannique pour diviser le pays et mieux asseoir sa domination. La plupart des mines de charbon et des réserves de pétrole du pays sont situées à l’est du delta du Niger, où vit la majorité des Igbos. Lors des élections de 1965, l’Alliance nationale nigériane des Haoussas, alliée aux membres conservateurs yorubas, s’oppose à la Grande Alliance progressiste unie igbo, alliée aux membres progressistes yoruba. L’Alliance nationale nigériane remporte la victoire avec une écrasante majorité, entachée par des soupçons de fraude électorale. Des officiers igbos renversent le gouvernement le 15 janvier 1966. Une rébellion anti-igbos éclate dans le Nord et déclenche un exode massif vers la province de l’Est. Okigbo perçoit le drame en cours : A présent que le rire, cassé en deux, pendille palpitant entre les dents, - Rappelez-vous, ô danseurs, l’éclair par-delà la terre… - Une odeur de sang flotte déjà dans la brume-lavande de l’après-midi. – La sentence de mort se tient en embuscade le long des couloirs du pouvoir. Les massacres provoquent plus de 30.000 morts igbos. Le poète Okigbo écrit : Et une grande chose redoutable tire déjà ferme sur les câbles de l’air libre, - Une nébuleuse immense et incommensurable, une nuit d’eaux profondes – Un rêve de fer innommé et impubliable, un sentier de pierre.

Le 29 juillet 1966, un autre coup d’État instaure un gouvernement fédéral militaire. La junte, en majorité musulmane, place à la tête de l’État le général Yakubu Gowon, qui propose un nouveau découpage administratif qui prive les Igbos de la grande partie des ressources pétrolières. Le 30 mai, le gouverneur militaire Igbo, Odumegwu Emeka Ojukwu, proclame l’indépendance de la région, qui prend le nom de République du Biafra, avec Enugu pour capitale. L’armée biafraise compte alors environ 100.000 hommes. À partir de 1968, les deux armées maintiennent leurs positions et aucune ne parvient à progresser significativement. La population civile se déplace de camp en camp de réfugiés. Le blocus terrestre et maritime de la poche biafraise où sont coincés des millions de personnes sur quelques milliers de kilomètres carrés entraîne alors une terrible famine : un million de personnes meurent de faim, de soif et d’épidémies. La famine déclenche un élan humanitaire international. Avec un appui renforcé des Britanniques, les forces fédérales nigérianes lancent une offensive finale le 23 décembre 1969. Quatre offensives composées de 120.000 hommes au total ont raison des dernières positions biafraises. Au début du conflit, l’écrivain Wole Soyinka, inquiet de l’imminence des massacres, a tenté de passer au Biafra, afin d’inviter les parties à trouver une issue pacifique. Le gouvernement fédéral nigérian l’a arrêté et condamné à 25 mois en prison.

Et Christopher Okigbo ? Le poète a rejoint le front du Biafra pour défendre son peuple et son idéal de justice, de paix et d’humanité : Si je n’apprends pas à fermer ma bouche je finirai bientôt en enfer, - Moi, Okigbo, crieur public, en même temps que ma cloche de fer.  On sait, qu’en août 1966, il a été chargé d’une mission secrète pour des achats d’armes en France et d’autres missions. Mais, en septembre de cette terrible année 1967, la radio locale a annoncé le décès du Major Christopher Okigbo au cours d’un combat à Nsukka. Son corps n’a jamais été retrouvé. Lorsque paraît, sous le titre de Labyrinths, son œuvre poétique en 1971 ; Christopher Okigbo est déjà mort depuis quatre ans, à l’âge de 39 ans, en 1967. Il faut attendre 2020 pour qu’une édition de ses poèmes paraisse en français : Labyrinthes.

Figure légendaire de la poésie africaine, personnalité charismatique, Christopher Okigbo est un cri de déchirement, une force irrépressible d’ascension. Au fondement de sa poésie, qui est toujours ouverture vers l’autre et non pas repli identitaire ; demeure la volonté de faire se rencontrer l’imaginaire et le sensible, le ciel et la terre, le sommeil et l’éveil, l’éphémère et l’éternel ; « accords de feuilles d’orange pressées entre les pages/pâleur d’années de lumière gardées entre les cuirs ».

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvres (en français) : Labyrinthes, traduit de l’anglais par Christiane Fioupou et préfacé par Chimamanda Ngozi Adichie (Collection Du monde entier, Gallimard, 2020.

 


[1] Le Nigéria se compose de 250 ethnies dont les trois principales sont les Haoussas, les plus nombreux, majoritairement musulmans et vivant au nord ; les Yorubas, musulmans et chrétiens vivant à l'ouest et au sud-ouest ; et les Igbos, majoritairement chrétiens et animistes, qui vivent au sud-est et détiennent la majorité des postes dans l'administration et les commerces.

[2] Avec plus de 219 millions d'habitants en 20212, le Nigeria est le pays le plus peuplé d'Afrique et le septième pays du monde par son nombre d'habitants. Le poids économique et démographique du Nigeria lui ont valu le surnom de « Géant d'Afrique ». Toutefois, malgré une production de pétrole importante et une économie diversifiée, le pays demeure relativement pauvre, notamment en raison d'une forte corruption.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54