Ernesto CARDENAL

Ernesto CARDENAL



ERNESTO CARDENAL, La Poésie, l’Évangile et la Révolution du Printemps Nicaragua

(Extraits)

par

Christophe DAUPHIN

 

Ernesto Cardenal est né dans une famille de propriétaires et commerçants aisés, en 1925, à Granada, au Nicaragua, pays où il vit une enfance heureuse, à León (la ville du grand poète national Rubén Darío, le chantre du modernisme ; l’auteur d’Azul). Le Nicaragua est alors déchiré par une guerre civile entre libéraux et conservateurs. À plusieurs reprises, les marines étatsuniens sont intervenus pour soutenir ces derniers.

En 1926, ce sont encore les États-Unis qui imposent un nouveau traité de paix aux deux camps ennemis.  Seul, parmi les chefs de l’armée libérale, Augusto Cesar Sandino refuse le diktat des yankees. Pour laver cette « trahison à la patrie », il prend la tête d’un soulèvement populaire et, les armes à la main, il lutte pendant six ans contre le pouvoir établi et l’occupant étatsunien.

En 1933, les marines finissent par se retirer, non sans avoir mis en place une « Garde nationale impartiale ». À sa tête, l’ambassadeur des États-Unis a nommé le général Anastasio Somoza García. L’année suivante, Augusto Cesar Sandino (1895-1934), « le général des hommes libres », comme le surnomma Henri Barbusse, figure historique de la guérilla du Nicaragua et du combat anti-impérialiste, est assassiné le 21 février 1934 sur ordre de Somoza García, qui prend le pouvoir et ordonne également le massacre des anciens guérilleros de Sandino et de leurs familles, avant de prendre le pouvoir en 1936.

Trois ans plus tard en 1937, à l’âge de douze ans, Ernesto Cardenal entre comme interne au collège des jésuites de Granada, au bord du lac Nicaragua, avant de poursuivre des études de philosophie et de littérature à l’Université Autonome de Mexico, puis à la Columbia University à New York. C’est à Mexico qu’il publie son premier livre de poèmes en 1946 : Ville inhabitée, puis, en 1947, Proclamation du Conquistador.

En 1954, de retour au Nicaragua, il participe à la Révolution d’Avril contre le dictateur Anastasio Somoza García. Car les drames causés par les manifestations de la nature, ne sont pas les seuls responsables de la pauvreté du pays. La dictature somoziste n’est pas le moindre de ses fléaux.

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Mais pour l’heure, en avril 54, la Révolution contre le despote Somoza García est un échec. Cardenal entre en clandestinité avant, en 1956, de prendre le chemin de l’exil. Le samedi 2 juin 1956, il est « terrassé » par une expérience mystique qui l’amène à rejoindre les trappistes du monastère de Notre-Dame de Gethsémani, au Kentucky (États-Unis), où il fait son noviciat sous la direction de Thomas Merton. Cardenas publie les poèmes de Heure O (1960), Gethsemany Ky (1960), Épigrammes (1961) et Psaumes (1964).

En 1965, Cardenal, est ordonné prêtre au Nicaragua, à Managua, et fonde en 1966 une société communale à Mancarrón, la plus grande des Îles de l’archipel de Solentiname... (..) À Mancarrón, Cardenal écrit son célèbre El Evangelio de Solentiname, qui se rattache à la Théologie de la Libération, vaste courant de la pensée théologique chrétienne, dont l’acte de naissance remonte à 1968 lors de la rencontre du CELAM (Conférence des évêques latino-américains) à Medellin, lorsque, son fondateur, le prêtre péruvien Gustavo Gutiérrez (né en 1928), évoque sa « théologie découlant de l’histoire et non l’inverse ».

En 1971, son livre Teología de la liberación, qui présente une nouvelle spiritualité fondée sur la solidarité avec les pauvres et qui exhorte l’Église à participer au changement des institutions sociales et économiques dans le but d’instaurer la justice sociale, est rapidement traduit en une vingtaine de langues. Ce courant emporte une large part de l’église d’Amérique latine dans son sillage, en suscitant de très vives réactions dans le monde catholique, car, accusé par le Vatican et la réaction religieuse officielle de « perversion de la chrétienté » et de « théologie des rues », mais également de « dérive idéologique marxiste dans le discours », et dans son recours à la lutte des classes comme grille de lecture des conflits sociopolitiques.

Le fait que de nombreux membres du clergé, à l’instar d’Ernesto Cardenal, se sont impliqués dans les luttes politiques (allant jusqu’à prendre les armes dans certains pays) a accru la méfiance des pouvoirs droitiers en place et du Vatican, toujours rangé historiquement et idéologiquement à leur côté. Prenant sa source dans une expérience d’indignation et d’engagement aux côtés des plus pauvres, la Théologie de la Libération rompt avec un catholicisme d’asservissement du peuple, à la solde des seuls nantis, et offre une réponse spécifique aux communautés opprimées : « La théologie de la Libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu », écrit Gustavo Gutiérrez. Elle repose sur la prise de conscience que les pauvres attendent une libération réelle et qu’il est vain de parler du Christ et du salut qu’il apporte si ce salut n'est pas immédiat. Le critère le plus précis de l’authenticité évangélique est donc la lutte contre la pauvreté. « La création d’une société juste et fraternelle est le salut des êtres humains, si par salut nous entendons le passage du moins humain au plus humain. On ne peut pas être chrétien aujourd’hui sans un engagement de libération », écrit encore Gustavo Gutiérrez. Face à l’immense écart entre riches et pauvres, la Théologie de la Libération place l’homme américain au centre de sa réflexion ; un homme engagé dans sa propre histoire et acteur de sa libération.

Cardenal écrit pour sa part (in La Révolution perdue) : « Le marxisme a tiré parti du christianisme. Marx croyait que le communisme délivrerait l’humanité de toute mythologie religieuse mais ce qui s’est produit au Nicaragua, c’est que le christianisme révolutionnaire a débarrassé le marxisme de sa mythologie religieuse. L’amour du prochain pratiqué dans le nouveau Nicaragua par la révolution a fait que de très nombreux chrétiens conséquents avec eux-mêmes ont été séduits par elle. Le mot Révolution était celui qu’on entendait plus au Nicaragua et ce n’était pas qu’un mot, c’était une réalité : un changement de mentalité, une transformation du pays et le début de l’avènement d’êtres nouveaux et d’une société nouvelle. »

En 1977, après que de nombreux jeunes de l’ile aient rejoint l’armée sandiniste, la Garde nationale somoziste dévaste brutalement la communauté. Cardenal est contraint de s’exiler au Costa-Rica et devient le porte-parole du Front Sandiniste en mission à travers l’Amérique latine.

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La victoire du peuple nicaraguayen le 19 juillet 1979 sur la dictature somoziste, acquise au terme d’une lutte armée de dix-huit ans menée par le Front Sandiniste de Libération Nationale, représente un immense espoir pour ce pays et pour tous les peuples opprimés d’Amérique latine. Mais cette victoire a été arrachée à un prix très élevé : 50.000 morts, 100.000 blessés, de nombreuses usines et infrastructures ont été détruites, les terres sont abandonnées et les caisses de l’État ont été vidées avant la fuite de Somoza et des hiérarques qui lui étaient affiliés. Le pays est en ruine.

Cardenal est nommé Ministre de la Culture dans le gouvernement sandiniste, dont son frère Fernando Cardenal, également prêtre catholique (dans l’ordre des jésuites), est Ministre de l’Éducation. Il intervient pour une « Révolution sans vengeance ».

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La situation est très tendue lors du voyage de Jean-Paul II au Nicaragua. Ce dernier réaffirme son hostilité à l’Église Populaire et à la Théologie de la Libération, lors de la messe du 4 mars 1983, durant laquelle il refuse de prier pour les jeunes assassinés par la Contra fasciste. Mais, c’est au début de ce voyage, que le monde entier put voir à la télévision l’incroyable scène où, sur la piste de l’aéroport de Managua, Jean-Paul II, les deux index tendus, accablant de remontrances un homme agenouillé devant lui : le poète et prêtre Ernesto Cardenal, qui a refusé de quitter son poste de Ministre de la Culture : « J’ai fait ce que dans ce cas j’avais prévu de faire : ôter en signe de respect mon couvre-chef, et m’agenouiller pour lui baiser l’anneau. Il ne me l’a pas permis, et levant le doigt comme un bâton, m’a dit sur un ton de reproche : « Vous devez régulariser votre situation ». Comme je n’ai pas rétorqué, il a répété à nouveau brusquement l’admonestation. Pendant ce temps toutes les télévisions du monde étaient braquées sur moi. » Le père Cardenal se verra par la suite interdire par le Vatican, l’exercice de son ministère sacerdotal. Car, comme l’écrit Augusto Zamora R. (in Jean Paul II : avec l’empire, contre l’Église des pauvres, 2005) : « Les évêques défenseurs de la Théologie de la Libération furent reclus dans des diocèses minuscules et exclus de fait de l’Église officielle, comme les évêques brésiliens Helder Camara et Pedro Casaldaliga. Le diocèse de Rio de Janeiro, en charge de Paulo Evaristo Arns, fut divisé en cinq. Et ainsi, environ cinq cents théologiens furent réprimés parce qu’ils défendirent une théologie qui situa Dieu aux côtés des opprimés. »

Aux prêtres de la Théologie de la Libération le pape polonais préférait indéniablement les troupes réactionnaires de l’Opus Dei et des Légionnaires du Christ, mais aussi, arguant qu’il s’agissait d’un complot contre l’Église, les pédophiles (son long soutien au cardinal autrichien Hans-Hermann Gröer ; ses affinités avec le fondateur de la Légion du Christ, le père Maciel, reconnu coupable d’abus sexuels sur des mineurs et des séminaristes). Ajoutons la complaisance envers les dictatures de droite assassines (sa bénédiction officielle à Pinochet alors même qu’on l’accusait de tortures… encore, en 1993, le pape envoyait au général Pinochet une lettre de félicitations à l’occasion de son anniversaire de mariage), les liens du Vatican avec la mafia et la mise sur pied d’un système bancaire parallèle pour financer les obsessions politiques de Jean-Paul II – la lutte contre le communisme, la persécution implacable des courants progressistes de l’Église, en particulier en Amérique latine, soit la subversive et rénovatrice Théologie de la Libération.

Ajoutons encore : l’intransigeance de Jean-Paul II sur le mariage, la sexualité, la famille, en décalage avec les évolutions sociétales, son refus du recours au préservatif alors que des millions de personnes en Afrique mouraient du Sida… Non, décidément, le Polonais n’a pas démérité pour le pire de l’histoire de la clique vaticanesque. Ernesto Cardenal ajoute : « En vérité ce qui déplaisait le plus au pape concernant la révolution au Nicaragua, c’est que celle-ci n’était pas contre l’Église. Il aurait préféré un régime comme la Pologne, qui était anticatholique dans un pays majoritairement catholique, et par conséquent impopulaire. Il était visiblement gêné par une révolution soutenue massivement par les chrétiens comme la nôtre, dans un pays chrétien, et par conséquent une révolution très populaire. Et pire encore pour lui, une révolution avec des prêtres ! »

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À quatre-vingt-douze ans, Ernesto Cardenal, le poète nicaraguayen à la barbe blanche et au béret basque, n’habite plus les îles Solentiname, mais Managua. Il n’a rien perdu de sa combativité. Sa poésie à la fois lyrique et épique lui ressemble, lui colle à la peau, avec son imagerie débordante de sève populaire. Son souci constant et de toujours ? Être comprise par toutes et tous ; en premier lieu par le peuple. Cette poésie n’ignore rien des grands thèmes : Dieu, le cosmos, la nature, la mort, l’amour, la révolution (contre les ténèbres), l’écologie (La libération n’était pas l’espérance des seuls humains. – Toute l’écologie gémissait. La révolution – est aussi celle des lacs, des fleuves, des arbres, des animaux). Ses images, ses métaphores sont à la portée de tous. « Je crois, nous dit le poète, qu’avant tout la poésie doit être vie, ce que l’on vit soi-même. Je pense aussi que dans notre monde, le Tiers monde, le poète ne peut rester indifférent aux problèmes de son peuple et, par conséquent, ne peut (et ne doit) refuser de s’engager politiquement et socialement. Dans le Premier monde, c’est différent. Je pense que, là, l’écrivain et l’artiste peuvent s’isoler complètement du domaine politique ou du domaine social, mais je me réjouis quand je découvre des personnes qui agissent différemment… La poésie doit être au service de l’homme. C’est pourquoi la poésie doit être politique. Pas de la propagande politique, de la poésie politique. »

Le poète Ernesto Cardenal, figure de la révolution sandiniste, apôtre de la théologie de la libération, ancien ministre de la culture nicaraguayen (1979-1987), plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, est est décédé dimanche 1er mars 2020, à Managua, à l'âge de 95 ans. « Il s’en est allé dans une paix absolue, il n’a pas souffert », a déclaré Luz Marina Acosta, sa collaboratrice depuis plus de quarante ans. Le prêtre, hospitalisé depuis le mercredi 26 février 2020, a succombé à un arrêt cardiaque. Trois jours de deuil national ont été décrétés dans le pays.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

  

Œuvres d’Ernesto Cardenal (en français) : Cri, Psaumes politiques (Le Cerf 1970. Réédition 1981), Amour, secret du monde (Le Cerf, 1972), Anthologie poétique (Le Cerf, 1974), Chrétiens du Nicaragua, l’Évangile en Révolution (Karthala, 1981), Hommage aux indiens d’Amérique (La Différence, 1989), Oraison pour Marilyn Monroe et autres poèmes (Le Temps des Cerises, 2000. Réédition, 2011), Épigrammes (BES Éditions, 2001), Vie perdue, Mémoires 1 (L’Harmattan, 2004), Les Îles étranges, Mémoires 2 (L’Harmattan, 2006), La Révolution perdue, Mémoires 3 (L’Harmattan, 2008), Poèmes de la Révolution (Le Temps des Cerises, 2011).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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