Gustave LE VAVASSEUR

Gustave LE VAVASSEUR



Charles Baudelaire & Gustave Le Vavasseur, ou l’art d’être « pompeusement et plus franchement Normand »

 

Avec les traits de caractère et les aspirations qui étaient les siennes, Charles Baudelaire était voué d’une certaine manière à rencontrer la Normandité. Son sens aigu et blessé du réel, son je hypertrophié, son état d’être vissé aux tripes comme la naissance et la mort, sont des plus forts et sincères. Il manquait cependant à Baudelaire tout un versant solaire et un grand renfort d’humour. Ce versant, il le trouve à travers deux Normands, comptant parmi ses plus proches et chers amis : Gustave Le Vavasseur et Auguste Poulet-Malassis. 

Le premier, Gustave Le Vavasseur, est né à Argentan, le 9 novembre 1819 (et mort le 9 septembre 1896). Fils d’un inspecteur de l’enregistrement, il poursuit ses études à la pension Levêque et Bailly, à Paris, en 1837, où il se lie d’amitié avec les poètes Ernest Parond, Dozon dit d’Argonne et surtout avec Charles Baudelaire, qui écrira plus tard : « Il y a bien des années que je n’ai vu Gustave Le Vavasseur, mais ma pensée se porte toujours avec jouissance vers l’époque où je le fréquentais assidûment. Je me souviens que, plus d’une fois, en pénétrant chez lui, le matin, je le surpris presque nu, se tenant dangereusement en équilibre sur un échafaudage de chaises. Il essayait de répéter les tours que nous avions vu accomplir la veille par des gens dont c’est la profession. Le poète m’avoua qu’il se sentait jaloux de tous les exploits de force et d’adresse, et qu’il avait quelquefois connu le bonheur de se prouver à lui-même qu’il n’était pas incapable d’en faire autant. Mais, après cet aveu, croyez bien que je ne trouvai pas du tout que le poète en fût ridicule ou diminué ; je l’aurais plutôt loué pour sa franchise et pour sa fidélité à sa propre nature ; d’ailleurs, je me souvins que beaucoup d’hommes, d’une nature aussi rare et élevée que la sienne, avaient éprouvé des jalousies semblables à l’égard du torero, du comédien et de tous ceux qui, faisant de leur personne une glorieuse pâture publique, soulèvent l’enthousiasme du cirque et du théâtre… »

C’est encore un Normand, qui nous raconte la suite de l’histoire, à sa manière. Remy de Gourmont écrit (in Épilogues Réflexions sur la vie. 1895-1898, Mercure de France, 1903) : « Levavasseur se lia d’amitié tendre avec Baudelaire, à la pension Bailly, sorte d’abbaye de Thélème, dont le prieur rédigea l’Univers jusqu’au temps de Veuillot. Ils collaborèrent au Corsaire, puis, après le voyage forcé de Baudelaire aux Indes, devinrent le noyau de la petite « École Normande », qui comprenait aussi un Picard et un Languedocien, Ernest Prarond et Jules Buisson. À cette époque (1843), Baudelaire était très gai, très causeur et très noctambule, récitait assez volontiers ses vers, – et déclamait tragiquement les Satires de Boileau. Baudelaire, Prarond et Le Vavasseur écrivirent encore ensemble au Corsaire-Satan, 1843-1846 ; ils étaient payés un sou et quelquefois six liards la ligne ; Gustave Le Vavasseur est le seul témoin d’un, des actes les plus singuliers et les plus inexplicables de la vie de Baudelaire : « Baudelaire prit part, comme insurgé, aux journées de juin 1848. Nous étions restés, Chennevières et moi, à la garde du Louvre... Nous sortîmes, allant à la découverte... Nous vîmes venir à nous deux personnages de différent aspect : l’un nerveux, excité, fébrile, agité ; l’autre calme, presque insouciant. C’était Baudelaire et Pierre Dupont... Je n’avais jamais vu Baudelaire en cet état. Il pérorait, déclamait, se vantait, se démenait pour courir au martyre... » On le calma et on le sauva. Ses mains sentaient la poudre. Singulière aberration que d’aller prendre parti – et activement ! – dans un conflit politique ! Jusqu’en 1851, Baudelaire, après cette fièvre, demeura infecté de socialisme, puis il guérit. Avait-il même été de bonne foi, lui qui écrivait en 1839, faisant allusion aux coquebins révolutionnaires, ces paroles sataniques et belles : « Quand on parle révolution pour de bon, on les épouvante. Vieilles rosières ! Moi, quand je consens à être républicain, je fais le mal, le sachant. Oui ! vive la Révolution ! toujours ! quand même ! Mais moi je ne suis pas dupe ! je n’ai jamais été dupe ! je dis : Vive la Révolution ! comme je dirais : Vive la Destruction ! vive l’Expiation ! vive le Châtiment ! vive la Mort ! Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines comme la v... dans les os. Nous sommes démocrates et syphilisés. » Oui, admirable Baudelaire, vrai grand écrivain… »

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Baudelaire, ami de Gustave Courbet, futur héros de la Commune, du chansonnier socialiste Pierre Dupont, alors partisan et admirateur de Fourier et de Proudhon (« L’homme qui NOUS est cher… Proudhon est un écrivain que l’Europe nous enviera toujours ») est présent avec ardeur et enthousiasme sur les barricades avec les révolutionnaires. Un témoin le décrit, carrefour de Buci, « porteur d’un beau fusil à deux coups et d’une superbe cartouchière de cuir jaune ». Il harangue la foule et lance cet étonnant cri de guerre : Allons fusiller le général Aupick ! » Baudelaire dans Les Tableaux Parisiens (in Les Fleurs du Mal, deuxième édition), dépeint Paris, mais aussi la détresse physique et moral des plus déshérités (..)

Baudelaire adhère à la Société Républicaine Centrale de Blanqui, et fonde avec ses amis Chamfleury et Toubin, le journal socialiste Le Salut Public, et poursuit ainsi son activité militante. Dans le second et dernier Salut public (orné d’une vignette de Courbet), Baudelaire (pour qui, dans la Révolution de 1789, « il y a eu un grand homme, le plus grand de cette époque. Et cet homme c’est Robespierre ! ») écrit : « Décidément la Révolution de 1848 sera plus grande que celle de 1789 ; d’ailleurs elle commence où l’autre a fini. VIVE LA RÉPUBLIQUE ! » Il n’en sera rien et Baudelaire s’éloigne de la politique.  Il écrira plus tard (in Mon cœur mis à nu) : « Mon ivresse en 1848. - De quelle nature était cette ivresse ? - Goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition. - Ivresse littéraire ; souvenir des lectures… Les horreurs de Juin. Folie du peuple et folie de la bourgeoisie. - Amour naturel du crime… Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os. Nous sommes démocratisés et syphilisés. » Puis : « Politique. - Je n’ai pas de convictions, comme l’entendent les gens de mon siècle, parce que je n’ai pas d’ambition ». Baudelaire rajoute (in Mon cœur mis à nu) : « Ce que je pense du vote et du droit d’élection. Des droits de l’homme… Il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré que l’aristocratique. Monarchie et république basées sur la démocratie sont également absurdes et faibles. »

Baudelaire dénoncera tout de même avec véhémence le coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte. Comme le souligne son biographe Claude Pichois, « Est-il excessif de suggérer que c’est le Romantisme que Baudelaire a aimé et admiré dans la Révolution ? »

Charles Baudelaire, poète incomparable, fin critique d’art et chroniqueur acide de son époque, chantre de la modernité et prophète de Wagner en France, l’auteur des Fleurs du Mal est tout cela à la fois, et bien plus encore. Un individu si singulier dans le Paris du XIXe siècle, qu’il fuit le monde mais écrit sans relâche des chroniques dans les journaux. Il idéalise la femme mais n’a jamais qu’une seule liaison durable, très compliquée, avec Jeanne Duval. Baudelaire est, en politique, révolutionnaire imbibée de fouriérisme et de proudhonnisme et un réac maistrien. Un poète moderne et un homme anti-moderne.

Et, si Charles Baudelaire a, au lendemain des événements de Juin 48, une vision pessimiste de la nature humaine, elle s’avérera être plus radicale dans les années suivantes à la lecture des écrits littéraires et philosophiques de Joseph de Maistre (découvert en 1851) et du grand poète Étatsunien Edgar Allan Poe (découvert en 1847 dans le journal fouriériste, La Démocratie pacifique), en qui Baudelaire trouve un véritable frère, une sorte de double, qui décrit les mêmes souffrances et les mêmes aspirations idéales que les siennes : « Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe ? Parce qu’il me ressemblait. ». Poe et de Joseph de Maistre, ses futurs maîtres à penser : « De Maistre et Poe m’ont appris à raisonner. »

Il faut dire que sur le registre maistrien, le poète romantique normand Le Vavasseur en connaissait un rayon. C’est lui, sans doute, le premier, qui a parlé de Joseph de Maistre à son ami Baudelaire. Contrairement à ce dernier, Le Vavasseur n’a jamais été républicain et encore moins socialiste. Fervents monarchistes et catholiques, ses parents l’ont élevé dans cette idée, qu’il a fait sienne, sa vie durant. Dans la foulée de sa disparition, en 1896, un livre hommage Gustave Le Vavasseur, l’homme et le poète, parait à l’enseigne de l’Imprimerie J. Gentil, à Verneuil-sur-Avre (Eure). Dans la préface, nous pouvons lire : « (..) Le Dieu de Le Vavasseur c’est le Dieu des chrétiens humbles de foi, c’est le Dieu de l’Évangile, des miracles et des merveilles. Le poète ne conçoit d’ailleurs pas de société bien organisée sans la suprématie de l’Église. C’est un théocrate. Et son concept philosophique est celui des Bonald et des de Maistre. Il réprouve, dans le fond de son cœur, le catholicisme libéral à tendances hérésiarques des Lacordaire, des Montalembert et des Falloux. Le Moyen-Âge, il le transfigure ; il admire les siècles monarchiques, l’Ancien régime. Il anathématise en bloc les principes de la révolution, cette pestiférée qui a coupé la tête du divin Chénier… »

Baudelaire et Le Vavasseur se perdent peu à peu de vue (l’éloignement géographique), mais ne se quittent pas, se rejoignent même dans leur admiration, pour Maistre. Et pourtant, loin l’image austère et/ou imbuvable du réac, que l’on pourrait se forger de lui, après avoir lu ces lignes, Gustave Le Vavasseur fut tout l’inverse et dans la vie et dans son œuvre, comme nous le dit Baudelaire : un être vigoureux, jovial, malicieux parfois, qui possède « ce cœur exquis tout trempé de rudesse délicate et forte, pleine de pudeur aussi ». Pendant près de cinquante années, Le Vavasseur produit une œuvre imposante.

En 1848, Le Vavasseur quitte Paris et regagne la Normandie pour ne plus la quitter. Il s’installe dans une petite maison de la Lande de Lougé, dans l’Orne, non loi d’Argentan, en plein bocage normand. Gustave Le Vavasseur devient maire de sa commune en septembre 1849, puis, successivement, conseiller d’arrondissement pour le canton de Briouze (1852-1870) et Conseiller général de l’Orne (1870). L’un de ses amis rapporte en 1896 : « Dans ces diverses fonctions, il se montra résolument, quoique avec sagesse, l’adversaire des institutions républicaines, sans néanmoins être un contempteur irréductible du présent. Il avait l’esprit trop large, le cœur trop grand pour comprendre les horizons fermés et circonscrire l’exquise courtoisie de ses relations, c’était un libéral et un  dans le sens le meilleur et le plus élevé de ces mots… » De son ermitage, poursuit un autre de ses amis, « le poète rayonnait sur le pays entier, inspirant et instruisant les sociétés d’archéologie, courant de banquet en banquet et dominant par l’âge et par le talent toute l’école de poésie bas-normande contemporaine ».

Et que nous dit encore Baudelaire de celui qui sera sa vie durant, son très cher ami ? Celui qui se déclara « Normand jusqu’à l’absurde » et que l’on surnomma le « Virgile Normand » ? Le Virgile du bocage, donc ! Gustave, Charles Baudelaire l’a en effet toujours énormément estimé et aimé en tant qu’homme et aussi en tant que poète. Il lui a d’ailleurs consacré quelques-unes des belles pages de son Art romantique (1869) : « Gustave Le Vavasseur a toujours aimé passionnément les tours de force. Une difficulté a pour lui toutes les séductions d’une nymphe. L’obstacle le ravit ; la pointe et le jeu de mots l’enivrent ; il n’y a pas de musique qui lui soit plus agréable que celle de la rime triplée, quadruplée, multipliée. Il est naïvement compliqué. Je n’ai jamais rencontré personne qui fût plus pompeusement et plus franchement Normand. Aussi Pierre Corneille, Brébeuf, Cyrano, lui inspirent plus de respect et de tendresse qu’à tout autre qui serait moins amateur du subtil, du contourné, de la pointe faisant résumé et éclatant comme une fleur pyrotechnique. Qu’on se figure, unies à ce goût candidement bizarre, une rare distinction de cœur et d’esprit et une instruction aussi solide qu’étendue, on pourra peut-être attraper la ressemblance de ce poète qui a passé parmi nous, et qui, depuis longtemps s’est réfugié dans son pays, apporte sans aucun doute dans ses nouvelles et graves fonctions le même zèle ardent et minutieux qu’il mettait jadis à élaborer ses brillantes strophes, d’une sonorité et d’un reflet si métallique. « Vire et les Virois », sont un petit chef-d’œuvre et le plus parfait échantillon de cet esprit précieux, rappelant les ruses compliquées de l’escrime, mais n’excluant pas, comme aucuns le pourraient croire, on le voit, la rêverie et le balancement de la mélodie. Car, il faut le répéter, Le Vavasseur est une intelligence très étendue, et, n’oublions pas ceci, un des plus délicats et des plus exercés causeurs que nous ayons connus, dans un temps et un pays où la causerie peut être comparée aux arts disparus. Toute bondissante qu’elle est, sa conversation n’est pas moins solide, nourrissante, suggestive, et la souplesse de son esprit, dont il peut être aussi fier que de celle de son corps, lui permet de tout comprendre, de tout apprécier, de tout sentir, même ce qui a l’air, à première vue, le plus éloigné de sa nature »... (..)

Christophe Dauphin

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Ouvres : Poésie complètes, 5 volumes (Alphonse Lemerre éditeur, 1888-1896), Œuvres choisies (Alphonse Lemerre éditeur, 1897).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes normands pour une falaise du cri n° 52