Hubert BOUZIGES

Hubert BOUZIGES



Hubert Bouziges (né à Alès, en 1929), homme du Sud, est poète, philosophe et juriste de formation. En parallèle d’une carrière d’inspecteur des impôts, il a toujours vécu avec la poésie pour laquelle il garde une passion intacte.

Condisciple de Jean Breton au lycée Saint-Joseph d’Avignon, après la Deuxième Guerre mondiale, Hubert Bouziges retrouve son ami au collège Ozanam, à Paris.

En 1953 en Avignon, avec le poète Jean Breton, il écrit un premier recueil, A même la terre et participe à la création de la revue Les Hommes sans Épaules, où se croiseront entre autres André Breton, Blaise Cendrars, Georges Bataille, René Char, Henry Miller, Jean Rousselot, Lucien Becker, Alain Borne, Henri Rode, Pierre Chabert, Jacques Réda, Patrice Cauda, Frédérick Tristan, Pierre Seghers et bien d'autres. Le projet fondateur de La Poésie pour vivre, courant poétique lancé et défendu par Les HSE, est alors livré dans un texte-manifeste de Jean Breton, Appel aux riverains qui demeurera la profession de foi de ses continuateurs : « La poésie ne saurait se définir par sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Loin d’être prisonnière de l’encre qu’elle emploie, la poésie embrasse les facultés les plus diverses qui sommeillaient en nous, met le feu aux poudres, et nous conduit, tôt ou tard, à ce chant de liberté et de justice qui patientait dans nos poumons… Nous voudrions réveiller le poète derrière sa poésie ! Nous voudrions ranimer sa conscience par friction. Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… »

Hubert Bouziges a par la suite collaboré par ses proses, poèmes et critiques à de nombreuses revues parmi lesquelles Le Cri d’os, Marginales, Le journal des poètes, Phréatique, Rimbaud revue et bien sûr Les Hommes sans Épaules, deuxième et troisième série.

Invité plusieurs fois à la Maison de la Poésie d’Avignon, il a créé et animé jusqu’en 2001 l’association poétique « L’Attitude » à Perpignan qui organisait des rencontres avec des poètes français.

César BIRENE

(Revue Les Hommes sans Épaules).

À lire : Mille Griffes une main (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1982), La Bure et la dérive (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1993), Haute-Caresse (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1996).



REFLEXION SUR LA POESIE : LE POEME « CRISTALLISATION D’UNE NEBULEUSE »

par Hubert BOUZIGES


 Pourquoi le poème Cristallisation d’une nébuleuse ? La nébuleuse est un objet céleste composé de gaz et de poussières qui participe à la formation des étoiles. Par extension et dans notre propos, le poème est formé en amont de particules fines et hétéroclites – la nébuleuse – que l’on définira et qui se cristallisent en aval dans une formulation écrite. La formation du diamant pourrait également illustrer notre titre. En effet, il se formerait dans l’atmosphère de Jupiter et de Saturne, planètes massives, à partir de métane atmosphérique. L’astrophysique nous fournit la matière à un développement sur la poésie où la terre et le ciel se rejoignent. VICTOR HUGO a magnifiquement illustré cette jonction dans son poème « Booz endormi » extrait de La Légende des siècles : « Ruth se demandait, - Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles, - Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été - Avait, en s’en allant, négligemment jeté - Cette faucille d’or dans le champ des étoiles ».

I - APPROCHE DE LA POESIE

Comme préambule, pour nous mettre en connexion avec la poésie, voici: « Les corbeaux » d’ARTHUR RIMBAUD chanté par LEO FERRE : Dans ce poème, ARTHUR RIMBAUD, originaire des Ardennes, région dévastée par la guerre franco-prussienne, nous dresse un tableau noir des lieux dans une sublime création : La Poésie ! sujet complexe ! Dans un premier temps, nous nous préoccuperons de son sens pour déboucher ensuite sur la « Nébuleuse » qu’elle est et sa cristallisation dans le poème. La poésie c’est le domaine de l’insaisissable. Ses accès ne sont pas linéaires, ses approches sont furtives. Elle ne veut pas être encerclée. La poésie n’a pas de parti non plus que de parti-pris. Si elle en avait ce serait un avatar. Si certains s’en emparaient avec quelque arrière-pensée, ce serait une intrusion. Elle peut naître de circonstances mais elle les dépasse. Elle se joue des contraires. Elle y trouve même une délectation. C’est qu’elle récuse la raison raisonnante et n’a que faire de la tumultueuse logique de l’HISTOIRE et qu’elle est indiscutable puisqu’elle ne cherche pas à démontrer. Elle est ouverte à tous car chacun la véhicule sans le savoir ou si peu. Le poète n’est qu’un instrument à son service. Il ne reçoit que pour restituer modestement au travers des poèmes. PIERRE REVERDY (1889-1960) poète de l’être, né à Narbonne, décédé à l’abbaye de Solesmes, écrit : « Et je travaille dans l’espoir qu’aucune récompense ne me sera donnée ». Que peut-on dire de mieux dans le désintéressement poétique ! Ceci étant, comment peut-on définir la Poésie ? Nombreux s’y sont employés. De par le monde, il existe des milliers de définitions. En ce qui nous concerne, nous parlerons plus d’approche que de définition. Dans le seul but d’initier cette approche, nous nous bornerons à citer quelques formules simples et ouvertes : De moi-même : « la Poésie, c’est voir dans une feuille, le miroir du monde. » D’ANDRE MASSON, dernier peintre homologué surréaliste: « Un miroir d’eau suffira pour s’identifier à l’Univers ». De JEAN BRETON, poète et ami: « Une touffe d’herbe suffit à l’éveil de la Poésie ». Délaissant la logique, nous appréhenderons celle-ci par la seule esthétique. On l’apprivoisera par le constant recours à la BEAUTE : Le beau Apollinien même s’il doit se confronter au beau Dionysiaque, « cette beauté convulsive », selon les mots d’ANDRE BRETON. Ce partage du Beau se réfère à la distinction faite par le philosophe FREDERIC NIETZSCHE qui dans sa « Naissance de la Tragédie » opposera tout en les considérant comme complémentaires, l’esprit Apollinien (l’harmonie) et l’instinct Dionysiaque (le chaos). Double force qui anime l’ART. CHARLES BAUDELAIRE dans son poème « LA BEAUTE » rendra avec force hommage au Beau Apollinien, bien qu’au travers de son œuvre, il se délectera paradoxalement dans l’obscur pour révéler la lumière comme dans le FAUX pour révéler le VRAI.
On ne peut que s’attarder sur la présence de CHARLES BAUDELAIRE. La référence à l’ordre fut la hantise de sa vie. Il affirmera son double postulat du bien et du mal, au travers de son adhésion religieuse travestie par son imaginaire, le bien étant virtualisé face à un mal bien réel, son contrepoint. Pour approcher le bien, il faut passer par le mal. Il écrit: « mais sans se laisser charmer ton œil s’est plongé dans les gouffres». Il n’est pas question pour lui d’atténuer l’effet manichéen de ses écrits sauf les bouffées d’oxygène à travers certains poèmes (« L’étranger » - « Recueillement » - « L’invitation au voyage ») ce qui lui permet d’échapper momentanément à l’enfer des sollicitations. Si dans le Mal figurent en première place les dérives charnelles axées sur la femme obscène (« une nuit que j’étais près d’une affreuse juive ») ou perverse (« tu mettrais l’univers au fond de ta ruelle ») c’est qu’elles se prêtent au mieux à son esthétisme fondamental qui définit la beauté en décrivant l’abject. Pas d’indice dans son œuvre d’une décadence qui consisterait à formuler à l’état brut la laideur pour la laideur. Le mal n’intéressait BAUDELAIRE que dans la mesure où il révélait les attraits du bien. Comme le vrai sous le déguisement de l’artifice. Le Beau servira de relais entre le Bien et le Mal et introduira l’ambiguïté – nature des choses – dans cet implacable archétype. D’où cette beauté crispée, annonciatrice de décomposition. Quand une sensibilité aimable habille son désir («le serpent qui danse»), une «charogne» n’est pas loin non plus que sa cohorte de turpitudes et de dégradations qui frappe l’homme au corps et à l’âme et rendent la terre inacceptable. L’ordre universel cristallisé en son ordre intérieur trouvera son expression dans une écriture intimement liée aux arts plastiques et aboutira à l’organisation de tableaux où il vaporise des ingrédients sur des structures bien établies. Fidèle à cet ordre, il assume dans la souffrance les contradictions de l’instant soumises à une réalité supérieure. Pour le rendre tangible, il choisit les aspects les plus dépouillés en même temps que vertigineux (la nature transfigurée) ou les plus misérables (les couches du lupanar) ou les plus abstraites et lointaines (épisodes bibliques, mythologie, théologie chrétienne). Dans ce monde de reflets, il est perpétuellement aux aguets de correspondances. Chacun de ses mots délivre son poids d’invisible. Mais l’attachement à l’essence génère intrinsèquement le manque et l’ennui qui ne le lâchent pas. L’érotisme exacerbé est une digression privilégiée de l’ennui, une fuite en avant. L’adhésion de BAUDELAIRE à un ordre admis une fois pour toutes s’accompagne d’un haut conformisme intérieur. Rien à voir avec son anticonformisme comportemental sinon que le second est la vitrine falsifiée du premier. C’est dans le soufre édulcoré et la révolte passagère qu’une certaine popularité lui sera assurée à titre posthume. Notre époque relègue les précurseurs dans des rôles subalternes, le consumérisme les tarifiant dans des spots publicitaires: promotion succulente des parfums en utilisant «les fleurs du mal». Cet accès boulimique ne recule devant rien: hachisch dans le biberon des nouveau-nés, ostensoirs chez les brocanteurs… Mais l’œuvre de BAUDELAIRE est là, marmoréenne, qui palpite et qui émeut. Son « tour de force » est d’avoir, par une écriture sage, fait passer tant de choses. Il a façonné des mots à son image au point de se les approprier et de les rendre inutilisables par les autres : « Ȏ fangeuse grandeur, sublime ignominie ».  Par son écriture il a exploré au plus loin les arcanes de la sensibilité, il a donné son pain aux pauvres et aimé les prostituées. Sa vie à l’instar de St Paul fut un chemin de Damas où se dressa un jour la cathédrale de Namur. Quelle proie facile pour les commentateurs qui ont trouvé dans son œuvre les ferments propices à la dissection. J’ai envie de leur dire : Laissez se reposer CHARLES BAUDELAIRE, oubliez le, d’autres que lui, j’en suis sûr, feraient votre affaire. Est-il si important de déceler une tendance sadique dans ce vers : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ». Mais revenons à nos investigations. Pour les limiter, on se réfèrera à la poésie française ou l’expression française, et à la poésie écrite : prose, vers classiques, vers libres. Notre démarche sera commandée par la seule subjectivité inhérente à ce parcours incertain. Notre propos n’est pas de se prononcer sur la qualité des textes. L’appréciation appartient à chacun. Nous ne faisons que chercher du sens. Les poèmes produits font partie du répertoire. J’y ajouterai mes propres poèmes – sans ostentation – mais pour une immixtion plus intime dans l’élaboration d’un poème. Comment pourrais-je pleinement pénétrer dans la création d’autrui ? Plus avant, comment peut-on éclairer cette nébuleuse rebelle qu’est la poésie.

II - PAS DE PROGRES EN POESIE

Tout d’abord cette singularité inattendue: il n’y a pas de progrès en poésie. A travers les millénaires, quelle différence y-a-t-il entre le poème de PARMENIDE, poète Grec, (VIIe siècle avant Jésus-Christ) qui s’intitule « De natura » et une prose poétique d’ARTHUR RIMBAUD (1854-1891) ? Y-a-t-il progrès entre les sensibilités de ces deux auteurs ? Dans l’un et l’autre cas, le poète est dépossédé de soi. C’est une force qu’il n’identifie pas, qui le pousse en création. «Je est un autre» selon RIMBAUD. PAUL ELUARD écrit « un poème doit être une débâcle de l’intellect ». Quel répit pour chacun de savoir qu’il existe au moins un espace – hors la marche vers toujours plus de progrès – sillonné de chemins de traverse !!!

III – L'ÊTRE - FONDEMENT DE LA POÉSIE

Grande absente du Progrès en même temps qu'omniprésente à travers les siècles, la Poésie maintient sa récurrence discrète parce qu'elle est ancrée dans l'être (délaissant avoir et paraître). Elle regarde les choses au dessous des choses. Avec le poème « Pourquoi la rose...  », ALAIN BOSQUET (1899-1998) poète, essayiste, journaliste nous introduit dans le sens caché des choses. Qu'est-ce ce dessous des choses ? C'est tout ce qui échappe aux lois de la physique : Dieu, toutes spiritualités et même l'incertitude. Avec mon poème « Rien », je vous fais pénétrer dans le non-être. Torpeur existentielle dans l'ordre conceptuel nous permettant de contourner l'angoisse viscérale par un recours à l'absurde teinté d'humour noir. C'est l'absence de sens. Il s'agit d'une irruption néantisante d'un moment donné mais non d'une posture philosophique délibérée. Dans mon poème « Ta Cour », la disparition de la glycine n'est qu'illusion puisqu'elle perdure en laissant une trace. L'évaporation persistante de la plante, c'est son âme, partie immatérielle de la création. On peut citer LAMARTINE : « objets inanimés, avez-vous donc une âme - qui s'attache à mon âme et la force d'aimer ? » L'aspect ontologique (ontologie = recherche de l'être) fait que celle-ci rejoint le philosophe pour s'en séparer ensuite. Je citerai à cet égard JACQUES RODIER, philosophe, professeur au lycée Arago à Perpignan durant plusieurs années : Poésie et philosophie, vieux couple qui raconte à travers les siècles une histoire d'amour. Depuis l'antiquité concepts philosophiques et intuitions poétiques se sont réciproquement inspirés, réactivées et confirmées. Mais proches pourtant poésie et métaphysique s'opposent dans leur finalité. L'interrogation philosophique inaugure la réflexion du philosophe. Au contraire, le poète procède par affirmation sans doute ni réserve. Pour répondre aux interrogations philosophiques, un seul guide pour référence: la lumière de la raison. Même souci de référence chez le poète mais en dehors de l'ordre logique. BACHELARD nous dit que l'imagination consiste moins à former des images qu'à déformer le réel. D'où la pluralité des phénomènes en marge de la grande route de la raison: illuminations pour RIMBAUD, réverbérations pour VERLAINE, révélations pour André BRETON. D'où la grandeur du risque poétique: le poète rapproche les termes qui défient le bon sens et dévoilent sans preuve leur sens de vérité. HEIDEGGER disait que « l'homme habite le monde en poète.» Nous remarquerons qu'en fréquentant les poèmes, l'émotion qui les traverse se métamorphose souvent en pensée, c'est ce que j'appellerai « la pensivité ». Pour exemple, dans mon poème « Passage », que nous retrouverons tout à l'heure, après la description d'un environnement précis, il se termine par : « Au creux du fossé - j'ai fait un tour de temps. » Enfin impossible de parler de poésie sans référence à GASTON BACHELARD, déjà cité (1884-1962), autodidacte, scientifique et philosophe, professeur en Sorbonne, qui a singulièrement formulé et développé la jonction entre philosophie et poésie.

IV – L'ATTITUDE POÉTIQUE

Maintenant, pour assouplir la rigidité de ce corpus, je traduirai en termes esthétiques l'aridité d'une démonstration cognitive. 
Qu'est-ce que l'attitude poétique ? C'est pressentir le but sans le connaître encore. C'est veiller aux signes qui jalonnent la route. C'est regarder tout en ne regardant rien. C'est ne rien regarder en regardant tout. C'est mettre l'univers dans un regard. C'est attendre ce que l'on a déjà mais qui est innommé. C'est savoir que l'on est attendu. C'est la proue d'un bateau qui ignore sa poupe. C'est le corps d'une femme tendu vers la lumière. C'est l'âme qui fuit les pièges de la nuit.

V – LA POÉSIE DE FEMMES

Et pour rendre encore le sujet plus aimable j'ouvrirai un chapitre sur la poésie de femmes. Rarement présentes comme auteurs de poèmes jusqu’à la fin du XIXe siècle, les femmes l’ont par contre toujours été comme inspiratrices, muses ou égéries… On peut donc dire que d’une façon ou d’une autre la femme n’a jamais cessé d’être impliquée en Poésie. De plus, il semble que la Poésie masculine – longtemps la seule existante – ait trouvé dans les femmes ses plus assidus lecteurs. C’est ainsi que la poésie et la femme s’avèrent indissolublement unies. La deuxième moitié du XXe siècle voit apparaître une grande production poétique au féminin, de l’ordre de 30 % voire plus … de la totalité. C’est certainement un phénomène nouveau significatif d’une libération de la femme dans le cadre d’une société qui était jusque là à dominante masculine. La femme ne se contente plus d’être muse. La poésie dite féminine intervient à tous les niveaux de la poésie en général, du réel au sacré en passant par le surréel. «A tout prendre une thématique appartient sans doute à la seule féminité: la maternité, l’accouchement …» (Poésie 1 n°39/40, JEAN BRETON). A travers tout cela la femme revendique sa part d’érotisme voire de sexe pouvant en user et même en abuser comme les hommes. Quoiqu’il en soit, sauf dans les cas patents de saphisme, l’homme reste pour elle un centre privilégié de préoccupation ne serait-ce que pour d’admonester et le fustiger… Une sorte de boucle est bouclée et la poésie circule comme l’eau dans les vases communicants, souvent indistincte quant au genre, parfois révélatrice d’une expression plus viscérale et plus intuitive chez la femme que chez l’homme. Avec une acceptation intime de son corps comme intégré à son âme et ce, dans un style lapidaire, concret et nerveux. Que dire du texte de GISELE HALIMI qui suit (Poésie1 n°39/40) ? « Posez donc la question autour de vous: «qu’appelle-t-on poésie féminine? ou une poésie dont l’auteur serait une femme? ou une poésie dont la femme – sa sensibilité, son attitude devant la vie – serait l’objet? Ou encore, une poésie qui s’efforcerait – désespérément – de créer des valeurs nouvelles, celles étiquetées à tort et à travers, dans l’ambiguïté la plus grande, comme «féminines »? Le problème est bien posé. Et elle ajoute en fin de texte : « Et d’abord, faut-il toujours définir sa création-libération dans l’éternelle relativité à l’homme? N’est-il pas plus juste et plus objectif de susciter l’avènement d’un nouveau rapport avec lui? Rapport sans masques et sans mythes. Ni virilité triomphante ni féminité dépendante ». Nous sommes tout à fait pour … Mais ne nous est-il pas permis de souhaiter que par delà les excès du féminisme – son extrémisme, son égalitarisme forcené, sa libertomanie, ses revendications incessantes – la femme reste pour l’homme un être quelque peu situé «ailleurs» avec sa singulière façon – parfois déroutante – d’appréhender «les choses de la vie»? Elle a la facilité d’aller avec aisance et sans interrogation apparente des préoccupations les plus concrètes aux émotions les plus humbles comme aux visions les plus élevées …, que ceci résulte de sa nature propre ou d’une attitude intériorisée depuis des millénaires pour cohabiter le plus confortablement possible avec l’homme… A titre d’illustration, je citerai – entre beaucoup d’exemples – quelques vers d’ANNA DE NOAILLES, princesse Brancovan. Celle qui a écrit : « Je suis morte déjà puisque je dois mourir », a écrit aussi : « Dans le jardin, sucré d’œillets et d’aromates, - Lorsque l’aube a mouillé le serpolet touffu, - Et que les lourds frelons, suspendus aux tomates, - Chancellent, de rosée et de sève pourvus. » Mais encore : « Je n’aurai pas d’orgueil et je serai pareille - Dans ma candeur nouvelle et ma simplicité, - A mon frère le pampre et ma sœur la groseille - Qui sont la jouissance aimable de l’été. » Mieux encore : « Mon cœur indifférent et doux aura la pente - Du feuillage flexible et plat des haricots ». Entre poésie métaphysique et poésie potagère. Et je terminerai par un texte dont la citation peut paraître paradoxale mais qui trouve aisément sa place dans une approche de la poésie de femmes à travers la complexité de leur nature. L’auteur en est Ste THERESE D’AVILA, morte le 4 octobre 1582. «Vous m’amusez, écrit-elle au Père Mariano, quand vous dites que vous la connaîtrez cette postulante, dès que vous la verrez! Nous ne sommes pas si faciles à connaître nous autres femmes, vous en confessez depuis des années et vous êtes ébahis un jour de voir comme vous les avez mal comprises; c’est qu’elles ne se comprennent pas elles-mêmes lorsqu’elles disent leurs fautes, et vous les jugez d’après ce qu’elles disent ». Elle écrit par ailleurs au Père Gracian : « Ne croyez pas ce que vous disent les religieuses, je vous dis, moi, que si elles ont envie d’une chose, elles vous en feront croire mille ». Sans commentaire. Après avoir multiplié les tentatives d’approche, nous constatons que la Poésie reste encore une nébuleuse.

VI – LA NEBULEUSE

Des éléments fondamentaux que nous avons évoqués, nous retiendrons «L’EAU» comme symbole le plus évident de la fluidité poétique. L’image de la matière inerte fait surgir des potentialités qui feront les poèmes. Plus que l’eau courante, c’est l’eau dormante qui est suggestive. Comment ne pas se référer aux «NYMPHEAS» de Claude MONET tableau troublant s’il en est et qui ne cesse de fasciner par les prolongements qu’il suscite. Il traduit le spectacle des « Nénuphars » à Giverny en y ajoutant les effets de l’art. La Nature et l’Art sont comme en compétition. Pour rester en écriture et illustrer l’EAU DORMANTE nous aurons recours à Colette KLEIN, poète contemporaine que j’ai connue, et peintre, collaboratrice de la Revue PHREATIQUE. Voici son poème. Avec Colette KLEIN qui mérite bien une présentation, nous vivons dans le clair-obscur des mystiques mais sans mysticisme, dans l’aridité de l’Ecclésiaste mais sans transcendance. Son œuvre est une incantation néantisante. Nulle part n’est laissée à Dieu non plus qu’à l’homme dont la seule mesure est une souffrance non identifiée. L’absence de quête donne la résignation qui a pour nom chez Colette KLEIN : INELUCTABILITE, « les nuits se rapprochent de plus en plus écrit-elle. »

VII – LA CRISTALLISATION

Nous nous sommes trouvés dans le «non lieu» poétique, la jachère de la création. Difficile de trouver une structure dans notre recherche, mais pas impossible. C’est ici qu’apparaît le poème. Qu’est-ce qu’un poème ? C’est d’abord une page blanche et sur cette page blanche, la pose d’un MOT, matière première qui introduit, dans l’état mental du moment, la substance du texte. Le blanc autour du poème permet au lecteur de combler à sa guise les vides du texte. Le poète puise les signes dans son entourage: les êtres vivants et les choses. On peut dire « les choses » car ce mot évoque – à défaut de désignation détaillée – la perception de notre éclectique environnement quotidien. Il puise aussi dans son for intérieur: tous les émois, le surgissement des angoisses, des obsessions qui sont des parasites créatifs sans oublier les ivresses et les temps de plénitude. Le poème est un tableau en constant changement suivant l’éclairage de l’instant. Sa structure est comme le socle masqué d’une statue, mais plus que son support, que son assise formelle il en est l’intangible substance. Le poète y a concentré sa vérité du moment faite de soubresauts canalisés par une pensée errante et non systématique. Ici se rencontrent en s’opposant Poésie et Philosophie, la première offrant des développements à la seconde, et en constituant son stade intuitif. On peut dire de chaque poème qu’il est un « tour de force » réalisé en secret par le poète. C’est dans la solitude la plus absolue que naît la conviction constitutive du poème. Son auteur qui ne laisse guère la circonstance s’emparer de l’écriture prend conscience qu’il est unique et qu’atteignant à l’Essentiel toute matérialité est suspendue autour de lui. Il est le « bateau ivre » de RIMBAUD, c’est le non temps de la création. Quand nous tenons un poème dans la main, il faut savoir qu’il en existe une partie immergée qui n’apparaîtra au lecteur qu’en filigrane : c’est l’énigme du poème. Quand le poète se sera éloigné, il aura oublié jusqu’au pourquoi de son écriture dont il s’étonnera même qu’elle lui soit étrangère. N’ayant reçu que pour restituer le poète est un passeur.

VIII – LES POEMES

Pour illustrer nos développements, voici mes poèmes commentés. « Passage »: 1er prix du Concours hexagonal – printemps des poètes 2003 sur 765 productions. Le jury était entre autre composé de poètes confirmés : Vénus Khoury-Ghata et Marie-Claire Bancquart. Le jugement s’exerçait sur un poème de 20 lignes. « Intégration à la solitude d’un lieu », E.B. La légende associée au dessin prédispose notre regard à s’investir dans sa simplicité et son évidence. On perçoit immédiatement une alchimie intérieure où l’idée et l’émoi en s’auto-organisant génèrent une pensée loin du concept, du lyrisme cathartique et de l’acharnement formel. Un lieu – un mur en ruine, une friche, un tronc d’arbre – est abandonné. Gros plan qui ne s’inscrit pas ou si peu dans un paysage. L’homme a déserté. Sa trace : le mur, le rouge comme une cicatrice. L’état d’abandon autant que le cadrage restreint du lieu renforce sa solitude que notre regard va faire sienne. La « pensivité » est née.

IX – CONCLUSION ou APRES-POEMES

Nous avons emprunté la voie exhaustive de la partie cachée des choses pour situer la poésie. Mais il existe une autre voie empruntée par des poètes d’une différente conception. Pour eux, il n’y a qu’un accès aux réalités, c’est l’apparence. Les choses, c’est ce que nous percevons au 1er degré dans la diversité des apparences et l’uniformité des structures, comme un inventaire à la Prévert : le pain, le rocher, la rivière, les ustensiles de cuisine, etc. Si l’on se réfère aux courants philosophiques, cela s’inscrit dans la Phénoménologie. La Phénoménologie (du grec : ce qui apparaît) est un courant philosophique qui se concentre sur l’étude des phénomènes, de l’expérimentation et des contenus de la conscience. Edmund HUSSERL (1ère moitié du XXe siècle est considéré comme son fondateur). Voici en exemple, quelques vers pour illustrer ce type de poésie : Il s’agit d’un recueil de poèmes intitulé «La Mission, la Demeure, la Roue» de Robert CHAMPIGNY, poète, essayiste contemporain :
« Roland arrive à Antoigné - Le vingt et un septembre par le train de 10 heures - Le mur de métal carrelé - Commence à glisser, accéléré. » «Dans la salle des attentes, sous un tableau de neige, - A côté d’une poubelle à papiers - Un vieillard est assis tenant un chien en laisse. Il marmonne dans sa barbe et Roland comprend mal. » On croirait lire l’annuaire Chaix ou un polar noir. Ce sont des photographies de scènes quotidiennes. Dans l’œuvre de CHAMPIGNY les personnages (Roland, Lucien) sont toujours les mêmes et les lieux aussi. Ce sont des descriptions fouillées, des narrations qui se veulent ternes. Je ferai un rapprochement entre l’œuvre de CHAMPIGNY, d’ailleurs intitulée «épopées» et le roman de J.P.  SARTRE « La nausée », où le personnage principal, Antoine Roquentin se meut dans une ambiance délétère. Chez l’un c’est Poésie, chez l’autre Roman. J’ai fait, il y a quelques années un article dans Poésie 1 sur CHAMPIGNY. Surpris tout d’abord par cette écriture, j’ai trouvé par la suite une incantation basique et intemporelle. Sans commentaire. L’option nous est ouverte entre chercher le sens ou y renoncer. Il est plus rassurant de renoncer au sens, plus inquiétant de le rechercher. La Poésie doit se frayer un chemin entre les disciplines humaines : la métaphysique très conceptuel, la sociologie tout en comportementalisme, la psychologie toute en analyse. Se frayer un passage, c’était le but de ma conférence. Merci de m'avoir écouté.


Hubert BOUZIGES



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




Numéro spécial LES HOMMES SANS EPAULES 1ère série, 1953-1956 n° 3

Dossier : JORGE CAMACHO chercheur d'or n° 23

Dossier : Jacques LACARRIERE & les poètes grecs contemporains n° 40