Ivica HENIN

Ivica HENIN



HOMMAGES À IVICA HÉNIN

par Christophe DAUPHIN, Estelle DUMORTIER, Ludovic TOURNÈS, Lionel LATHUILLE, André PRODHOMME…

 

IVICA HÉNIN, LA BEAUTÉ C’EST L’ILLUMINATION DANS CETTE MISÈRE

Ivica Hénin a été retrouvé mort chez lui à Taulé, le samedi 20 avril 2024, à l’âge de 49 ans. Notre ami n’a publié qu’un seul livre dans sa courte vie. Une plaquette de poèmes de 44 pages, en fait. Le titre est particulièrement violent : Je détruis les secondes qui m'ont fait naître. C’est mince pour faire une œuvre poétique. Au premier abord, on peut dire qu’il n’y a pas grand-chose à dire, ni à ajouter. C’est mal connaître l’intarissable Ivica Hénin. Il se trouve qu’il y a à dire comme à ajouter.

Ivica Hénin est né le 5 mars 1975, à Bjelovar, dans la république socialiste de Croatie, qui, depuis 1945, est l’une des six républiques de la république fédérative socialiste de Yougoslavie, encore dirigée par Josip Broz Tito : Tito traverse à cheval la Romania - derrière lui le vieux Nazor chancelle dans la neige - Vladimir Vladimir / pense Tito bienveillant - Tito de sa Mercédès salue les enfants rassemblés - des foulards rouges autour de leurs cous comme de petits - nœuds coulants / même le soleil - s’éteindra un jour / pense Tito en philosophe, écrit le poète croate, que nous allons retrouver, Tomica Bajsić.

Bjelovar est une ville située dans la Croatie centrale, à cinquante kilomètres de Zagreb. Ivica n’y reste pas longtemps : Je n’étais qu’un pauvre enfant – Tu l’as tout de même fait. Abandonné par ses parents à la naissance (premier choc, il y en aura d’autres), il est adopté par un couple de Français qui le ramène à Paris. Son premier et plus ancien souvenir, confiera-t-il à notre amie Estelle Dumortier, c’est son lit à l’orphelinat, les barreaux de son lit auxquels il s’agrippe tout en criant de toutes ses forces, lorsqu’on vient « l’enlever » : « Il me disait exactement, ajoute Estelle, que son premier souvenir était en effet qu’il avait hurlé lorsqu’on l’avait arraché aux barreaux de son petit lit (pour l’adoption) alors qu’il était un des rares enfants à ne pas pleurer. ». Et ces cris n’ont, je crois, jamais cessés de retentir en lui jusqu’à son dernier souffle : « L’adulte mange ses enfants par l’enfance aussi inexorablement qu’un virus détruit nos défenses. L’enfant est un univers de sens et de métamorphose. L’adulte, lui, aussitôt sacré Roi de sa peine, est incapable du moindre mouvement. Il traverse le monde en avion, mais il est également inapte à percevoir les mille et-une-forêts qui peuplent les chambres d’enfant. - Voilà l’adulte :  un sac de racines ! - Le soleil ne fait pas d’ombre à sa lumière. Il fait jour. Il fait jour. La nuit, il brille par son absence. Il brille encore. De toute façon, qui écoute les enfants ici ? - Alors, à quoi bon éteindre mes feux ? »

L’abandon, l’adoption, le changement de pays, de langue, de culture et d’histoire, rien n’est simple et ne le sera au fur et à mesure qu’Ivica grandit. Il est à la fois tourmenté et insouciant, révolté et paisible, en colère et d’un calme absolu, mais toujours à vif : je suis devenu enfant sans souci du destin – Sans dégoût du passé funambule – Qui ne s’accroche à rien. Sans doute, la pathologie, qui va le ronger lourdement et en profondeur sur la durée, se manifeste déjà. Il s’agit peut-être (?), d’après les symptômes, de la schizophrénie, un trouble mental grave dont sont atteintes plus de 24 millions de personnes, soit une sur 300, dans le monde. La schizophrénie se caractérise par des troubles importants de la perception de la réalité et par des altérations du comportement liées à un délire persistant, à des hallucinations persistantes, à une sensation d’influence, de contrôle ou de passivité, à une désorganisation de la pensée, qui se manifeste souvent par un discours confus, à une désorganisation extrême du comportement, aux « symptômes négatifs » (émoussement affectif, incapacité à éprouver de l’intérêt ou du plaisir et retrait social), et/ou agitation extrême.

C’est en France qu’Ivica grandit, mais rien n’est simple, comme il l’écrit dans son « Journal inconscient » : « J’étais un petit garçon. Jusqu’à l’immanquable jour où je suis devenu un grand garçon. Ça changeait tout. Hélas pour moi, de ce jour je ne garde aucun souvenir. Plus tard et à ma grande surprise, j’ai appris en avoir presque fini avec l’adolescence. Quant à l’homme dont on m’habille, celui-là j’en ai bien entendu parler, sans jamais arriver à le saisir en moi. Sauf que pour avoir une idée de quelque chose d’aussi grave, il faut s’y reconnaître. Or, je m’y perds complètement, moi. Comment voulez-vous que, privé de toute enfance par les adultes, je voue un appétit à ce qu’on appelle la raison ? L’âge de raison, je l’ai atteint le jour où j’ai mis le feu à mon école pour la première fois. Personne ne m’en a félicité d’ailleurs. Ils ont préféré fermer les yeux. À croire que la flamme brûle moins une fois les yeux fermés... »

Ivica parvient malgré tout à accomplir avec succès, nous dit-il, des études à La Sorbonne Paris IV en lettres modernes. Ivica est un jeune homme brillant, lettré, curieux, volontaire et chaleureux, qui est douloureusement rappelé à ses origines, lorsque la fédération yougoslave se disloque. En 1990, la Croatie marche vers son indépendance, alors que le président serbe, Slobodan Milosevic, rêve d’une « grande Serbie ». Pour pousser les Serbes de Croatie à l’insurrection, sa propagande accuse tous les indépendantistes croates d’être des « Oustachis » (des héritiers idéologiques de l’État fasciste croate qui, entre 1941 et 1945, a perpétré des massacres de masse contre les Serbes et les juifs). L’histoire de la Croatie est celle de la lutte acharnée d’un peuple pour acquérir son indépendance, et maintenir son identité. Rattachée à l’empire austro-hongrois en 1867, la Croatie intègre le Royaume de Yougoslavie en 1918, dès la fin de la boucherie de 14-18. De 1941 à 1945, le pays est livré à Ante Pavelic, qui instaure un régime de terreur, pronazi, avant, en 1945, de rejoindre la Fédération Yougoslave.

L’indépendance est proclamée le 25 juin 1991. Pour Milosevic, la Croatie a « fait sécession ». La guerre opposant les forces croates (l’armée, les forces de police et des volontaires) à l’armée populaire yougoslave, sous le contrôle de Belgrade, est déclenchée le 17 août 1991.

En août 1991, à Vukovar, ville frontière, en Croatie, les Serbes (12% de la population) se soulèvent et proclament la « Krajina » : une entité indépendante, sur près d’un tiers du territoire croate. Les Croates prennent les armes. Slobodan Milosevic lance l’armée yougoslave à l’assaut. Le siège de la ville dure trois mois, du 25 août au 18 novembre 1991. 1.800 soldats de la garde nationale croate, faiblement armés, et des volontaires civils, font face à 36.000 soldats serbes équipés d’armes lourdes et d’artillerie : 12.000 obus et roquettes sont tirés par jour sur la ville.

La bataille de Vukovar est la plus dévastatrice et la plus longue ayant eu lieu en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vukovar est rasée. Les combats font, côté croate, 2.000 morts, 2.500 invalides et 2.700 disparus. La prise de la ville s’accompagne de nombreux crimes de guerre perpétrés par l’armée et les milices serbes. Voulant instaurer un territoire ethniquement serbe, Slobodan Milosevic fait déporter plus de 20.000 Croates. Nombre d’entre eux sont détenus et torturés dans des camps de concentration en Serbie.

Les Croates ne pourront revenir à Vukovar qu’en 1996, en vertu d’un accord de réintégration pacifique de la région de Slavonie orientale à la Croatie. Quatre ans avant le génocide de Srebrenica (8.372 hommes et adolescents bosniaques sont massacrés entre le 11 et le 16 juillet 1995 par des unités de l’armée de la République serbe de Bosnie, dans une ville déclarée « zone de sécurité » par l’ONU), et huit ans avant la guerre au Kosovo (du 6 mars 1998 au 10 juin 1999, la guerre oppose l’armée yougoslave à l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) : 13.535 morts), Vukovar est la première ville de l’ancienne Yougoslavie à subir un nettoyage ethnique, en 1991. Ivica Hénin se souvient de cette vision apocalyptique lorsqu’il écrit : Fantôme-ville spectre de pleurs – Yougoslavie d’hier – Il y a Zagreb un mur – Et sur chaque brique figure le prénom – D’un gosse tombé dans l’histoire – Peuple de pierres. Ivica est bien sûr lui aussi, l’un de ces gosses.

Ivica Hénin est retourné en Croatie, son pays d’origine, en quête de ses racines et comme pour remonter la plaie de son abandon par ses parents géniteurs, écorché par le bruit de la lame sur la peau. Ce retour s’est-il produit pendant la guerre, à laquelle il aurait pris part comme engagé volontaire dans les forces croates, comme il l’a laissé entendre ? Ou bien après ? Le doute demeure, tant Ivica l’exalté a tendance à fondre le rêve dans la réalité et le réel dans l’imaginaire. Cela fait d’ailleurs, lorsqu’il n’est pas en proie aux pires démons de la maladie, le charme de sa personnalité intensément poète dans la vie et non pas seulement en noircissant des vers sur du papier. L’œuvre poétique de Ivica Hénin se cherche, se trouve et se lit assurément davantage dans sa vie que dans sa maigre production publiée.

Ivica a écrit : « Je viens d’un pays où la poésie n’est pas un accident ». Fait-il allusion à la France ou à la Croatie ? Toujours est-il que les poètes croates, les jeunes comme les aînés, à l’instar de Slavko Mihalic, ne sont pas en reste durant la guerre, comme en témoigne l’anthologie de la poésie croate de guerre, En ces temps du terrible (éd. Autre temps), publiée en 1996 par notre ami le poète Jean-Louis Depierris, qui a vécu en Croatie la majeure partie de sa vie.

Parmi ces poètes, citons Tomica Bajsić (né à Zagreb, en 1968), alors étudiant, âgé de vingt-trois ans, publié dans la revue Les Hommes sans Épaules en 2003 et 2013, qui est confronté à la guerre et aux atrocités des combats. Il écrit dans son premier livre de poèmes, Južni križ (La Croix du Sud, 1998) : mes bottes sont restées sans semelles - mes yeux ont sombré dans la boue de l’univers et mon cœur telle une corde arrachée de l’ancre - a volé en l’air sifflant en ronds aveugles : sans but, sans but. Tomica voit mourir ses meilleurs amis, avant d’être grièvement blessé : parfois il me semble vivre un temps emprunté mes amis morts épars dans des cimetières - effacés du tableau aucun n’a atteint la trentaine - ces hommes avec qui je partageais le pain - dormais dans la même nuit montais dans les mêmes chars et – tombais le visage dans la terre écrasé par les balles et les obus.

La guerre s’achève le 12 novembre 1995, avec une victoire décisive de la Croatie qui obtient l’indépendance, perdue lors de la chute du royaume croate en 1102, et la préservation de ses frontières. La guerre fait, de 1991 à 1995, du côté croate 12.000 tués, 35.000 blessés, 400 personnes portées disparues et 52.000 personnes handicapées à la suite de leur participation aux combats. La guerre de Bosnie-Herzégovine, qui débute le 6 avril 1992 avec la proclamation d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, s’achève, 101.040 morts plus tard, avec les accords de Dayton le 14 décembre 1995.

Je me suis rendu en Croatie (Dubrovnik et la Dalmatie) et en Bosnie Herzégovine (Mostar), trois ans après la fin de la guerre. Dubrovnik, qui avait subi un siège de 240 jours, dont 138 sans eau ni électricité, entre octobre 1991 et mai 1992, avait été reconstruite, mais les traces de la guerre n’avaient pas toutes été effacées. Elles étaient encore beaucoup plus apparentes et récentes en Bosnie. La route de Mostar nécessitait encore de nombreux arrêts déminages. Celle de Sarajevo était une désolation de maisons aux toits éventrés et aux murs criblés de balles. Sur place, la tension était encore extrême. À Mostar, par exemple, Croates et Bosniaques vivaient chacun d’un côté de la rivière Neretva. Avec chacun sa police, son administration… J’ai vu des écoles qui n’avaient plus une seule, mais deux entrées : une pour les élèves chrétiens et l’autres pour les musulmans, etc. De ce voyage, j’ai rapporté un poème « Totem de la neige qui habite nos os », dédié à Tomica Bajsić et à Ivica Hénin : Sur le bord de la route de Sarajevo - J’ai vu un pays invisible qui flotte dans son manteau de meurtres - Cette vieille femme aux yeux vides - Assise devant sa maison sans toit sans porte ni fenêtre - Cette vieille femme aux yeux vides qui marque son territoire - Et qui attend et qui attend… - Elle parle avec le vent qui court sur un trottoir défoncé…

À quelle période Ivica s’est-il réellement rendu en Croatie, avec ses bras, deux hurlements ? Peu importe, en définitive. Nous savons qu’il en est pétri, imbibé et déchiré. Il écrit :  Je suis dans la neige – La tête, les bottes pleines de neige – Cœur blanc soldat des jours – J’ai froid c’est beau – Seul espoir – Sortir d’ici – Tout cela ignore la soif.  Ou encore : Ils amènent à la mort – Ces charmes meurtriers – Que la vie a jetés – Dans de si jolis corps – Sortis comme des obus – Du canon de leur bouche – Avec la poudre au cul – Et le nerf en cartouche.

Ivica Hénin est lui aussi, à sa manière, un blessé, une victime de cette sale guerre. Si sa blessure n’est pas apparente, c’est qu’elle prend la forme d’une faille qui le traverse, remuée par le volcan de ses nerfs à vif qui ne cessent d’entrer en éruption : Il rira une dernière fois de cette vie – Et mourra – Sans savoir ce qu’il cherchait.

Cette guerre avec son lot de massacres, pèse lourd dans son existence : Nous avons perdu orgueil, vanité, ambition – Les femmes et les amants d’abord. – Le peu d’amour qui nous restait encore – Coulait doucement - À l’envers du décor… - Un pied dans chaque vie – J’entends la conscience claquer. Jamais il ne trouvera la stabilité, la sérénité et la paix, mais le conflit permanent, la maladie, le trouble, avec des accès de violence extrême, contre lui, mais pas seulement, qui le rendent méconnaissable : Je serais le monstre si je n’étais pas la merveille - Je suis sans limite, alors je peux être sans scrupule. - D’un côté je suis fléau, de l’autre, bénédiction. Et pourtant, comme il l’écrit : Je ne suis pas un vaurien – Mais un clown dont les bras trop courts – Ne peuvent saisir ce qu’offre le monde. Avec Ivica, il n’y a pas que dans le poème, que la réalité peut déraper, mais dans la vie quotidienne aussi : Des cheveux poussent – Dans ma tête – Malade départemental.

Mais ce n’est cet homme-là que nous rencontrons en 1998, avec Alain Breton et Elodia Turki, lorsqu’il se présente aux éditions Librairie-Galerie Racine pour soumettre un manuscrit de poèmes. Non, ce n’est pas cet homme-là, mais un être joyeux, fraternel, curieux, généreux et solidaire, toujours prêt à rendre service et à faire plaisir, mais là, aussi, avec excès : Soustrayez mes larmes au résultat de la tristesse sur mes joies. Car, tout est dans l’excès chez notre poète franco-slave, de l’enthousiasme à la dépression profonde, puits sans fond : Et je suis pauvre, oui, parfaitement pauvre – M’étant démuni de ma peau pour ne ressembler à rien. Toutes celles et tous ceux qui connaissent Ivica sont capables de raconter maintes aventures et anecdotes à son sujet. Ses frasques sont nombreuses. Les unes, hilarantes. Les autres, beaucoup beaucoup moins : L’âme perd sa carapace – L’étincelle est le cri du silex.

Alain Breton a travaillé de concert avec Ivica sur son gros manuscrit. Ivica, d’ailleurs, accepte les critiques et propositions, y compris lorsqu’il s’agit qu’il retravaille ses poèmes. D’emblée, il se distingue. Ivica est à part, car son vécu, nous le connaissons et c’est lui, naturellement, que nous retrouvons dans son poème : sa viande se prend pour de la terre.

Ivica Hénin est l’auteur d’un livre de poèmes au titre particulièrement violent, Je détruis toutes les secondes qui m'ont fait naître (éd. Librairie-Galerie Racine, 1999), où tout est dit d’emblée, dès le titre, de l’abandon traumatisant subi à la naissance : Le sommeil est la seconde – Vie avant la mort – Je me regarde dans la glace – Et qui vois-je ? – Rien – Elle est mal barrée – Mon histoire.

Ivica Hénin saigne noir au cœur de sa jeunesse et de son siècle, avec le rêve tenace de l’amour dans ses veines en fusion : Brodeuse de lèvres pour baiser – Où les nuits viennent s’écraser – Elle est la fièvre qui l’anime – Le désir qui la rend belle.

Bien sûr, Ivica, marié, divorcé, père d’un fils, Maël, a sans cesse été instable dans sa vie privée comme professionnelle, ne tenant pas en place et exerçant toutes sortes de métiers. On l’a vu cuisinier, marin, donnant des cours de philosophie et de littérature et que sais-je encore… Il écrivait sans cesse sur des carnets qu’il nous montrait : des poèmes, des pièces de théâtre, des nouvelles, des romans. Il s’agissait plutôt d’idées, de bribes, de brouillons, avec parfois une belle matière. Alain Breton a plusieurs fois tenté de l’aider en lui prodiguant maints conseils et en le faisant retravailler. Mais ce fut en vain. Ivica abandonnait les manuscrits à l’état d’ébauche les uns après les autres. Une histoire sans fin. Aucun livre n’a succédé à Je détruis toutes les secondes qui m'ont fait naître. Mais le poème de l’azur et des abysses que fut sa vie, n’en est-il pas le prolongement ?

Récemment, Ivica, qui ne donnait guère de nouvelles, a quitté Paris pour s’installer dans le Finistère, en Bretagne, à Taulé, à la naissance de la presqu’île de Carantec où, sans moyen de locomotion (il avait interdiction de conduire en raison du très fort traitement médicamenteux qui était le sien), il vit à sept kilomètres de Morlaix, la ville du grand poète breton maudit Tristan Corbière, qui écrit : Tu ne me veux pas en rêve, -Tu m’auras en cauchemar ! - T’écorchant au vif, sans trêve, – Pour moi., pour l’amour de l’art. Ivica lui répond : La douleur fait de nous des plaies - Et non des nerfs sauvages.

Notre ami Ivica Hénin a été retrouvé mort chez lui, une banale et fatale chute dans un escalier, à Taulé, le samedi 20 avril 2024, à l’âge de 49 ans. Nous pensons bien fort à son fils et à sa compagne Sissi. Notre ami Guy Chambelland a bien raison d'écrire : « L’histoire, c’est une texture d’absurdité et de saloperies. La beauté c’est l’illumination dans cette misère. »

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

À Ivica Hénin

 

Je viens d’arriver

J’ai appris ta mort ici

Entre deux bras de rivière

Où la terre et la mer

Toutes remuées d’eau

Ne dorment pas

Je suis allée au pied du grand peuplier noir

C’est là que, fouillant ma mémoire à

la recherche d’un reste de toi

Qui viens d’un pays où la poésie n’est pas un accident

Qui, toujours, te plaques contre ton ombre

Et détruis les secondes qui t’ont fait naître

Toi que je revois à Attichy où nous allions et

Où tu buvais tes enfers et terreurs quand

Mon grand-père pendant la guerre

Avait souffert de la soif

C’est là, au pied du grand peuplier noir

Loin des terres dévastées de Yougoslavie

Dans tes yeux incandescents

Loin de l’arrachement aux barreaux du petit lit orphelin

Dans le silence duquel tu t’abritais

C’est là, au pied du grand peuplier noir

Que j’ai déposé tes guerres et que je t’ai enterré

Entre deux bras de rivière

 

Estelle Dumortier, 22 avril 2024

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

 

TOTEM DE LA NEIGE QUI HABITE NOS OS

 

               Comme un vieux journal ils déchirèrent le monde. Dusan Matic

                                 à Tomica Bajsić et à Ivica Hénin.

 

Dubrovnik

Palais lapidé sous la mer qui t’invente

Et que caressent des rasoirs

 

Dubrovnik

Ton corps est l’impasse de mes mots

Ton corps est la bouée de sauvetage de la beauté

 

Et je te nomme désir

Dans la nuit qui se déplie comme une paupière de solitude

Pour bâtir l’atelier du soleil

 

Et je te nomme poème

Dans tes yeux je plante ma certitude et mon dégoût

Le jour se lève et la guerre a oublié ses cendres

 

J’efface mon nom

Le temps et ses fossiles

Une cage de secondes mortes dans les viscères du soir

 

Je laisse mon plus beau vers

Le prénom de mon fils

Pour tamiser un volcan que l’avenir chevauche déjà

 

L’avenir aux muqueuses cannibales

C’est une femme engendrée par l’amour

Qui se dépose dans mon œil

 

Le gant du rêve dans la joue du réel

Les combats et leurs rues sans nom sont encore proches

 

Place Pile

Les bateaux enivrent les nuages

La guerre les jette à travers la fenêtre

 

On reconstruit toujours l’Hôtel Impérial

Qui est tout à fait chauve

 

En haut sur la colline

Une maison criblée de balles

Le reflet des yeux kalachnikov d’un milicien serbe

 

Apollon dans sa mansarde boit du café noir

Le poète Slavko Mihalic parle et raconte 1991

Ils bombardent Dubrovnik

 

La vie se consume dans le cendrier du fort Saint-Jean

Ici sera la Serbie ! décida Belgrade

Les balles sifflent pour toute conversation

 

Lorsque la bombe s’écrasa dans la cour

L’immeuble se balança autour de son axe

Les étages s’enchevêtrèrent

 

La boue et les pierres s’arrangent toujours avec la mort

Qui est une religion à portée de bulldozers ethniques

 

Neige antichambre de l’ombre

La lame de vivre se retranche dans l’enclave des mots

L’exil du langage

 

Et le poète prend les armes pour trouer la mémoire

 

Et il y eut Vukovar

Le Danube encore et toujours

Vukovar sous mes pas dans mes yeux

Vukovar épave béante sur tes hanches

Vukovar la clavicule brisée de l’horizon

400 blindés hier dans le fond de la gorge

 

Vukovar

300.000 obus hier pour coudre le jour au néant

Et ensevelir la vie

 

Les chars

La nuit leur appartient

La sueur des morts graisse leurs chaînes

 

De l’autre côté

Un ciel éventré à la baïonnette

De l’autre côté

La Bosnie

Les oiseaux aux béquilles de pluie valsent sur les poubelles du monde

 

Cimetières dans le pas de vis de l’insomnie

Zone de sécurité de l’O.N.U

Le revolver au poing de la neige

 

Ici on a enclavé on a désenclavé

On a massacré on a violé on a torturé on a pilonné…

Jeté la mort et la vie par-dessus l’épaule des montagnes boiteuses

Qui fument des faubourgs aux veines ouvertes

 

Sur le bord de la route de Sarajevo

J’ai vu un pays invisible qui flotte dans son manteau de meurtres

Cette vieille femme aux yeux vides

Assise devant sa maison sans toit sans porte ni fenêtre

Cette vieille femme aux yeux vides qui marque son territoire

Et qui attend et qui attend…

 

Elle parle avec le vent qui court sur un trottoir défoncé…

 

Vivre…

Reconstruire…

Vivre vaille que vaille !

Les hanches du sang sont les écharpes de la mémoire

 

La banquise joue aux osselets avec le réel

Un paquebot d’orties vient de couler au large

 

Le cri a éventré la solitude à l’arme blanche

 

Le poisson-poignet décapite les œillets de l’hiver

Et le poète taille des volcans à la hache de ses émotions

 

J’ai vu Mostar dans sa cuvette-chaudron à 40°

La Neretva éclaire la route que l’on démine encore

Les débris du vieux pont dans le golfe de mes mains

 

Mostar

La mort épure le silence

Avale le jour à l’angle de la solitude

Aboie dans le vide au seuil de l’ombre

Le temps pulvérisé

Tout a été pulvérisé à Mostar

Tout !

Dans un chaos d’angles de tirs de dards et de dégoût

Tout !

 

Mostar s’effondre dans mes yeux

Mostar

Poignards de la mort

Mostar est un terrain vague

Un mur de prison entre les dents

 

Mostar

La neige est l’haleine de l’ombre

La neige habite nos os

Et parle avec le vent qui s’endort dans la paupière de l’arbre

 

Mostar s’envole avec la mer

Une ville de pierre s’ouvre comme une porte aussi belle que le hasard

Pour couler la nuit dans le plomb des vertèbres du jour

 

Et que flambent toutes les mers du Sahara

Que flambent dans le vieux port de Dubrovnik

Les fleurs de la solitude

Le Stradun tatoué sur l’épaule du monde.

Christophe DAUPHIN

(Poème extrait de Totems aux yeux de rasoir, éd. Librairie-Galerie Racine, 2010).




IVICA

 

Ivica est une étoile, maintenant

L'obsession du ciel, pour qui

Tu naviguais au près, pour

Sauter dedans pieds joints et à mains nues

La funambulle, corde tendue entre les îles

De ton histoire,

Te va comme un gant,

Paysan sans terre où poser tes pieds,

Tes épices prêtes à déclencher un typhon

Et le ciel qui [te] rattrape

Les mots sont ta glaise ta cuisine ta tramontane

Et ton piège à rêves.

Quand la corde éclate enfin au grand jour

Au grand air

La décharge est si forte,

L'électron définitivement libre,

Et nous pleurerons de loin,

Que tu entendes nos larmes

Mais surtout, surtout,

Qu'elles ne te blessent pas,

Qu'elles ne troublent pas ton sommeil, ta

Seconde vie avant la mort,

Cette corde où tu as inscrit ta signature, où

Tu as marché sur ton nom, où

Tu as trébuché.

Il fait nuit comme jamais,

Il fait nuit et tu apparais, petit garçon obscur

Au sommeil sacré,

Pour nous écrire la plus belle page de ton journal.

Tous tes vers mènent à Rome.

 

Ludovic TOURNÈS

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

PROLÉGOMÈNES À LA GÉNÉRATION DE 99

 

Si le poète ne peut vivre qu’en mettant le feu au langage, nous nous chaufferons à son brasier. L’adage de Jean Breton a rarement été autant d’actualité que durant la fin des années 1990 et le début des années 2000. Cette période se rattache à un lieu : la Librairie-galerie Racine du 23, rue Racine, Paris 6. Un lieu mythique de la poésie contemporaine, qui fut occupée de 1980 à 1996 par le poète-imprimeur-éditeur Guy Chambelland à l’enseigne de la revue et des éditions du Pont de l’Épée, puis Le Pont sous l’eau. C’est en effet, en ce lieu qu’émerge une nouvelle génération de poètes, que nous appellerons faute de mieux la Génération de 99, de l’année qui marque l’arrivée de nombre d’entre eux en poésie, ou leur affirmation. Cette aventure poétique prolonge en l’actualisant l’héritage de la Poésie pour vivre, laquelle depuis 1953, n’entend pas délivrer une poésie pour le divertissement des oisifs et des érudits ni pour être jugés à tout prix, mais, au contraire, une poésie autant éloignée de la prétention raffinée des mandarins que d’un populisme de pacotille. Une poésie de l’émotion, certes, mais d’une émotion débarrassée des criailleries romantiques, et qui creuse l’anecdote et la confidence, de la surface vers « le puits artésien de l’être », avec pour credo : « Si je ne trouve pas dans une œuvre quelques pulsations de l’homme ordinaire, elle me paraît sans légitimité. »

Guy Chambelland étant mort en 1996, sa librairie-galerie du 23, rue Racine, à Paris, ne tombe pas dans l’oubli, puisque deux de ses proches amis, les poètes Elodia Turki et Alain Breton, reprennent le flambeau du défunt « Pont de l’Épée » et de la « Poésie pour vivre », en créant, en 1996, les éditions Librairie-Galerie Racine, où sont publiés des poètes confirmés (Jean Breton et Guy Chambelland, Pierre Chabert, Jean Rivet, Serge Brindeau, Georges Jean, Hervé Delabarre, Paul Farellier, Claudine Bohi, Henri Rode, Jacques Simonomis, Jocelyne Curtil, Alain Simon, Yves Mazagre…) et de nombreux jeunes poètes qui prennent au mot Jean Breton lorsqu’il écrit (in Le Manifeste de l’homme ordinaire, La Table Ronde, 1964) : « Le poète n’est pas un être à part, ni un être au-dessus. Il n’est pas et n’a jamais été un être élu. Il s’exprime vaille que vaille, coincé entre les pierres et la lumière. Il considère sa profession toujours banale, retenu par la couleur des murs, appelé par le temps qui passe. Simplement il essaie de vivre, dans sa peau, dans ses rêves, de faire face à ses obligations, à ses amours. À tâtons, il avance vers le vrai, l’utile pour tous… »

Ces jeunes poètes ont d'une vingtaine d’années à une petite trentaine pour les aînés dont je suis, et font groupe en se lisant, se rencontrant, se liant, au 23, rue Racine, Paris 6, lieu où ils sont lus et publiés, et adhèrent au manifeste du lieu : « La LGR n’est ni une école qui dicte, ni une avant-garde qui guide. Rejetant toute conception élitiste ou idéologique qui manierait le mépris et la censure, elle défend et respecte une large pratique de l’écriture poétique dans le cadre d’un droit fondamental de l’individu : le droit à l’être. Ses repères sont clairs et exigeants, tant dans son activité éditoriale que dans ses manifestations poétiques. L’écriture poétique, plus qu'un jeu de mots ou d'émois, est une quête pour structurer son identité à son expérience intérieure, besoin vital et enjeu d’être pour un sujet, un autre et un monde plus réels et plus complets, unissant le sens du langage au sens de l’existence selon la liberté et l’authenticité de chacun : privilégier l’émotion, bien viser l’âme ou l’être, délivrer la beauté, dans la présence et la coïncidence du monde. Langage de l’être qui ne triche pas avec l’être, la poésie instruit l’authenticité émotionnelle de la vie. »

Chaque année, près d’une trentaine de livres enrichissent le catalogue de la collection LGR. La Librairie-Galerie Racine organise quasi chaque semaine, dans un mélange permanent des générations et des langues, des rencontres, des échanges, des lectures, des vernissages, des expositions, des signatures, dans une librairie bondée et pleine à craquer qui déborde sur le trottoir, jusqu’à tard dans la nuit. Cette période d’effervescence poétique et fraternelle est assurément un « Âge d’or » pour le lieu et pour la poésie. Ajoutons que vendre alors un livre à plusieurs centaines d’exemplaires ne relève pas encore de l’exploit. Les jeunes poètes ne sont pas en reste. Certains ne donneront qu’un livre, d’autres davantage, voire une œuvre qui s’orientera parfois vers la prose. Certains passeront de manière fugace, avant de s’évanouirent, alors que d’autres s’ancreront de manière durable, solidaire et fraternelle.

De ces poètes, citons les noms et quelques-uns de leurs livres publiés par la LGR, du peintre et poète Lionel Lathuille (né en 1971, À fleur de lumière, 1993, et Je me laverai, 2002), Pierrick de Chermont (né en 1965, Des citronniers et une abeille, 2000, et J’appartiens au dehors, 2008), Christophe Dauphin (né en 1968, L’Abattoir des étoiles, 2002, et La Banquette arrière des vagues, 2003),  Adrien Leroy (poète et champion du monde d’échecs Jeunes en 1991, né en 1981, Cendre de nuit, 2000, et Trame de flèches noires, 2003), Jacques Küpfer (né en 1966, Terra incognita, suivi de L’Enfant de l’automne, 1999), Sébastien Colmagro (né en 1978, Vertige d’une larme, 2001, et Le chien dont je te parle, 2010), Emmanuelle Favier (née en 1980, À chaque pas, une odeur, 2002), Ludovic Tournès (né en 1969, Éros Hiroschima, 2000, et Noir/Septembre,  2008), Valence Rouzaud (Mon âme est en ciseaux, 1998), Martin Laquet (né en 1976, La Nuit déshabillée, 1997, et L’Autre Versant ou le silence traversé, 2000), Francine Charron (née en 1968, Aux Arcs de Glace, 1998), Sébastien Crépin (né en 1975, Jadis, le visage penché, 2002), Anne Kanapitsas (née en 1969, Pavane, 2000), Jacques Kindo (né en 1973, La Fanfare de rubis, 2002), Claire Boitel (née en 1972, Le Chirurgien des braises, 1997, et Les Os voyeurs, 2000), Virginie Reiffsteck (née en 1972, Cent pas dans le cercle de la terre, 2005), Olivier Margerit (Petits Poèmes atroces, 2001), Rémi Arnaud (1975-2008, La nuit des miroirs, 1999), Yann Robert (né en 1974, Débroussaille, 2002, et Le Sourire de corail, 2007), Noam Bonnand (Lolo tôtelle, 2001), Annick Toussaint  (née en 1975, Mélodie en canard mineur, 1997, et Tragédie coccinelle, 2000), Cédric Rognon (né en 1973, C’est la suie des corps qui fait la nuit, 2001), Laurence Sylvère, alias Laurence Bouloumié (Claire de foudre, 1997), Frédéric Trannoy (Rue Véra Kolessina, 2001), Estelle Dumortier (née en 1977, Où l’air ne chute pas, premiers extraits parus en 2008) et Ivica Hénin (1975-2024,  Je détruis les secondes qui m'ont fait naître, 1999)…

Au sein de cette nouvelle génération de poètes, la Génération de 99, toutes et tous ont saisi une invitation à venir partager des valeurs communes, une certaine idée du bonheur et de la justice, inséparable de l’expérience poétique, avec une vérité pratique essentielle, chère à Jean Breton : « Celle d’ouvrir les yeux des jeunes poètes non contaminés par le microbe du verbalisme. »

Cette nouvelle génération de poètes, dépasse bien sûr la vingtaine qui gravite autour de la Librairie-Galerie Racine et des Hommes sans Épaules. Marcel Jullian et Jean Orizet parlent à leur égard (in revue Poésie/Vagabondages n°29, 2002) de « Nouvelle Poésie de langue française « : « La jeune poésie d’aujourd’hui continue d’exprimer la révolte, la blessure et l’amour, et ne se satisfait pas forcément d’une abstraite rêverie métaphysique ou de fantaisies typographiques et verbales… Ce sont des poètes d’exigence et de passions. » Toujours dans le même numéro, le poète Jacques Küpfer parle de « lyrisme en partage » : « La poésie donne une légitimité à nos rêves, nous fait souvent changer de peau, elle nous emmène là où nous ne serions jamais allés. Elle nous révèle ce que nous sommes, ce que nous voudrions être, ce qui nous effraie en nous-mêmes. Elle nous renvoie à des questions, des souffrances, des angoisses, des jubilations qui ne sont pas toujours les nôtres, mais que nous accueillons dans le grand silence (et le vacarme intérieur !) du partage et de l’émotion. »

D’autres publications rendent compte de l’émergence de cette génération : « La nuit ne s’ouvre que de l’intérieur ou la Nouvelle poésie française » (in revue Les Hommes sans Épaules n°13/14, 2003), qui présente quinze poètes de Yann Robert à la Libanaise Tamirace Fakhoury, en passant par le Belge Pierre Dancot, le Camerounais Alain-Patrice Nganang ou Miriam Silesu. J’écris dans ma préface : « Le Nouveau Lyrisme qu’ils incarnent est incontestable (et ne se limite pas aux seules frontières de la France, mais s’étend à la francophonie dans son ensemble et sa pluralité) et ne peut être nié… Ce qui frappent à travers ses poètes, c’est qu’ils se défient du passé, des écoles, des clans, des partis, des idéologies, n’entendent pas ingurgiter, à leur tour, une culture déjà digérée et malaxée par d’autres… Les poètes nouveaux venus essayent avant tout de poser leurs propres repères avec une lucidité souvent troublante, et de trouver leur identité avec les seuls moyens dont ils disposent : le langage et leurs émotions… C’est à partir de la vie quotidienne, de la solitude de l’individu, que s’exprime avant tout cette poésie qui, sans la moindre prétention théorique, entend trouver sa place, en forgeant un lyrisme à vif (sans soucis d’appartenance à une quelconque école) qui puise sa sève dans la confrontation de l’être aux prises avec lui-même et un monde extérieur peu reluisant. Ceci non sans maladresses, parfois, bien sûr, chez les plus jeunes. Mais la « tripe et la patte » sont au rendez-vous… La poésie est spontanéité, mais surtout, un dur et long travail sur soi et sur le langage, un arrachement intérieur constant… »

Citons « Dix poètes pour un nouvel automne » (in revue Poésie/Vagabondages n°43, 2005), Les nouveaux poètes français de Jean-Luc Favre et Matthias Vincenot (Jean- Pierre Hughet éditeur. Rééd. 2003), qui comprend une cinquantaine de poètes de tous les horizons, nés entre 1955 et 1979. Moyenne d’âge : 35 ans. Dans son avant-dire, Jean Orizet, écrit : « Cette anthologie pourrait bien être la première du tout neuf millénaire. Bouteille lancée à l’océan des jours, elle veut apporter le message de voix nouvelles dans la poésie contemporaine de langue française. Celle-ci, n’en déplaise aux fossoyeurs attitrés du lyrisme, ne s’est jamais si bien portée, chez nous, comme ailleurs… Une génération nouvelle s’exprime ici. Il y a de l’émotion à se dire qu’en elle, s’affûtent des voix majeures de demain… »

Citons encore, autour des jeunes poètes de Librairie-Galerie Racine : « Dix jeunes poètes vous tendent la main » (Librairie-Galerie Racine, 1999), dont j’écris en préface : « En prise directe sur leur époque : celle de l’épuration ethnique, des intégrismes et nationalismes assassins, du chômage et du Sida, de l’internet,  du libéralisme de l’argent fou, des Sicav et des stock-options, les poètes de cette nouvelle « génération perdue », sacrifiée sur l’autel des marchés financiers, répondent par la poésie comme par une gifle au goût public. Toutefois, pas de méprise, la poésie, bien avant d’être sociale, apparaît ici, comme étant : vitale. Elle est alors envisagée comme une promesse, une rencontre humaine, un cri, le seul moyen d’expression, le lieu unique de vivre et de respirer. Parce que l’existence est un phénomène poétique, rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Pour eux, la poésie n’est ni une fuite, ni un ornement, mais une appréhension du monde, un combat pour la vie. Ces poètes ne travaillent pas avec un mètre classique, mais avec leurs tripes, leur cœur, leurs propres impulsions nerveuses et rythmiques, réinventant par-là, le monde qui est en eux et dont les deux moteurs sont la révolte et l’amour… » Parmi les publications liées à cette « Génération de 99 », autour de la LGR et des HSE, citons encore le livret avec CD (poèmes magnifiquement lus par Yves Gasc, Rosine Favey, Albert-André L’Heureux et Philippe Valmont) « Poèmes pour demain » (Librairie-Galerie Racine/éditions du Vertige, 2005), autour de Sébastien Crépin, Cédric Rognon, Anne Kanapitsas, Yann Robert, Adrien Leroy, Christophe Dauphin, Ludovic Tournès, Lionel Lathuille, Sébastien Colmagro, Claire Boitel et Ivica Hénin  : Chante leur venue dans des pieds fatigués – Leur permission d’un monde qui nous crache au visage.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

Lionel Lathuille : L’heure du thé, huile sur cyanotype sur papier marouflé sur panneau de bois contreplaqué, 102,5 x 50 cm, 2024.

 

POUR IVICA

Cher Ivica, l’annonce de ta mort a d’abord suspendu mon regard : je commençais tout juste de reprendre une peinture restée en marge d’autres travaux dans l’atelier, et, considérant les premiers éléments sur la surface, je l’observais en formulant l’intuition que l’issue serait dans un juste déséquilibre. Trouver le juste déséquilibre, c’est peut-être notre défi de chaque jour pour maintenir notre dynamique et notre trajectoire, pour trouver notre cadence et notre rythme autour d’un point de bascule situé en nous et à partir duquel nous nous élançons dans l’espace. Un défi de chaque jour, un défi de chaque seconde. Tu t’es cogné aussi à ce point de bascule. Et les secondes, tu savais les compter depuis ta naissance jusqu’à nous en donner le vertige.

Nous ne nous sommes finalement pas souvent rencontrés, Ivica, j’étais pour toi un ami d’amis, mais tu m’as toujours signifié une vive affection, une tendresse aussi généreuse que désarmante par la forme d’excès avec laquelle parfois tu l’exprimais. Sans doute l’excès aura été ton chemin et tes ravines. Comme péril et menace jusque dans la douceur, ou inversement.  Exaltation croisant exaspération, déflagration côtoyant le merveilleux. Figure de danseur ou de funambule contraint à la liberté dans un champ de mines. Figure du vivant portant une terre de dévastation en dedans. Tu t’es dépeint en « clown dont les bras trop courts ne peuvent saisir ce qu’offre le monde », tu as pourtant furieusement éclairé des instants que nous avons partagés dans ce monde. Et lorsque ton geste a su trouver la formule par-dessus tes abîmes, c’est une puissante ligne de crête que tu as tracée pour nous. Un exorcisme à contrejour. Et nous en lisons les éclats dans ton recueil « je détruis les secondes qui m’ont fait naître ». Cette ligne de crête à laquelle tu étais parvenu promettait d’autres tracés dans la lumière, mais la terre est friable.

En regardant la petite peinture que j’évoquais plus haut, conçue en rapport à un ensemble dans lequel a priori elle s’insérera, j’avais imaginé ce titre provisoire : « Qui couve un citron - comme un conte ». Et associer cette peinture à une fable ou à un conte rappelle ce soir combien il y avait dans tes yeux le regard inextinguible d’un enfant ardent et inconsolable, d’un enfant auquel on aimerait conter une histoire, la bonne histoire, afin de l’apaiser.
Quand j’ai repris cette peinture quelques heures après l’annonce de ta mort, c’est avec ta présence et ta voix que mes gestes ont composé. Chaque geste se liant au cours des souvenirs comme notre regard s’accroche aux plumes d’un oiseau et se laisse emporter dans son sillage. Alors le motif du corbeau que j’explore depuis des années, quasiment à la manière d’un totem, est devenu le tien ce soir dans l’atelier : ton totem dans cette apparition rouge, inquiète et souveraine à la fois, dans son équilibre précaire – ou précisément dans un juste déséquilibre. Quant au marteau qui semble osciller au-dessus du crâne, s’il peut convoquer la menace, le métronome ou le balancier de la pendule, il fait aussi écho au « marteau sans maître » de René Char ; et ce soir résonnent autrement ses vers : « Enfant la jetée-promenade sauvage / Homme l’illusion imitée / Des yeux purs dans les bois / Cherchent en pleurant la tête habitable. »  

Il y a seize ans, au terme d’une nuit de juin au cours de laquelle nous avions dégusté une grande quantité de champagne, encore rieurs dans l’heure fraîche et bleue du petit matin, quelques-uns d’entre nous ont improvisé des chants. Puis j’ai saisi un cor de chasse pour n’en sortir qu’un enchaînement de notes rudimentaires. De ton côté tu as investi le piano à proximité et tu as immédiatement fourni les accords qui manquaient, des accords sur lesquels mes notes répétées ont pu atteindre la qualité d’une mélodie méditative et hypnotique. Alors ce soir, et demain matin aussi, je rassemblerai à nouveau ces secondes partagées et notre musique improvisée durera.

Lionel LATHUILLE, Saint-Jean de Sixt, le 24 avril 2024

(Revue Les Hommes sans Épaules).



Lionel Lathuille : Qui couve un citron - comme un conte,
huile sur cyanotype sur papier marouflé sur panneau de bois contreplaqué, 102,5 x 50 cm, 2024.


LETTRE À IVICA

Mon cher Ivica, C'était le 12 mai 2009 à L'entrepôt à Paris. Je t’avais demandé d'être un de mes deux clochards célestes avec le poète Nicolas Cariven, dans une soirée nommée "Le souffle de Kerouac" avec Laurent Epstein au piano. Cette soirée je l’avais imaginée, un peu avant dans les rues d’Agen avec notre ami Sébastien Colmagro.  Soudain nous criâmes le titre « Le souffle de Kerouac » et dans le feu de l’action, sans doute, déjà le tien, Sébastien et moi avions été rattrapés in extrémis, par Maguy, mon épouse, avant qu’une voiture ne nous renverse !

C’était toi le choix évident pour être Ray Smith, en fait Kerouac lui-même un des deux protagonistes principaux de ce chef d’œuvre, avec Japhy Ryder - Gary Snyder. Tu étais pour moi, si près Kerouac, lui voulant fuir le monde et la ville, en marchant dans la montagne avec Gary Snyder (peut-être aujourd’hui, le dernier survivant de la Beat Generation) à la recherche de son âme perdue...Toi né dans un pays qui n’existe plus…tu voulais « Détruire les secondes qui t’ont vu naître ».

J’ai une vidéo, de cette soirée. Je l’ai visionnée hier. Comme vous étiez gracieux tous les deux, Nicolas et toi, Ivica. Comme tu bougeais bien après en disant tes poèmes, en allant comme un danseur étoilé vers Le piano, vers Laurent, puis vers le milieu de la scène, comme vérifiant si nous étions encore là.

Sur l'affiche, tu t'étais présenté ainsi : Ivica Henin né en 1975 dans un pays qui n'existe plus. Riche en aventures et en miracles. Marin sans histoire ni avenir, mais dans un immense présent. Comblé par tout ce qu'une vie peut supporter sans plier. A faire, à suivre. Pardonnez-nous nos enfances. Pour le meilleur et pour le rire.

Plus tard avons eu une nuit de la Saint-Sylvestre, dans ta maison de Compiègne, où aidé par Maguy qui était née dans un restaurant et adora parler cuisine avec toi, tu nous offris, en ange tourmenté aussi rieur que douloureux, quand cette image de Croatie, où tu étais allé, puisque ton pays n’existait plus, revenait en boucle du « sniper » qui te vise et que tu vises, un repas digne des Dieux de l'olympe ; au petit matin, nous te couchâmes en te berçant comme un enfant...

Il y eut une autre nuit où, entre mets fins et grands crus que tu m’offris dans un bon restaurant montmartrois, nous parlâmes de ce miracle si beau, si poétique, mais si douloureux pour toi d'être en vie. Je me rappelle que tu avais décidé de me rendre riche. Et que lequel avait commencé ? nous avions ri aux larmes, en parlant de lingots d’or, de tes métiers, de tes voyages en mer de nos amitiés, nos amours, nos enfances. Oui c’est ça avec toi la vie faisait rire aux larmes !

J'avais déjà plus de 60 ans et je rentrai ensuite embrasser ma vieille mère vers Montsouris, le cœur battant doucement, sans lingots d’or mais les artères pleines de l'or du temps, chère à André Breton, et de celui d’un Château Margaux je crois, et peut-être du sang des justes.

Ton dernier message, il n'y a pas si longtemps, c'était : " mon Dédé, c'est quand tu veux. Moi qui aurais tant aimé t’aider à « reconstruire » « les secondes qui t’ont vu naître », je vais peut-être continuer ma vie avec un remord...

Dors bien, mon cher Ivica, mon clochard céleste, mon Peter Pan ; peut-être, pourras-tu saluer pour moi, mon frère Patrice. Fais attention, il est fragile.

Ton vieux Dédé.

André PRODHOMME, La Pommeraie, Val Couesnon le 24 avril 2024.


MA FORCE ME DÉPASSE


Ma force me dépasse, je ne serais pas un Homme ordinaire.

Je suis venu bousculer les certitudes. Telle est mon immense aventure,

telle est l’aventure de l’ombre. Je ne suis pas une force, je suis une vitesse.

Je serpente dans un possible qui n’est pas le vôtre.

N’ayant pas vos limites, je n’ai pas votre morale.

Vos pires cauchemars sont aux chevets des sommets dont je suis capable.

Je serais le monstre si je n’étais pas la merveille.

Je suis sans limite, alors je peux être sans scrupule.

D’un côté je suis fléau, de l’autre, bénédiction.

Je suis un acte de dictature qui rétabli l’équilibre.

 

Ivica HÉNIN (Poème inédit).

 

JOURNAL D’UN INCONSCIENT

 

J’étais un petit garçon. Jusqu’à l’immanquable jour où je suis devenu un grand garçon. Ça changeait tout. Hélas pour moi, de ce jour je ne garde aucun souvenir. Plus tard et à ma grande surprise, j’ai appris en avoir presque fini avec l’adolescence. Quant à l’homme dont on m’habille, celui-là j’en ai bien entendu parler, sans jamais arriver à le saisir en moi. Sauf que pour avoir une idée de quelque chose d’aussi grave, il faut s’y reconnaitre.  Or, je m’y perds complètement, moi. Comment voulez-vous que, privé de toute enfance par les adultes, je voue un appétit à ce qu’on appelle la raison ? L’âge de raison, je l’ai atteint le jour où j’ai mis le feu à mon école pour la première fois. Personne ne m’en a félicité d’ailleurs. Ils ont préféré fermer les yeux. À croire que la flamme brûle moins une fois les yeux fermés. Voilà.  Les histoires des adultes dont j’avais entendu parler. Ils savent faire des films. Des guerres. Et des enfants pour remplacer ceux qui y vont en fermant les yeux. Ceux qui y meurent sans avoir eu le temps de dire merde.  Pour tous ceux-là, je dis merde à tous les adultes que je n’ai pas l’extrême douleur de connaître.  Et les autres. Un peu pour moi aussi c’est vrai. Je suis un bon élève de la vie. Mettre le feu à l’école n’était peut-être pas une excellente idée.  Mais je dirai pour ma défense que personne n’a voulu m’aider à obtenir pour l’enfance quelques sièges au Parlement. Il est aussi à noter que, récidiviste et ne m’étant jamais fait surprendre, j’ai toujours accompli mes ouvres pour l’Enfance Libre dans la plus grande discrétion et le moins de sérieux possible. Je choisissais pour épicentre de mon brasier les en• droits où seules les grandes personnes avaient le droit de se rendre.  Salles de professeurs, bureaux, etc.  Ma seule erreur fut de sous-estimer l’adulte. L’adulte a des moyens de contrôle sur beaucoup de choses, dont l’enfance et le feu. Les deux sont dangereux pour l’adulte.  De telle sorte que je n’ai jamais réussi à en tuer un seul. Même pas un tout petit. J’ai également appris que l’adulte est un redoutable spécimen de prédateur. L’adulte mange ses enfants par l’enfance aussi inexorablement qu’un virus détruit nos défenses. L’enfant est un univers de sens et de métamorphose. L’adulte, lui, aussitôt sacré Roi de sa peine, est incapable du moindre mouvement. Il traverse le monde en avion mais il est également inapte à percevoir les mille et-une-forêts qui peuplent les chambres d’enfant.

Voilà l’adulte :  un sac de racines !

Le soleil ne fait pas d’ombre à sa lumière. Il fait jour. Il fait jour. La nuit, il brille par son absence. Il brille encore. De toutes façons, qui écoute les enfants ici ?

Alors, à quoi bon éteindre mes feux ?

 

Ivica HÉNIN

(Poème extrait de Je détruis toutes les secondes qui m'ont fait naître, éd. Librairie-Galerie Racine, 1999).




 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : CHRONIQUE DU NOUVEAU LYRISME n° 13