Jean JAUSION

Jean JAUSION



ROMÉO ET JULIETTE EN 1942 : ANNETTE ZELMAN & JEAN JAUSION

 

La vie de Jean Jausion fut brève, aussi exaltée que dramatique en un temps qui ne l’était pas moins. Jean Jausion est né en 1917, à Paris, au sein d’une famille bourgeoise. Son père, Henri Jausion a fait ses études de médecine à l’École du service de santé militaire de Lyon. En 1914, il épouse Claude Champ. Le docteur Jausion est ensuite en poste en Afrique du Nord et à Paris avant de devenir professeur agrégé Val-de-Grâce en 1924. De 1930 à 1934, il exerce à l’hôpital militaire Villemin. En 1935, il devient directeur des laboratoires de recherches et le service de dermatologie de l’hôpital franco-musulman de Paris (hôpital Avicenne) qui vient d’être créé en 1935 pour accueillir les patients musulmans de Paris et du département de la Seine. Auteur de nombreux articles scientifiques, décrit comme un personnage « gai, jovial, enjoué, d’une verve incroyable, volubile », Hubert Jausion est considéré comme un médecin brillant, un humaniste, passionné d’art et lié au milieu littéraire, proche de Jean Cocteau et d’Anna de Noailles.

Féru d’art et de poésie, alors qu’il est encore étudiant en philosophie, Jean Jausion, comme nombre de ses amis (dont la majorité sont des étudiants des lycées Louis-le-Grand et Henri IV), rejoint, en 1938, le groupe néo-dadaïste Les Réverbères, que fondent Michel Tapié, Jacques Bureau, Pierre Minne, Henri Bernard et le peintre Jean Marembert. Parmi cette jeune garde, on retrouve : Jean-François Chabrun, Marc Patin, Jean Hoyaux, Noël Arnaud, Gérard de Sède, Francis Crémieux, Nadine Lefébure, Jean-Claude Diamant-Berger, Georges Herment, Michel Perrin ou Aline Gagnaire. Jausion écrit : « Je ne suis pas dialecticien. je ne suis pas non plus poète. je suis un bocal rempli de choses hétéroclites et qui n'attend pas d’étiquette. »

Le poète-oiseleur des Réverbères

Fort d’une trentaine de membres, le groupe des Réverbères s’organise et sort en avril 1938 le premier numéro de sa revue (il y aura cinq livraisons entre 1938 et 1939). Le numéro s’ouvre par une « Lettre ouverte à André Breton » : « Nous n’avons pas craint de nous lancer à âme perdue, quitte à ne plus jamais en voir la lisière, dans la plus lumineuse forêt de prismes qu’assez audacieusement vous avez mise à notre disposition dès 1920. Ils sont encore quelques-uns dont il peut nous être permis de ne pas désespérer. Mais à vous, Breton, nous ne passerons rien… » Jean Jausion est l’un des membres les plus actifs du groupe. Il participe à toutes les manifestations et donne des poèmes et des textes dans tous les numéros de la revue : « Une flèche lancée par l’ermite aux yeux larvés traversa une à une les viscères sidérales pour s’en aller se perdre dans le roulement à bille des souvenirs. Les trois conspirateurs leur coup fait iront s’enivrer du produit stellaire d’une carotide horriblement mutilée dont les segments cachés derrière chaque buisson s’enroulent traîtreusement autour du cou des voyageurs égarés à la recherche de l’entité matrice et motrice : La montagne Pelée », (extrait du poème en prose « Les Amours de la Montagne Pelée » in Les Reverbères n°3, 1938).

Dès le second numéro, en juin 1938, la revue atteint un tirage record pour l’époque de 1500 exemplaires. Ce numéro s’ouvre d’emblée sur un manifeste : « Démobilisation de la poésie », signé par seize collaborateurs, dont Jean Jausion et Marc Patin : « La honte est réservée aux singes et aux autruches, qui continuent à jouer à la révolution après la bataille. La Révolution surréaliste est faite. Nous démobilisons la poésie. Nous rejetons les uniformes, les frocs, les étiquettes. Nous nous installons dans le merveilleux avec nos propres formes, sans angoisse et sans inquiétude. La poésie est libre, immorale, gratuite et le jeu commence. Nous négligeons le reproche de monter à la tour d’ivoire ou de faire la grève. Nous promenons notre pancarte : LA POÉSIE EST PARTOUT. »

Ce numéro est aussi le prélude à une grande exposition de peintures, dessins et sculptures, que le groupe organise du 25 juin au 10 juillet 1938, ainsi qu’à l’édition d’une anthologie. « Les Réverbères illuminent », écrit le critique Gaston Diehl. Le groupe des Réverbères rassemble un grand nombre de jeunes artistes et ne souhaite aucunement restreindre son action à la publication d’une revue, puisqu’il organise dans un climat de réelle effervescence des soirées théâtrales (on joue Tzara, Ribemont-Dessaignes ou Apollinaire), ainsi que des concerts de jazz. Le groupe possède son propre orchestre auquel se joint volontiers, entre autres, Django Reinhardt. À l’édition de la revue s’ajoute la publication de recueils et cahiers de Tristan Tzara, Jean Cocteau, Jean Jausion…, ainsi que des enregistrements phonographiques, dont les Mélodies et La Mort de Socrate d’Erik Satie.

Le quatrième numéro de la revue (mars 1939) entraîne une scission entre les éléments politisés, emmenés par Jean-François Chabrun  (« Le poète doit tout oublier de ce qui n’est pas révolution intellectuelle et sociale, et ne jamais abandonner son activité politique pour des jeux poétiques qui ne sont que l’aspect intellectuel de la lâcheté égoïste des bourgeois… vous refusez de nous laisser crier dans votre revue, veuillez accepter notre démission ») et les éléments demeurant passionnés avant tout par la dimension artistique (autour de Jean Marembert). Tout comme seize autres signataires – dont Marc Patin – Jean Jausion, bien que très à gauche politiquement, refuse que la revue devienne une tribune politique et se range du côté des seconds : « Nous ne pouvons que souhaiter à nos amis toutes les chances de s’exprimer pleinement dans une feuille politique. Notre manifeste est clair. Que chacun, hors de l’atelier, fasse la politique qu’il croit pouvoir défendre. Le poète n’est pas au service de la révolution et la révolution n’est pas au service du poète. Lui, accomplit sa révolution perpétuelle, comme le soleil. »

En juillet 1939, paraît le cinquième et dernier numéro des Réverbères. Au sommaire : pas moins de six manifestes sur la peinture, sur le théâtre, sur le jazz, ou sur la poésie : « Les Réverbères se fichent de la nouveauté pour la nouveauté comme de l’an 40. La poésie n’est pas dans la nouveauté. C’est elle qui est toujours nouvelle. » Jausion ajoute : « J’ai deux idées qui tiennent une grande place dans mon cerveau. ce sont les deux principes de l’anarchie : 1/ N’emmerde pas ton voisin ; 2/ A part cela fait ce que tu veux. or tous els poètes, à les en croire, sont des anarchistes… Poésie : Extériorisation violente du moi profond en lutte contre la société et ses cadres rigides et étroits de moralité, de patriotisme, de religion, que sais-je ? Voilà du moins ce qu’ils en disent. Alors pourquoi sont-ils parfois si ennuyeux ? C’est contrevenir au premier de ces deux principes, donc faillir à la réputation de véritable anarchistes… »

 Annette et Jean, les amants du Flore

La Deuxième Guerre mondiale éclate sans pour autant surprendre Jean Jausion. Au milieu de ce désastre sans précédent, de la bataille de France qui se déclenche en mai 1940, Jausion rencontre le grand amour à Paris. Il s’agit d’Annette Zelman, née à Nancy, le 6 octobre 1921, dans une famille juive polonaise de cinq enfants. Tailleur de profession, rue de la Hache (aujourd’hui, 9, rue des Sœurs-Macarons), à Nancy, originaire d’Alexandrow en Pologne, ancien combattant de l’armée russe, Moceck Zelman, le père, s’est installé en France avec son épouse au tout début des années 1920. Les Zelman doivent abandonner leur boutique de confection en 1939, peu après la déclaration de guerre. Réfugiée à Bordeaux, avant de gagner Paris, la famille est recensée comme « israélite » en octobre 1940. Annette Zelman est recensée comme apprentie couturière.

Annette, jeune fille vive et gaie, suit des études aux Beaux-Arts, lorsqu’elle rencontre au Café de Flore, à l’automne 1941, Jean Jausion, étudiant et jeune poète, qui a déjà publié deux plaquettes de poèmes : Dégradé (1938) et Polyphème ou l’Escadron bleu (1939). Du poète Jausion, Jacques Bureau écrit (in Les Réverbères) : « On découvre dans sa poésie les ressources diverses d'une tendance unique : la tendance au TANGIBLE ! Il ne saurait pour lui, exception faite pour les archaïsmes et les préciosités des premiers poèmes, être question de brouillard. Aussi bien, ne croit-il qu'à ce qu’il voit, qu’à ce qu’il touche, qu’à ce qui le touche. »

Annette, qui écrit à son frère « le bonheur illumine mon avenir », ne tarde pas à adopter et à être adoptée par le petit monde des créateurs de Saint-Germain-des-Prés, comme le relate Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge (Gallimard, 1960). Jean Jausion présente Annette à ses amis, lesquels, pour une part (dont Jean Hoyaux et surtout Marc Patin et Jean-François Chabrun), à la fin de l’aventure néo-dadaïste des Réverbères, ont formé le groupe de La Main à plume (dont le nom se réfère à Arthur Rimbaud), un collectif constitué par d’anciens membres, et du groupe surréaliste, et des Réverbères, et qui comprend une vingtaine d’artistes et d’intellectuels.

En pleine tourmente nazie, La Main à plume rassemble les forces vives (demeurées en France) du surréalisme et poursuit l’action intransigeante et critique de ce mouvement, en ces temps du terrible et de l’assassinat collectif. Jausion a toujours penché davantage pour Dada que pour le surréalisme, ainsi qu’il l’a rappelé lui-même (in Les Réverbères n°4, 1939) : « Je vais vous faire un scandalisant aveu. Je préfère souvent Péret, oui, Péret, à Eluard, parfaitement Eluard. Dans tous les cas, je préfère la dialectique appétissante de Dali à la grandiloquence de Breton. »

Roméo et Juliette en 1942 : Annette et Jean

Le 15 mai 1942, le couple Annette-Jean, inséparable et installé ensemble, se rend à la mairie du 10e arrondissement, pour fixer la date du mariage. Opposée à ce mariage, la famille Zelman se résout au projet et accueille Jean comme un fils. « Je vais l’épouser, annonce Annette à son père et, en tant que juive, je ne risque plus rien puisque je m’appellerai Jausion. » Les Zelman confient Annette à Jean, avant leur départ en zone libre (à Limoges) au début du printemps 1942. La famille Jausion et notamment le père, rejette viscéralement ce projet de mariage : cette « union déplorable avec la fiancée juive ». Épouser une jeune femme juive en 1942 ! Le docteur Jausion entend bien empêcher cette union par tous les moyens.

Le vendredi 22 mai 1942, Annette Zelman est arrêtée à son domicile par la police française sur ordre du SS-Hauptsturmführer Theodor Dannecker, pour le « motif » (indiqué sur sa fiche administrative, conservée au centre de documentation juive contemporaine, à Paris) : « Projet de mariage avec un aryen ». De septembre 1940 à août 1942, Dannecker dirige le service de contre-espionnage nazi à Paris. En tant que chef, à Paris, de la section de la Gestapo, chargée de la « question juive », il représente Eichmann, lui-même rattaché à Heydrich, qui dirige l’Office central de sécurité du Reich. Le capitaine SS Theodor Dannecker, en charge de la « question juive » en France, vient d’élaborer un programme de trois mois visant à arrêter et à déporter 39.000 juifs, dont 15.000, pour la seule région parisienne », comme l’écrit Serge Klarsfeld (in Le calendrier de la persécution des juifs en France). Pour les Vichystes comme pour les Nazis, les unions « mixtes » sont inacceptables. Une note du chef du service des Affaires juives de la Gestapo à Paris, Theodor Dannecker, à Darquier de Pellepoix, commissaire général aux Questions juives, datée du 23 mai 1942, est ainsi rédigée : « Concerne : mariage entre non-juifs et juifs. J’ai appris que le ressortissant français (aryen), Jean Jausion, étudiant en philosophie, 24 ans, a l’intention d’épouser pendant les jours de Pentecôte la juive Anna Malka Zelman, née le 6.10.1921 à Nancy. Les parents de Jausion désireraient de toute manière empêcher cette union, mais ils n’en ont pas le moyen. J’ai en conséquence ordonné comme mesure préventive l’arrestation de la juive Zelman et son internement dans le camp de la caserne des Tourelles. »

Grand lettré et scientifique, le docteur Jausion a de nombreux amis prestigieux et influents, dont certains sont hauts placés et influents au sein du Gouvernement de Vichy et de la sphère du collaborationnisme. A-t-il dénoncé directement Annette à la Gestapo ? Ou s’est-il adressé à un ami proche de Dannecker ? Hubert Jausion est notamment lié à l’acteur et collaborateur notoire Robert Le Vigan, membre du Parti populaire français de Jacques Doriot et ami intime de Louis-Ferdinand Céline, auteur de nombreuses lettres de délation à la Gestapo concernant le milieu artistique. Ce qui est certain, c’est que la responsabilité du docteur Jausion est accablante dans l’arrestation d’Annette, qui n’est pas dupe, ainsi que Jean. Dans ses lettres de mai et juin 1942, Annette l’écrit sans ambages : « J’ai raconté mon « cas » qui a étonné toutes les filles et aussi indigné, comme il se doit… Je déteste copieusement tes parents et sois certain que jamais je ne voudrai les voir et que je me souviendrai toute ma vie de cette lâcheté… Ah ! ton père, ton père !!... Je le hais d’autant plus que je sais que jamais je ne pourrai me venger de lui, je ne suis pas assez méchante moi. » 

Boris Vian, ami de Jean Jausion, écrira (in Manuel de Saint-Germain-des-Prés, Éd. du Chêne, 1951) : « Le pauvre Jausion dont l’amie, une charmante Tchèque, fut déportée à la demande du père de Jausion qui dit aux Allemands : « Faites peur à cette fille, sinon il va l’épouser. » On l’arrêta pour lui faire peur, si bien qu’elle mourut en déportation. »

« Pour avoir eu ce projet de mariage, ma sœur a été prise dans la nasse, internée pendant quelques semaines, d’abord au dépôt de la préfecture de police, puis au camp des Tourelles, entre le 10 et le 21 juin », témoignera Charles, le frère cadet d’Annette, qui est écrouée au dépôt de la Préfecture de police du 23 mai au 10 juin, puis transférée au camp des Tourelles. il s’agit d’une caserne militaire située 133-161 boulevard Mortier dans le 20e arrondissement de Paris, transformée en camp d’internement, en octobre 1940, pour les « indésirables étrangers, réfugiés, Juifs, apatrides et communistes... » Le camp des Tourelles est l’un des principaux lieux de détentions parisiens des femmes juives, le camp de Drancy étant réservé aux hommes jusqu’à l’ignoble rafle du Vél’d’Hiv (mi-juillet 1942).

L’historien Henri Amouroux appelle « l’histoire d’amour impossible » d’Annette et de Jean, les « Roméo et Juliette de 1942 ». Ils illustrent, selon lui, ces nombreuses tragédies familiales déclenchées par une simple lettre de dénonciation. De 1941 à 1944, place des Petits-Pères à Paris, au siège du Commissariat général aux Questions juives, environ 3 000 dénonciations écrites sont parvenues, parmi lesquelles 70 % de lettres anonymes. Même si les dénonciations auprès de cette institution ne sont pas les seules pendant cette période, puisqu’il y eut également des délations adressées à la police française et à la Gestapo.

Les dénonciateurs tentent de justifier leur démarche par des « manœuvres pour se grandir » et « grandir la cause » dont ils se posent en défenseurs : il s’agit typiquement de « bons Français » souhaitant le relèvement de leur pays en contribuant à la lutte contre une « influence juive » incarnée par tel voisin qui ne porte pas l’étoile jaune ou tel concurrent exerçant une profession qui lui est interdite par les lois raciales. Ces justifications masquent bien mal la petitesse des délateurs et ce que démontre le contenu de leurs courriers est surtout la bassesse de leurs motivations. Le ressentiment, la jalousie, la frustration mais aussi, dans certains cas, l’appât du gain (les nazis rétribuent parfois les dénonciations, certains pillent les logements de voisins dont ils ont permis l’arrestation, l’élimination d’un concurrent laisse augurer de futurs profits…) imprègnent leurs missives. L’antisémitisme, certes, suinte de ces écrits qui reprennent les pires poncifs de l’époque. Il suinte également des journaux collaborationnistes qui, à l’instar d’Au pilori, encouragent à la délation. Mais les dénonciateurs apparaissent rarement mus par la seule idéologie et font généralement valoir un lien négatif personnalisé (conflit de voisinage, convoitise, rancœur…) avec celui ou celle dont ils appellent à une sanction, par ailleurs assez indécise dans leur esprit.

Début juin 1942, Annette écrit à Jean : « Nous sommes à douze dans une minuscule cellule où l’air manque mais pas les odeurs désagréables. Il y a les cabinets d’abord et une voisine qui dégage des relents nauséabonds à chaque mouvement. Il doit se passer sous ses jupes un grouillement et une fermentation très intenses… Le lit est une paillasse qui n’est pas toujours la même – et chaque soir nous devons aller la chercher nous-mêmes ainsi qu’une couverture. Le tout se mélange dans la journée et le lendemain nous héritons de couvertures ou de paillasses qui ont servi à des clochardes ou autres. »

Le convoi numéro 3 vers la mort

Le 7 juin 1942, l’obligation du port de l’étoile juive est ordonnée par les nazis. Annette écrit à Jean : « Chéri, je voudrais tellement savoir ce qui se passe avec ces histoires d’étoiles. Au quartier il y a eu des manifestations d’étudiants. Il y a eu des étudiantes arrêtées ici. Aryenne ayant porté les étoiles ou ayant parodié. Il y a près de moi une petite qui a été honteusement battue par les Allemands, en plein Champs-Élysées, devant tout le monde, pour avoir porté une petite feuille jaune avec « chrétienne ». Elle est couverte de bleus, ils l’ont tirée par les cheveux sur le trottoir jusqu’à la voiture allemande. D’après ses dires il y avait au moins deux cents personnes qui regardaient et personne n’a bougé. C’est de plus en plus édifiant. Ça devrait l’être pour des gens comme ton père… Tous les jours il arrive des femmes en grande quantité. Des juives n’ayant pas porté l’étoile. Une étudiante en médecine, l’ayant portée mais avec une petite cocarde tricolore en dessous. Une autre se dirigeant vers le commissariat pour en chercher et se faisant arrêter en route parce que ne portant pas l’étoile en public. C’est une folie complète… Ah ! ton père devrait être ici et voir ces femmes qu’on a battues pour rien. Aryennes ou juives… »

De son côté, Jean Jausion fait tout son possible pour faire libérer Annette. Il multiplie les contacts, presse son père d’intervenir auprès de ses amis haut placés, dont Juliette Goublet, une avocate proche des milieux collaborationnistes. Jean Jausion en arrive à tenter de convaincre Annette de renoncer à leur mariage. Annette, désespérée, lui écrit : « Je suis absolument anéantie et mon cœur va très mal… Est-ce là l’apparence de soumission dont tu parlais. Je ne pourrai pas vivre sans toi, et après ce séjour ici (qui est je n’ai pas voulu te le dire, en réalité, quelque chose d’atrocement déprimant), il me faudra donc retourner chez mes parents et sans toi, et tu imagines cela comme possible Jean… » Une note, rapporte l’historien Laurent Joly, résume une intervention parvenue au commissariat général aux Questions juives, qui signale que les « deux futurs ont déclaré par écrit renoncer à tout projet d’union, conformément au désir instant du docteur Jausion, qui avait souhaité qu’ils en fussent dissuadés et que la jeune Zelman fût simplement remise à sa famille, sans être aucunement inquiétée. »

Annette demeure au camp des Tourelles jusqu’au 21 juin 1942. Dannecker a programmé un convoi pour le 22. Il se rend personnellement sur place et fait rassembler les 165 femmes qui s’y trouvent. Il en désigne 66. Parmi elles, figure Annette Zelman. Le groupe est transféré immédiatement à Drancy pour compléter l'effectif du convoi numéro 3, où prennent place 934 hommes et les 66 femmes.

Pour atteindre ce chiffre fixé par Dannecker, le commandant de Drancy fait désigner 150 anciens combattants juifs, « les moins intéressants », selon ses propres termes, « dont quatorze ayant fait la guerre de 14-18, un portant la Légion d’honneur. » Le train de la mort parvient à Auschwitz, le 24 juin 1942. 80% de l’effectif est immédiatement assassinés dans les trois semaines suivantes.

Jean Jausion, désespéré, écrit le 18 août 1942 au frère de sa fiancée : « Toujours sans nouvelles d’Annette. J’ai fait tout ce qu’il était humainement possible pour la faire sortir de là et pour savoir quelque chose. J’ai trouvé partout porte close et visages fermés. Les gens ont peur d’agir… Je suis horriblement malheureux et ça ne diminue pas. J’achète des livres. Je fais une bibliothèque pour Annette, quand elle rentrera. Je lui prépare aussi un cadre agréable. Sitôt que j’ai un peu d’argent j’achète de quoi meubler un joli appartement. Tout cela sans elle n’est rien. Si vous saviez comme je l’aime, mon cher Guy. Votre frère malheureux Jean. » Simone de Beauvoir  témoigne : « Jausion et ses amis continuèrent à venir au Flore et à s’asseoir aux mêmes places ; ils parlaient entre eux, avec une agitation un peu hagarde : aucun signe n’indiquait, sur la banquette rouge, le gouffre qui s’était creusé à leur coté… C’est là ce qui me semblait le plus intolérable dans l’absence : qu’elle ne fût exactement rien… »

Un homme marche dans la ville

Peu avant l’été 1944, Jean Jausion signe un contrat avec les éditions Gallimard et met la dernière main, comme il l’a promis à Annette, à son roman, Un homme marche dans la ville, que la jeune sœur de sa fiancée tape à la machine. Dépressif, désespéré, suicidaire, en rupture de ban avec sa famille, Jean Jausion s’engage dans la Résistance et participe à la libération de Paris du 19 au 25 août 1944. Le 19 août 1944, il est capturé par les Allemands et échappe de peu à la mort, grâce à un échange de prisonniers. Jausion se bat ensuite les armes à la main sur la barricade de Saint-Michel. Le poète Georges Hugnet le décrit « tout feu, tout flamme, bardé de revolvers et couverts de brassards. » Jausion part ensuite comme reporter de guerre pour le journal Franc-Tireur.

Simone de Beauvoir suggère que Jausion cherche à se suicider en s’engageant : « Envoyé sur le front par Franc-Tireur comme correspondant de guerre, Jausion ne revint pas et sa mort ne fut sans doute pas accidentelle. » Mais cette supposition est probablement erronée, comme en convient justement l’historien Laurent Joly. En réalité, le 7 septembre 1944, son véhicule est tombé dans une embuscade, près de Gravelotte, en Lorraine. À en croire l’unique rescapée de cette affaire et d’après l’enquête que ses parents ont pu mener sur place en décembre 1944, « Jean, grièvement blessé à la ferme, se serait écroulé sur place… La Ferme Mogador était encombrée de cadavres allemands. Mais nous n’avons retrouvé de Jean que sa veste, trouée et ensanglantée. Il a eu le poumon droit traversé... A-t-il été achevé ? Ou a-t-il été évacué sur l’Allemagne, comme porterait à le croire l’abandon de sa veste pour un pansement ? » Longtemps, les Jausion s’accrochent à cet espoir, mais le corps de Jean ne sera pas retrouvé.

À la Libération du camp d’Auschwitz, le 27 janvier 1945, il ne reste que trente-quatre survivants de ce funeste convoi dont fit partie Annette, dont cinq femmes. Mais pas Annette Zelman, déclarée morte, selon son état-civil, trois jours après son arrivée à Auschwitz. Aux yeux des autorités d’Occupation, elle était « coupable, non seulement d’être juive, mais surtout d’avoir osé aimer et être aimée par un Français non juif. » La délation fut, on le sait, dans la France des années sombres, un phénomène massif. Elle eut des conséquences individuelles tragiques. L’affaire Annette Zelman révèle que l’hostilité à un mariage peut conduire à la mort.

À la disparition de Hubert Jausion en 1959, on vante « sa douceur, sa compréhension. Il est celui à qui on peut s’adresser en toute confiance ». On évoque encore la « délicatesse de sa pensée », le « médecin affable, courtois, généreux, cultivé, chercheur, inventeur, artiste, érudit, philosophe, poète ». Il réalise, écrit Jean Cocteau « une transcendance de la médecine. C’est un saint laïc ». On donne son nom à une salle de l’hôpital. On érige son buste. Deux ans plus tard, au sein de son livre La vie des Français sous l’Occupation (Fayard, 1961), l’historien Henri Amouroux révèle, dix-neuf ans après les faits, le nom de la personne qui a dénoncé Annette Zelman (la condamnant ainsi, que cela soit le but poursuivi ou non, à la mort) : Hubert Jausion, le père de Jean.

À Nancy, une plaque située au 9 rue des Sœurs Macarons indique : « Ici habitait dans sa famille en 1938 une jeune fille juive heureuse : Annette Zelman. Elle aimait la vie et craignait la haine. Arrêtée à Paris à 20 ans, elle fût déportée à Auschwitz. Ceux qui l’ont connue et aimée se souviennent ».

 

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

À lire, de Jean Jausion : Dégradé suivi de Théâtre des Marionnettes, illustration de Jean Marembert (Éditions des Réverbères, 1938). Polyphème ou l’Escadron bleu, dessins de Michel Tapié (Éditions des Réverbères, 193)9, L’Oiseleur du silence (Cahiers d’art, 1940), Le Brise-Lame (H.C., 1940), Un Homme marche dans la ville (Gallimard, 1945), roman adapté au cinéma par Marcello Pagliero, en 1949.

À consulter : Laurent Joly, Dénoncer les Juifs sous l’Occupation : Paris, 1940-1944 (CNRS Éditions, 2017). Laurent Joly, Le cas Annette Zelman et les débuts de la « Solution finale » en France (in revue Vingtième Siècle n° 119, 2013). Henri Nahum, L’affaire Annette Zelman ou les conséquences dramatiques de l’antisémitisme ordinaire (in Archives juives 46,‎ 2013). Dans le chapitre 22 de son livre Dora Bruder (Gallimard, 1997), Patrick Modiano évoque Annette Zelman et Jean Jausion. Dora Bruder fut déportée le 18 septembre 1942, trois mois après Annette Zelman, de Drancy à Auschwitz.

Film : Philippe Le Guay et Emmanuel Salinger, L’histoire d’Annette Zelman (Nilaya Productions/France Télévisions, 2022). Avec Julie Gayet (Christiane Jausion), Laurent Lucas (Hubert Jausion), Ilona Bachelier (Annette), Vassili Schneider (Jean), Daniel Cohen (Moishe Zelman), Guilaine Londez (Kaïla Zelman), Louise Legendre (Michèle Zelman) avec la participation de Michèle Kersz Zelman.

Légende de la photo : Dessin à l’encre de Jean Marembert (in Jean Jausion, Dégradé suivi de Théâtre des Marionnettes, Éditions des Réverbères, 1938).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : MARC PATIN et le surréalisme n° 17