Jean-Luc RAHARIMANANA

Jean-Luc RAHARIMANANA



Jean-Luc Raharimanana (nom qui signifie, en malgache, celui qui a le don de créer) est né le 26 juin 1967, à Tananarive, à Madagascar, où il réside jusqu’à l’âge de vingt-deux ans : « Petit, j’ai eu conscience de jouir d’une enfance exceptionnelle. Autour de moi, il y avait beaucoup de misère. La colonisation a fracassé l’histoire familiale. Le grand-père a disparu très tôt. Mon père a eu une enfance dure, compliquée, battue. Il nous l’a très peu racontée. Ce décalage entre mon récit et l’absence de récit chez le père m’étonne toujours. » Bénéficiaire d’une bourse d’études et Licencié-ès-Lettres de l’Université d’Antananarivo, il vient en France en 1989 pour suivre des cours à la Sorbonne et à l’INALCO, avant comme journaliste pigiste pour RFI, et d’enseigner le français en Seine-Saint-Denis.

En 2002, il revient à Madagascar, défendre son père, historien et animateur à la télévision, arrêté et torturé par le régime de Ravalomanana : « J’ai eu une enfance heureuse, magnifique, et c’est là que le poète s'est construit, mais j’ai découvert peu à peu et la violence de l’histoire du pays, et celle de l’enfance de mon père en lisant les lettres d’amour de mes parents. Ce fut une déflagration incroyable d’apprendre que mon père fut un enfant battu, sous la colonisation, après que son propre père, administrateur colonial soupçonné de positions nationalistes, indépendantistes, a disparu. Pendant de longues années, j’ai posé des questions à mon père, et c'est en 2002 seulement qu’il a commencé à raconter alors qu’il sortait de prison où il avait été torturé. J’avais compris que le plus dur pour lui n’était pas tant la torture politique que ce retour à l’enfant battu qu’il avait été. »

Son travail littéraire (poésie, théâtre, essai, nouvelles) s’inspire de Madagascar, de sa riche tradition orale et de son abondante mythologie. Marqué à vif par l’histoire, la géographie magique/maléfique de son pays, il ressent la nécessité de se consacrer à la restitution de la mémoire malgache, trahie par des récits où se confondent mythe et réalité. Raharimanana entame magnifiquement depuis 1989, par le poème, le théâtre, l’essai et la fiction, un travail de mémoire significatif. Il évoque son île-continent, non comme un triomphe des sables d’or et des criques magiques, mais comme le lieu de la souffrance, de la misère et des passions, une identité inachevée, coupée dans son élan par la colonisation et l’indépendance bradée à des dirigeants sans scrupules. Au fil de ses œuvres, il se révèle comme un auteur sans concession, où le ténébreux côtoie le flamboyant, où la frontière entre le rêve et la réalité s’avère de plus en plus tenue.

Du rapport à l’île, Raharimanana nous dit « J’aime être proche de l’océan pour l’entendre. Mais à trop regarder l’océan ça donne le vertige ; ça interroge sur la place que l’on a dans l’île. Il y a cette tendance à ignorer un peu l’océan parce qu’il est à la fois la fuite de l’horizon, l’ouverture et l’arrivée de quelque chose d’angoissant. L’Histoire nous a prouvé que la rencontre a toujours été broyée par cette arrivée-là. Ça aurait pu être une belle rencontre, mais c’est devenu une question de domination, de malentendu. C’est aussi une frontière qui engloutit, il y a l’eau, il faut un avion ou un bateau pour traverser l’océan, on ne peut pas juste marcher. C’est en cela que nous sommes différents des continentaux où au fur et à mesure de la marche, on change. Pour nous îliens, la migration doit se faire dans l’immédiat et non dans la lenteur de la marche, il faut aller tout de suite de l’autre côté et il faut s’adapter. Nous n’avons pas le temps de l’évolution comme sur le continent africain par exemple. Nous, nous ne pouvons faire ça qu’avec Mayotte ; la Réunion est déjà trop française, trop politique. Si l’on va là-bas c’est comme si l’on était happé par la politique alors que si l’on est happé par la culture, ça se passe beaucoup mieux. Il n’y a pas de frein à l’intégration ou à la rencontre de l’autre. » L’océan, pour Raharimanana, représente aussi les origines : « Tous les Malgaches savent qu’ils ne sortent pas uniquement du ventre de Madagascar. On sait que l’on vient d’ailleurs et cela se raconte dans les mythes, cela se voit dans les visages. La même mère peut mettre au monde un enfant noir et un enfant clair, un aux cheveux crépus et l’autre aux cheveux lisses. Même si l’on voit cela dans la vie de tous les jours, il y a une sorte d’amnésie du point de départ. Donc regarder l’océan, c’est aussi faire face à cette question de l’amnésie, de l’oubli ou même de mensonge sur les origines. Entre nous aussi on se ment sur les origines. Il y a toujours un grand débat sur Madagascar pour savoir si elle est asiatique ou africaine et là, c’est souvent l’idéologie ou le racisme qui vont parler. Par exemple, mes cheveux sont politiques. C’est pour dire : j’ai la peau claire mais regardez mes cheveux… »

La culture, le choix de la langue ? Il n’y a pas de choix chez Jean-Luc Raharimanana, qui nous dit : « Quand je rêve, je n’ai pas de langue. Je rêve en images, en émotions… Toute culture est le produit d’une rencontre. Je suis Malgache, je viens d’une île et on sait qu’une île est la convergence de beaucoup de cultures. Quand je travaille sur un personnage, je peux retrouver une partie de celui-ci en Inde, en Indonésie, en Malaisie ; il peut aussi avoir des traits africains. Cela est à l’image de Madagascar… J’aurais pu dire : je n’écris pas en français. J’aurais pu trouver tout un tas de raisons car je maîtrise, et écris, les deux langues. À Madagascar, un certain nombre d’auteurs disent qu’ils n’écriront jamais en français parce que c’est un choix politique ou identitaire. Là, je pense qu’en dégageant cette langue ou la culture occidentale, c’est un peu comme si nous nous trahissions aussi, malgré tout, ce qui s’est passé. Pour ma part, je continue à écrire en malgache tout comme en français… A la langue française, cette étrangère intime pour reprendre les mots de Paul Ottino pour désigner ces filles d’eau qui se laissent capturer pour mieux vous abandonner, cette étrangère intime qui vous laisse entrevoir le vertige et qui se pose creuset des possibles avant de disparaître et de ne vous confier qu’ombres et regrets. Car vous savez qu’elle aura été à d’autres avant d’être à vous, elle aura été la langue de Voltaire, elle aura été la langue de Molière, elle aura été la langue de Verlaine, de Baudelaire, de Breton, de Malcom de Chazal, de Franketienne, de Césaire, de Le Clezio, de Villon, de Cendrars, de Ponge, de Rabearivelo, de Kourouma, de Labou Tansi, de Louise Labé, de Kateb Yacine. Et vous la reprenez, tentez de la reprendre, elle est loin déjà, vous l’appelez, vous l’implorez, vous la séduisez, vous l’insultez, vous ne la cédez pas au silence, elle vient, vous la couchez sur la feuille et vous réinventez tout, en présence de toutes les langues qu’elle aime plus que tout… La langue, les langues qui se jouent des hommes, les langues qui se rient de nous… »

Le poète se défini comme un Tisseur : « Ce qui m’intéresse avec le terme de tissage c’est qu’il peut à la fois être objet d’art et utilitaire. On peut tisser pour le plaisir ou pour habiller les gens et j’aime bien ces idées. Je suis toujours dans la question de la liberté d’interpréter, de bâtir autre chose. Pour cela, je prends ma part de mémoire mais je ne dis pas que c’est toute la mémoire. Le problème en ce moment pour la littérature malgache, c’est que l’on est trop peu nombreux. Il y a environ 25 millions de personnes à Madagascar et nous devons être trois à publier régulièrement. On ne peut donc pas porter toute la culture malgache. Il en va de même pour la littérature africaine car on a beau dire qu’elle se porte bien en ayant des auteurs qui remportent des prix, c’est un leurre, ils sont trop peu nombreux. Cela pose la question de la transmission car elle est de fait parcellaire. On est dans une situation de manque de passeurs où quelque part on nous demande trop… »

Jean-Luc Raharimanana est peut-être le dernier des grands Kabars malgaches. Le Kabary, en malgache, est « le grand discours tenu dans les grandes occasions : Kabary du roi ou de la reine, Kabary lors des mariages et autres cérémonies, des réunions dans les familles ; les Kabary pour régler les conflits entre personnes ou clans, ou régions, ou les Kabary publics, des troupes de théâtre itinérantes. À la Réunion, les kabars sont plus liés à la poésie et aux artistes. À Madagascar, c’est dans la vie de tous les jours. C’était interdit à la Réunion puisque le kabar rappelle l’origine malgache et le kabar qui était aussi la forme de résistance des esclaves d’origine malgache. »

Dans Revenir, son roman le plus autobiographique, le poète malgache met en scène son double et l’incarne dans sa pièce Parfois le vide, où il retrace entre tragique et dérision l’aventure des migrants, ces « gobeurs d'étoiles ». Le roman Revenir, narre la naissance du poète, enfant d’emblée marqué par le jour de son anniversaire, correspondant, à sept années près, à la date de l'indépendance de Madagascar, le 26 juin 1960. L’enjeu du livre, c’est le mouvement qui va de l’enfance du héros jusqu’à celle de son père. En tissant ces deux enfances, Raharimanana prend le chemin de l’apaisement. Une œuvre lyrique puissante, insurgée, qui ne ressemble à aucune autre ; Jean-Luc Raharimanana est bien, à sa manière, le digne successeur de Rabearivelo et de Rabemananjara…

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules). 


Œuvres, Poésie : Empreintes (Vents d’ailleurs 2015), Des ruines (Vents d’ailleurs, 2013), Obscena (Vents d’ailleurs, 2013), Il n’y a plus de pays (Vents d’ailleurs, 2013), Enlacement(s), coffrets de trois livres (Vents d’ailleurs, 2012), Tsiaron’ny nofo, tononkalo, poésie en malgache (éditions K’A, 2008). Romans, récits, nouvelles : Tisser, récit (Mémoire d’encrier, 2021), Trois tresses, conte pour enfants, illustrations de Griotte (Dodo Vole, 2018), Revenir, roman (Payot/Rivages, 2018), Prix Jacques Lacarrière Chemins faisants 2018, L’arbre anthropophage, récit (Joëlle Losfeld, 2004), Landisoa et les trois cailloux, album jeunesse, illustration de Jean Andrianaivo Ravelona (Edicet/Hachette, 2001), Nour, 1947, roman (Le Serpent à plumes, 2001. Réed. Vents d’ailleurs, 2017), Rêves sous le linceul, nouvelles (Le Serpent à plumes, 1998. Réed. Motifs, 2004), Lucarne, Nouvelles (Le Serpent à plumes, 1996. Réed. Motifs, 1999). Théâtre : Les cauchemars du gecko (Vents d’ailleurs, 2010), Maiden Africa, photos de Pascal Grimaud (Trans photographique Press, 2009), Le prophète et le président (Ndzé éditions, 2008), Le puits (Actes Sud Papier, 1997). Essais, beaux-livres : Madagascar 1947 (Vents d’ailleurs, 2007), Portraits d’insurgés, photos de Pierrot Men (Vents d’ailleurs, 2010), Maiden Africa, photos de Pascal Grimaud (Trans photographique Press, 2009), Le bateau ivre : Histoire en terre malgache, photos de Pascal Grimaud (Images en manœuvre, 2004). Film : Gouttes d’encre sur l’île rouge, portrait de l’écrivain Raharimanana. Documentaire de Randianina Ravoajanahary et Vincent Wable, 40’, 2004.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54