Jean et Melvil McNAIR

Jean et Melvil McNAIR



Pas moins de quatre cents personnes ont fait le déplacement, ce mercredi 29 octobre 2014, en l’église Notre-Dame de La Grâce-de-Dieu, à Caen, pour rendre hommage à Jean McNair (décédé d’une crise cardiaque à l’âge de soixante-huit ans), dans ce quartier qu’elle a marqué de son empreinte. La journée s’achève dans les locaux d’Espérance et Jeunesse, l’association que Jean McNair a créée, en 1988, deux ans après son arrivée à Caen, et dont l’objet est de favoriser l’insertion sociale, scolaire et professionnelle des enfants et des jeunes, avec une priorité vers ceux issus des quartiers défavorisés, en cherchant à renforcer la mixité sociale. En vingt-cinq ans, plus de trois mille enfants ont été aidés. « C’est une personne qui sort vraiment du commun », souligne Geneviève Mabboux, co-fondatrice de l’association. De son côté, son mari Melvin, athlète dans sa jeunesse, aux USA, a importé le baseball en terre normande. Médiateur de quartier, il a, lui aussi, été un relais incontournable pour tous les jeunes et les habitants du quartier de la Grâce de Dieu.

Pendant trente ans, Melvin et Jean McNair se sont personnellement investis pour aider des familles et des jeunes. Une leçon de générosité, de paix, mais aussi un combat, au premier chef contre le racisme : « Cela empêche de construire quelque chose ensemble, d’être ensemble… Le respect, la solidarité et la compréhension participent à créer un monde de paix », déclare Melvin. Nous pourrions en rester là. Mais l’histoire des McNair l’histoire des McNair ne remonte pas à leur installation à Caen, en Normandie, en 1986. Ni même à leur arrivée sensationnelle en France.

En mai 1976, leur procès mobilise l’opinion, les médias, de nombreux artistes et intellectuels, dont James Baldwin, Jean-Paul Sartre, Yves Montand, etc. À l’époque, des cartes postales des « Quatre de Fleury-Mérogis », sont distribuées en plein Paris. Les Quatre, sont :   Joyce Tillerson, vingt-cinq ans, George Brown, trente-deux ans ; Jean et Melvin McNair, trente et vingt-huit ans. Qu’ont-ils fait ? Un retour dans le temps s’impose. « Jean avait 19 ans, moi 17. J’ai eu un coup de foudre dès que je l’ai vue sur le campus », rapporte Melvin. Tous deux sont afro-étatsuniens, de Caroline du Nord, et participent au mouvement anti-ségrégation qui agite les universités dans les années 60. D’un côté, la non-violence de Martin Luther King, de l’autre le radicalisme des Black Panthers.

Jean Carol McNair (née Allen) est née le 11 octobre 1946, à Winston-Salem, en Caroline du Nord. De 1964 à 1968, elle est étudiante au collège de Winston-Salem, où elle est formée comme professeur d’éducation physique. Le 25 août 1969, elle épouse Melvin McNair. Jean rapporte : « Grandir en Amérique, quand on est noir, ce n'est pas seulement connaître les privations, la faim, le souci de savoir comment faire durer jusqu'à la prochaine paye le maigre salaire qu'on reçoit. C’est aussi connaître la tristesse et, aujourd’hui encore, quelque chose qui ressemble à un deuil interminable pour les millions de vies qui sont gâchées et intentionnellement brisées tous les ans. Une autre triste réalité est le fait que très peu de femmes noires deviennent adultes sans avoir connu une tentative de viol au moins. Mon tour est venu quand j’avais onze ans… »

Melvil McNair est né le 3 octobre 1948, à Greensboro, en Caroline du Nord. De 1966 à 1968, il est étudiant au collège d’État de Winston-Salem où il débute une formation de professeur d’éducation physique. En 1969, marié à Jean, il est envoyé à l’armée, à Berlin-Ouest : « Le jour de mon arrivée, je vois cinq Blancs tabasser un Black. Sans raison. Bienvenue à Berlin. » Dans l’US Army, en pleine guerre du Vietnam, les comportements racistes des officiers originaires du Sud sont monnaie courante. Et jamais réprimés. Le 7 mai 1970, le jour où naît son fils Johari, en Allemagne, il reçoit l’ordre de partir pour le Viêtnam. Lorsque la femme d’un soldat met au monde un enfant à l’étranger, le mari n’est généralement pas envoyé au front. Mais, voilà, Melvil est un soldat Noir. Le Vietnam est confirmé. Deux mois plus tard, lors de son retour aux États-Unis, Melvil déserte et entre en clandestinité. À partir d’octobre 1970, il vit à Détroit, au Michigan, où après avoir suivi, sous une, fausse identité, une formation, il devient responsable d’un fast-food de la chaîne Gino. Melvin, au contact de Jean, se passionne en outre pour la littérature afro-étatsunienne : James Baldwin, Langston Hughes (Accrochez-vous aux rêves - Car si les rêves meurent – La vie est un oiseau aux ailes cassées - Qui ne peut pas voler)… « La répression était féroce, témoigne Jean. Le FBI avait planifié l’élimination physique des Black Panthers, un groupe dont nous nous sentions proches. Nous avions deux enfants et ne voulions pas cette vie pour eux. Nous devions faire quelque chose. » Violences, humiliations, discriminations, les McNair vivent dans un pays ou le racisme est considéré comme la norme et même structurel. Melvil perd son emploi au bout d’un an. Un « projet fou » germe entre les McNair et ses amis. Avec quatre décennies de recul, un détournement d’avion apparaît comme un acte brutal et désespéré. À l’époque, il l’est moins : en 1972, une centaine d’actions de ce genre est recensée aux États-Unis.

Le 31 juillet 1972, Jean et Melvil pour rejoindre la section internationale des Black Panthers, prennent part au détournement du vol Delta Air Lines 841 qui assure la liaison Détroit – Miami. Un acte militant pour défendre les droits de la communauté afro-étatsunienne, victime d’apartheid et de rejet. Leur histoire c’est - avant de se confondre avec celle du quartier populaire de Caen, la Grâce de Dieu - celle du XXe siècle : le racisme aux États-Unis, la guerre au Vietnam, la lutte pour les droits de l’homme. L’avion Douglas DC-8 emporte sept membres d’équipage et 94 passagers. Aucun d’entre eux ne sera tué ou blessé dans cette action. L’avion atterrit à Miami, où 86 otages sont libérés en échange d’une rançon d’un million de dollars.

Puis l’avion repart pour Boston où il fait le plein, avant de gagner Alger, alors le refuge des combattants de l’anti-impérialisme. L’accueil fait aux cinq pirates par le gouvernement algérien revêt un caractère officiel. Les cinq militants et leur famille sont logés confortablement et se voient allouer une pension, de même que les autres membres des Black Panthers présents, à Alger. Toutefois, le gouvernement algérien restitue la rançon d’un million de dollars et autorise immédiatement l’avion et l’équipage à repartir. Tandis que le gouvernement étatsunien demande à l’Algérie l’extradition des pirates, celle-ci leur accorde finalement l’asile politique. Les journaux américains recueillent les témoignages des passagers et des membres de l’équipage. Ceux-ci décrivent les pirates comme n’ayant jamais fait la moindre violence pendant toute l’action. Au contraire, ils parlent d’une « équipe calme, opérant de façon tranquille et organisée... »

Mais, en Algérie, la Section internationale des Black Panthers, dont le leader est Eldridge Cleaver, est en pleine décomposition, en proie à de graves dissensions internes. Sa relation avec le gouvernement algérien est de fait, calamiteuse. Melvil explique : « Les membres des Panthères noires ont été accueillis en combattants de la liberté, en camarades dans une lutte commune, mais ils se sont conduits comme des colonialistes. C’était comme si le gouvernement algérien leur devait quelque chose. Nous sommes arrivés en Algérie au moment où la tolérance avait atteint ses limites. »

Se croyant, à tort, en danger en Algérie, les McNair renvoient leurs enfant Johari et Ayana, chez leurs grands-parents aux États-Unis et se décident à passer en France. Grâce à l’organisation Solidarité - dirigée par Henri Curiel, un communiste et militant des luttes d’indépendance -, les McNair rejoignent clandestinement la France à l’aide de faux passeports. « À cause des droits de l’Hhomme, précise Jean, et parce que la population noire d’ici nous permettait un certain anonymat. »

La vie des époux McNair en France est alors celle des sans-papiers d’aujourd’hui : hébergés sous un faux nom par une famille de sympathisants, ils vivent plus d’un an, cachés. Quatre d’entre eux, George Brown, Joyce Tillerson, Melvin et Jean McNair, sont arrêtés à Paris le 26 mai 1976. Les États-Unis veulent les juger. Ils risquent là-bas la peine de mort. Au mieux, la prison à vie. En l’espace de quelques années, plus d’une centaine d’avions seront détournés aux États-Unis pour des raisons politiques.

La cour d’assises de Paris doit statuer sur leur sort, en novembre 1978. Sur le plan politique en France, la gauche prend fait et cause pour « les quatre de Détroit ». La droite aussi, plus discrètement. Jean McNair écrit : « Il a fallu que nous venions ici pour être considérés d’abord comme des Américains et, ensuite seulement, comme des Noirs. Nous avons appris plus durant ces cinq ans passés à l’étranger que pendant toutes nos années à l’intérieur des États-Unis. Nous voulons que nos enfants aient la même expérience. » Melvil ne tire aucune gloire de leur action, bien au contraire, écrivant, dès 1977 : « Pour nous, notre action n’a servi à rien. Elle nous a révélé notre frustration et notre désespoir ; elle a révélé aussi notre protestation personnelle contre les injustices américaines, mais cela n’a pas aidé le Mouvement de libération des Noirs. Cela n’a peut-être servi qu’à donner aux responsables racistes un prétexte supplémentaire pour faire passer des mesures encore plus répressives contre le mouvement et contre notre peuple. Ou à encourager les jeunes courageux et désespérés à tenter, par des moyens radicaux et suicidaires, de lutter contre l’oppression raciste et politique, avant de finir en prison, en exil, ou même morts. Lorsque nous avons détourné l’avion, nous ne savions pas que nous passerions notre vie à regretter un acte qui, dans l’instant, nous semblait libérateur. »

Lors du procès, l’avocat détaille longuement les conséquences du racisme institutionnel sur la vie quotidienne de ses clients, les brimades subies et l’absence totale de perspectives dans un pays fracturé par des siècles de discriminations. Les quatre, mis en cause, sont des « symboles de la répression », pointe-t-il. La salle d’audience est émue et le juge refuse l’extradition. Angela Davis déclare : « La France, terre d’asile, leur offre une vie qu’ils ne peuvent pas connaître actuellement dans notre pays... » Les femmes sont libérées, les deux hommes condamnés mais pas extradés : George Brown et Melvin McNair sont condamnés à cinq ans de prison. Le cinquième, George Wright, est arrêté à Lisbonne le 26 septembre 2011. La demande d’extradition le concernant est rejetée par les autorités portugaises. Melvin McNair, Joyce Tillerson, George Brown, Jean McNair, publient sous la forme d’un journal détonnant à quatre voix, Nous, Noirs américains, évadés du ghetto (1978). Ils se sont mis à écrire, en prison, le quadruple récit d’une jeunesse humiliée : la misère du ghetto, les couples qui se défont, l’alcoolisme, les taudis où courent les rats, la faim, les chapardages et l’engrenage de la délinquance. Partout à l’école, au pénitencier, au service militaire, au travail (quand ils en ont), ils se heurtent au mépris, au harcèlement policier, à l’injustice.

En 1981, Melvin sort de prison. Le couple a un nouvel enfant. Les aînés viennent pour les vacances. Jean et Melvin découvrent le travail social. Quand ils s’installent dans le Calvados, le préfet défend leur projet, le maire aussi. L’outil de Melvin, c’est le base-ball dont il est entraîneur national. Et Jean crée son association « pour que tous les enfants prennent leur chance ». Une chance que Johari n’a pas eue : leur fils aîné, qui est retourné vivre aux USA est abattu à l’âge de vingt-huit ans en Caroline du Nord. Son corps repose désormais à Caen. « Jean et Melvin ont détourné un avion, à peine moins âgés que lui quand il meurt, pour échapper à leur destin de Jeunes Noirs américains, et ce destin le rattrape, le laisse, allongé au coin d’une rue. L’Amérique ne les a pas eus mais elle a eu leur fils », écrit Sylvain Pattieu. Les McNair ont aujourd’hui huit petits-enfants, dont trois vivent en France, et un arrière-petit-fils...

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

Films : Melvin et Jean, la révolte et l’exil, film-docu de Maia Wechsler (What’s Up, LCP, France Télévisions, 2012), Les enfants de la Grâce de Dieu, film-docu de Delphine Aldebert (F.A.G Prod, France 3 Normandie, 2014).

Livres : Melvin McNair, Joyce Tillerson, George Brown, Jean McNair, Nous, Noirs américains, évadés du ghetto (Éditions du Seuil, 1978), Sylvain Pattieu, Et que celui qui a soif (Le Rouergue, 2016), Sylvain Pattieu, Nous avons arpenté un chemin caillouteux (éd. Plein Jour, 2017).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes normands pour une falaise du cri n° 52