Joaquim DU BELLAY

LES FOUILLES « POÉTIQUES » DE NOTRE-DAME-DE PARIS : HEUREUX QUI, COMME ULYSSE A FAIT UN BEAU VOYAGE
Des travaux, quels qu’ils soient, au sein d’un monument historique, implique l’intervention des équipes de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), qui ont travaillé cinq ans sur les fouilles archéologiques, à l’intérieur comme à l’extérieur, de Notre-Dame-de-Paris.
Les découvertes sont considérables : des milliers de personnes, essentiellement des hommes d’Église, ont été inhumées entre le XIVe et le XVIIIe siècle dans la cathédrale qui servait alors de nécropole. Ajoutons la mise à jour de vestiges du 1ersiècle, du Bas-Empire romain, du Moyen Âge, d’autres périodes plus récentes et de nombreuses sépultures. Leur nombre est estimé à un millier : « On réutilise les tombes. On les rouvre, on enlève l’individu qui était inhumé à cet endroit-là, on redépose un cercueil et par-dessus, on remet les ossements de l’individu précédent et ainsi de suite, du XIVème jusqu’au XVIIIème siècle », explique l’archéo-anthropologue Camille Colonna. Parmi ces tombes, deux sarcophages de plomb, à la croisée du transept, attirent l’attention.
Le premier est identifié grâce à son épitaphe, est celui d’Antoine de La Porte (1627-1710), chanoine qui a versé 10.000 livres par an, pour financer la clôture du chœur de la cathédrale, quand les caisses du royaume de Louis XIV (1643-1715) étaient vides.
Le deuxième sarcophage, celui du dit « cavalier », doit subir des analyses : « La déformation de son os coxal indique qu’il montait à cheval, son crâne scié et son sternum fracturé montrent qu’il a été autopsié avant d’être embaumé. Surtout, ses ossements portent les traces d’une pathologie extrêmement rare : une tuberculose osseuse cervicale ayant entraîné une méningite chronique. »
À ces découvertes s’ajoute la réalisation d’un portrait-robot. Pour Éric Crubézy, médecin et anthropologue, il n’y a aucun doute et il s’agit d’une sacrée découverte : « C’est Joachim Du Bellay, un grand poète, mort en 1560. C’était un homme de son époque, qui vivait au sein d’une famille qui faisait partie du premier entourage royal et du premier entourage du pape à Rome… C’était un cavalier émérite, il est allé de Paris à Rome à cheval, ce qui n’est pas rien quand on a une tuberculose comme lui. Il a d’ailleurs failli en mourir. »
Le poète encore et toujours ! L’éternel retour du poète ! Mais, qui est-il notre poète en question ?
Né au château médiéval de la Turmelière, à Liré (Maine-et-Loire), en Anjou, vers 1522, Joachim du Bellay est le cofondateur en 1549 (publication de son manifeste, La Défense et illustration de la langue française, qui paraît dix ans après l’ordonnance de Villers-Cotterêts, de François 1er, qui impose le français comme langue du droit et de l’administration dans le royaume de France), de la Pléiade, le groupe de poètes phare du XVIe siècle, fondé sous l’égide de l’helléniste Jean Dorat, composé notamment de Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Jean-Antoine de Baïf, Étienne Jodelle, Rémy Belleau, Jean Dorat, Jacques Peletier du Mans et Pontus de Tyard.
À travers leurs poèmes et textes théoriques, l’ambition de ces poètes est de renouveler et perfectionner la langue française et de participer à son émancipation du latin. Joachim du Bellay, d’un caractère mordant, entousiaste, mais aussi désabusé, de santé fragile, est mort dans la nuit du 1erjanvier 1560, au numéro 1 de la rue Massillon, à Paris, à un âge estimé de 37 ans.
La famille du poète, dont un membre éminent a été cardinal (Jean du Bellay, 1498-1560), l’a fait inhumé dans la chapelle Saint-Crépin, à l’intérieur de la cathédrale Notre-Dame.
Dans le sonnet 57 des Amours, Ronsard, son ami depuis 1547 à l’université de Poitiers, s’adresse au « Divin Bellay » pour qu’il écoute « ton Ronsard qui sanglote et lamente. » La même année – durant laquelle il publie la première édition collective de ses Œuvres en quatre tomes – Ronsard adresse un poème à Louis Desmasures, dans lequel revient son défunt ami, qui hante sa poésie autant que sa mémoire : L’autre jour en dormant (comme une vaine idole, - Qui deçà qui delà au gré du vent s’envole) - M’apparut du Bellay, non pas tel qu’il estoit - Quand son vers doucereux les Princes allaitoit, - Et qu’il faisoit courir la France apres sa Lyre, - Qui souspirant son nom le plaint et le desire : - Mais have et descharné, planté sur de grans os, - Ses costes sa carcasse et l’espine du dos - Estoyent veufves de chair : et sa diserte bouche, - Où jadis se logeoit la mielliere mouche, - Les Graces et Pithon, fut sans langue et sans dens : - Et ses yeux qui estoyent si prompts et si ardans - A voir danser le bal des neuf doctes Pucelles, - Estoyent sans blanc sans noir sans clairté ny prunelles : - Et sa teste qui fut le Caballin coupeau, - Avoit le nez retrait sans cheveux et sans peau…
Le corps spectral de son ami préfigure le sien. Ronsard sait, qu’il deviendra lui aussi un fantôme. Ses derniers vers sont : Je n’ay plus que les os, un Squelette je semble, - Decharné, denervé, demusclé, depoulpé. - Que le trait de la mort sans pardon a frappé, - Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble…
Pierre de Ronsard meurt le 27 décembre 1585, dans son prieuré Saint-Cosme de Tours, à l’âge de 61 ans.
Apologiste de la langue française et humaniste, du Bellay, avec Ronsard (du Bellay noue avec lui une de ces amitiés solides qui ne s’éteignent qu’avec la vie : De quel soleil, de quel divin flambeau - Vint ton ardeur ?), annonce la révolution poétique de la Pléiade, soit la rupture avec la poésie du moyen âge et ce que du Bellay appelle l’esprit gothique, au profit d’une poésie imprégnée d’esprit antique transposé dans le présent : « Il n’y a point de doute que la plus grande part de l’artifice ne soit contenue en l’imitation : et tout ainsi que ce fut le plus louable aux anciens de bien inventer. »
Sa poésie porte en germe une conception emminement moderne, qui met en évidence le lyrisme, l’émotion et le rythme, l’amour, la nature et le quotiden immédiat, mais aussi le burlesque (« le plus souvent j’use de mots pour rire »), la veine satirique et sarcastique : « Celui sera véritablement le poète que je cherche en notre langue qui me fera indigner, apaiser, jouir, vouloir, aimer, haïr, admirer, étonner, bref qui tiendra la bride de mes affections me tournant çà et là à son plaisir. Voilà la vraie pierre de touche où il faut que tu éprouves tous poèmes et en toutes langues. »
1558 est une année cruciale dans la vie de du Bellay : au retour de son voyage à Rome (en 1553, il accompagne le cardinal Jean du Bellay, cousin germain de son père, à la cour pontificale de Rome. Il attend avec impatience de découvrir Rome et la culture antique mais il est déçu, loin de bénéficier de la liberté qu'il désire, les intrigues de la cour du pape l’accaparent), juste deux ans avant sa mort, il publie les trois livres qui demeurent la part essentielle de son œuvre poétique : Les Regrets, Les Antiquités de Rome et les Divers jeux rustiques : Mais fais que le champ nous rende - Avec une usure grande - Les grains par nous enserrés - Sous les sillons labourés.
Ajoutons enfin, que Joachim du Bellay souffrait du même handicap que son ami Ronsard et écrivit pour ce dernier un poème sur un sujet bien peu usuel en poésie : la surdité. Du Bellay en profite pour « louer » ce mal qui affecte Ronsard (et lui-même à compter de 1557), qu’il métamorphose en « bienfait », qui recentre sur l’essentiel en laissant de côté les bruits vils du monde qui l’a tant déçu. Ces vers sont extraits de « L’Hymne de la surdité » (1558).
A lire : Oeuvres complètes, 5 volumes (Classiques Garnier).
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Épaules).
XXXVIII. Hymne de la surdité
A P. de Ronsard
Je ne suis pas, Ronsard, si pauvre de raison,
De vouloir faire à toy de moy comparaison,
A toy, qui ne seroit un moindre sacrilege
Qu'aux Muses comparer des Pies le college,
A Minerve Aracné, Marsye au Delien,
Ou à nostre grand Prince un prince italien.
Bien ay-je, comme toy, suivy dès mon enfance
Ce qui m'a plus acquis d'honneur que de chevance:
Ceste saincte fureur qui, pour suyvre tes pas,
M'a tousjours tenu loing du populaire bas,
Loing de l'ambition, et loing de l'avarice,
Et loing d'oysiveté, des vices la nourrice,
Aussi peu familiere aux soldats de Pallas,
Comme elle est domestique aux prestres et prelats.
Au reste, quoy que ceulx qui trop me favorisent,
Au pair de tes chansons les miennes authorisent,
Disant, comme tu sçais, pour me mettre en avant,
Que l'un est plus facile et l'autre plus sçavant,
Si ma facilité semble avoir quelque grace,
Si ne suis-je pourtant enflé de telle audace,
De la contre-peser avec ta gravité,
Qui sçait à la doulceur mesler l'utilité.
Tout ce que j'ay de bon, tout ce qu'en moy je prise,
C'est d'estre, comme toy, sans fraude, et sans feintise,
D'estre bon compaignon, d'estre à la bonne foy,
Et d'estre, mon Ronsard, demy-sourd, comme toy:
Demy-sourd, ô quel heur! pleust aux bons Dieux que j'eusse
Ce bon heur si entier, que du tout je le feusse.
Je ne suis pas de ceux qui d'un vers triomphant
Déguisent une mouche en forme d'éléphant,
Et qui de leurs cerveaux couchent à toute reste,
Pour louer la folie ou pour louer la peste:
Mais sans changer la blanche à la noire couleur,
Et soubs nom de plaisir déguiser la douleur,
Je diray qu'estre sourd (à qui la différence
Sçait du bien et du mal) n'est mal qu'en apparence.
Nature aux animaulx a cinq sens ordonnez,
Le gouster, le toucher, l'oeil, l'oreille, et le nez,
Sans lesquels nostre corps seroit un corps de marbre,
Une roche, une souche, ou le tronc d'un viel arbre.
Je laisse à discourir au jugement commun
L'usage, et différence, et vertu d'un chacun,
Lesquelz, pour présider en la part plus insigne,
Sont de plus grand service et qualité plus digne:
Comme l'oeil, le sentir, et ce nerf sinueux
Qui, par le labyrinth' d'un chemin tortueux,
Le son de l'air frappé conduit en la partie,
Qui discourt sur cela, dont elle est avertie;
Le pertuis de l'ouÿe, et les trois petit os,
Qui sont à cest effect en noz temples enclos;
De quel sage artifice, et necessaire usage
La nature a basty ce petit cartilage,
Qui de l'oreille estant le fidèle portier,
Droit sur le petit trou du caverneux sentier
Bat éternellement, si d'une humeur épesse,
Qui pour sa grand froideur résouldre ne se laisse,
Son bat continuel ne se treuve arresté,
D'où vient ce fascheux mal, qu'on nomme Surdité:
Fascheux à l'ignorant, qui ne se fortifie
Des divines raisons de la philosophie.
Je ne veulx estre icy de la secte de ceulx
Qui disent n'estre mal, tant soit-il angoisseux,
Fors celuy dont nostre ame est atteincte et saisie,
Et que tout autre mal n'est que par fantaisie.
Combien que le né sourd, et par tel vice exclus
Du sens qu'on dict acquis, ne s'en fasche non plus
(Comme lon peult juger) que d'estre né sans aeles,
Ou n'égaller au cours les bestes plus isnelles,
En force les taureaux, les poissons au nager,
Ou de ne se pouvoir, comme un daemon, changer:
D'autant que le regret vient de la cognoissance
Du bien, du quel on a perdu la jouissance,
Et qu'on ne doit aucun estimer malheureux
Pour ne jouir du bien dont il n'est desireux,
Non plus qu'est un cheval ou autre beste telle,
Pour n'avoir, comme nous, la raison naturelle:
Si est-ce toutefois que pour l'homme estre né
Un animal docile, auquel est ordonné
Contre le naturel de chacune autre beste,
D'eslever, plus divin, aux estoilles sa teste:
Si par estre né sourd, il ne peult concevoir
Rien plus hault que cela que ses yeux peuvent voir,
Sans cognoistre celuy, qui homme l'a faict naistre,
Malheureux je l'estime, or qu'il ne le pense estre:
Aussi bien que lon dict (et nous tenons ce poinct)
N'estre plus grand malheur que cil de n'estre point.
Mais cestuy-là, Ronsard, qui n'est sourd de nature,
Ains l'est par accident, s'il a par nourriture
Quelque sçavoir acquis, c'est un sourd animal,
Privé d'un peu de bien, et de beaucoup de mal.
Car tout le bien qu'on peult recevoir par l'oreille,
Procède ou d'un doulx son, qui nostre esprit réveille,
Ou d'un plaisant propos, dont nostre entendement
Reçoit en l'escoutant quelque contentement.
Or celuy qui est sourd, si tel default luy nie
Le plaisir qui provient d'une doulce armonie,
Aussi est-il privé de sentir maintefois
L'ennuy d'un faulx accord, une mauvaise voix,
Un fascheux instrument, un bruit; une tempeste,
Une cloche, une forge, un rompement de teste,
Le bruit d'une charrete, et la doulce chanson
D'un asne, qui se plaingt en effroyable son.
Et s'il ne peult gouster le plaisir delectable
Qu'on a d'un bon propos qui se tient à la table,
Aussi n'est-il subject à l'importun caquet
D'un indocte prescheur ou d'un fascheux parquet,
Au babil d'une femme, au long prosne d'un prestre,
Au gronder d'un vallet, aux injures d'un maistre,
Au causer d'un bouffon, aux broquars d'une court,
Qui font cent fois le jour désirer d'estre sourd.
Mais il est mal venu entre les damoizelles!
O bien-heureux celuy qui n'a que faire d'elles,
Ny de leur entretien! car si de leurs bons mots
Il n'est participant, par faulte de propos,
Il ne s'estonne aussi et ne se mord la langue,
Rougissant d'avoir faict quelque sotte harangue.
Mais il est soubsonneux, et tousjours dans son cueur
Se faict croire qu'il sert d'argument au moqueur!
Il ne le doit penser, s'il se pense habile homme,
Ains pour tel qu'il se croid, doit croire qu'on le nomme.
Mais il n'est appellé au conseil des Seigneurs!
O que cher bien souvent s'achètent tels honneurs
De ceulx, qui tels secrets dans leurs oreilles portent,
Quand par legereté de la bouche ilz leur sortent!
Mais il est taciturne: ô bien heureux celuy
A qui le trop parler ne porte point d'ennuy,
Et qui a liberté de se taire à son aise,
Sans que son long silence à personne déplaise!
Le parler toutefois entretient les amis,
Et nous est de nature à cest effect permis
Et ne peult-on pas bien à ses amis escrire,
Voire mieulx à propos, ce qu'on ne leur peult dire?
Si est-ce un grand plaisir, dira quelque causeur,
D'entendre les discours de quelque beau diseur.
Mais il est trop plus grand de voir quelque beau livre,
Ou lors que nostre esprit du corps franc et délivre
Voyage hors de nous, et nous faict voir sans yeux
Les causes de nature, et les secrets des cieux:
Pour aux quelz pénétrer, un Philosophe sage
Voulut perdre des yeux le nécessaire usage,
Pour ne voir rien qui peust son cerveau départir:
Et qui plus que le bruit peult l'esprit divertir?
La Surdité, Ronsard, seule t'a faict retraire
Des plaisirs de la court et du bas populaire,
Pour suyvre par un trac encore non battu
Ce penible sentier, qui meine à la vertu.
Elle seule a tissu l'immortelle couronne
Du myrte paphien, qui ton chef environne:
Tu luy dois ton laurier, et la France luy doit
Qu'elle peult désormais se vanter à bon droit
D'un Horace, et Pindare, et d'un Homere encore,
S'elle void ton Francus, ton Francus qu'elle adore
Pour ton nom seulement, et le bruit qui en court:
Dois-tu donques; Ronsard, te plaindre d'estre sourd?
O que tu es heureux, quand le long d'une rive,
Ou bien loing dans un bois à la perruque vive,
Tu vas, un livre au poing, méditant les doulx sons
Dont tu sçais animer tes divines chansons,
Sans que l'aboy d'un chien, ou le cry d'une beste
Ou le bruit d'un torrent t'élourdisse la teste.
Quand ce doulx aiguillon si doulcement te poingt,
Je croy, qu'alors, Ronsard, tu ne souhaites point
Ny le chant d'un oyseau ny l'eau d'une montagne,
Ayant avecques toy la Surdité compagne,
Qui faict faire silence, et garde que le bruit
Ne te vienne empescher de ton aise le fruict.
Mais est-il harmonie en ce monde pareille
A celle qui se faict du tintin de l'oreille,
Lors qu'il nous semble ouir, non l'horreur d'un torrent,
Ains le son argentin d'un ruisseau murmurant,
Ou celuy d'un bassin, quand celuy qui l'escoute
S'endort au bruit de l'eau, qui tumbe goutte à goutte?
On dict qu'il n'est accord, tant soit mélodieux,
Lequel puisse égaler la musique des Cieux,
Qui ne se laisse ouir en ceste terre basse,
D'autant que le fardeau de ceste lourde masse
Hebete: noz esprits, qui par la Surdité
Sont faicts participans de la divinité.
Regarde donc, Ronsard, s'il y a mélodie
Si doulce que le bruit d'une oreille essourdie,
Et si la Surdité par un double bienfaict
Ne récompense pas le mal qu'elle nous faict,
En quoy mesmes les Dieux, Déesse, elle resemble,
Qui nous versent l'amer, et le doux tout ensemble.
O que j'ay de regret en la doulce saison,
Que je soulois regner paisible en ma maison,
Si sourd, que trois marteaux tumbans sur une masse
De fer estincelant, n'eussent rompu la glace
Qui me bouchoit l'ouÿe, heureux, s'il en feut onc:
Las, feusse-je aussi sourd, comme j'estois adonc!
Le bruit de cent vallets, qui mes flancz environnent,
Et qui soir et matin à mes oreilles tonnent,
Le devoir de la court, et l'entretien commun,
Dont il fault gouverner un fascheux importun,
Ne me fascheroit point: un créditeur moleste
(Race de gens, Ronsard, à craindre plus que peste)
Ne troubleroit aussi l'aise de mon repos,
Car, sourd, je n'entendrois ne luy, ne ses propos.
Je n'orrois du Castel la fouldre et le tonnerre,
Je n'entendrois le bruit de tant de gens de guerre,
Et n'orrois dire mal de ce bon Pere Sainct
Dont ores sans raison toute Rome se plaingt,
Blasmant sa cruauté et sa grand convoitise,
Qui ne craint (disent-ilz) aux despends de l'Eglise
Enrichir ses nepveus, et troubler sans propos
De la Chrestienté le publique repos.
Je n'orrois point blasmer la mauvaise conduite
De ceux qui tout le jour trainent une grand'suite
De braves courtisans, et pleins de vanité,
Voyant les ennemis autour de la cité,
Portent Mars en la bouche, et la crainte dans l'ame:
Je n'orrois tout cela, et n'orrois donner blasme
A ceux qui nuict et jour dans leur chambre enfermez
Ayant à gouverner tant de soldats armez,
Font aux plus patiens perdre la patience,
Tant superbes ilz sont, et chiches d'audience.
Je n'entendrois le cry du peuple lamentant
Qu'on voise sans propos ses maisons abbatant,
Qu'on le laisse au danger d'un sac époventable
Et qu'on charge son doz d'un faiz insupportable.
O bien-heureux celuy qui a receu des Dieux
Le don de Surdité! voire qui n'a point d'yeux,
Pour ne voir, et n'ouir en ce siècle où nous sommes
Ce qui doit offenser et les Dieux et les hommes.
Je te salue, ô saincte et alme Surdité!
Qui pour throsne, et palais de ta grand majesté
T'es cavé bien avant soubs une roche dure
Un antre tapissé de mousse et de verdure:
Faisant d'un fort hallier son effroyable tour,
Où les cheutes du Nil tempestent à l'entour.
Là se void le Silence assis à la main dextre,
Le doigt dessus la lèvre: assise à la senestre
Est la Mélancholie au sourcil enfonsé:
L'Estude tenant l'oeil sur le livre abbaissé
Se sied un peu plus bas: l'Ame imaginative,
Les yeux levez au ciel, se tient contemplative
Debout devant ta face: et là dedans le rond
D'un grand miroir d'acier te faict voir jusqu'au fond
Tout ce qui est au ciel, sur la terre, et soubs l'onde,
Et ce qui est caché soubs la terre profonde:
Le grave Jugement dort dessus ton giron,
Et les Discours aellez volent à l'environ.
Donq, ô grand Surdité, nourrice de sagesse,
Nourrice de raison, je te supply, Déesse,
Pour le loyer d'avoir ton mérite vanté
Et d'avoir à ton loz ce Cantique chanté,
De m'estre favorable, et si quelqu'un enrage
De vouloir par envie à ton nom faire oultrage,
Qu'il puisse un jour sentir ta grande déité,
Pour sçavoir, comme moy, que c'est de Surdité.
Joaquim DU BELLAY
(Poème extrait de Divers jeux rustiques, 1558).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Ilarie VORONCA, les poètes du Rouergue et du Gévaudan n° 59 |