Kiki DIMOULA
Kiki Dimoula est née à Athènes, le 19 juin 1931. Après des études secondaires, elle entre en 1949 à la Banque de Grèce où elle travaillera durant vingt-cinq ans. En 1954, elle épouse le poète Athos Dimoulas, dont elle aura deux enfants et qui décédera en 1985. « Sans lui je me serais contentée, j’en suis sûre, d’une paresse rêveuse et ignorante, vers laquelle je penche encore, sagement peut-être. Je lui dois d’y avoir échappé, ne serait-ce qu’en partie, je lui dois mon initiation, incomplète, sans doute, à la poésie », déclarera Kiki Dimoula. En 1971 elle fait paraître Le Peu du monde, qui contribue grandement à sa renommée poétique.
En 1989, elle obtient le premier prix d’État pour Je te salue Jamais ; en 1994, le prix Ouranis pour L’Adolescence de l’oubli. En 2002, l’Académie grecque couronne l’ensemble de son œuvre et l’accueille parmi ses membres. Kiki Dimoula dira simplement : « Je me suis consacrée avec abnégation à mon rôle de mère, et c’est avec une tendre vaillance que je me suis entendu appeler « grand-mère ». À présent je coule tranquillement et sans perpétuation dans ces nouvelles dérivations de mon sang. Je coule, et plus j’approche de l’estuaire, plus je rêve que la poésie va me lancer la bouée d’un poème ».
Kiki Dimoula a été le cinquième Lauréat du Prix Européen de Littérature, et la première Lauréate à recevoir ce prix, qui lui a été remis en mars 2010 dans le cadre des cinquièmes Rencontres Européennes de Littérature, à Strasbourg. Lors de son discours de réception, Kiki Dimoula a déclaré : « Tu marches dans un désert. Tu entends un oiseau chanter. Même si tu as du mal à croire à cet oiseau suspendu dans le désert, tu es obligé de lui préparer un arbre. Voilà ce que c’est que la poésie. »
Peu de poètes donnent cette impression de nouveauté radicale. Cela commence par ses sujets, si étranges – étranges à force de ne pas l’être, infimes le plus souvent, tirés du quotidien le plus banal. Un paysage sans histoire. La pluie. Le mouvement des vagues sur le rivage. Le vent dans les feuilles. Une goutte de sang. Un objet familier, bibelot, table basse, cassette audio, répondeur. Un commentateur grec, Nìkos Dìmou, va plus loin : la poésie de Dimoula n’a qu’un sujet : le néant. « L’unique thème de Dimoula, c’est le passage – progressif ou soudain – de l’être au non-être. Ce passage qui s’appelle temps, usure ou mort. » En effet : chacun de ses poèmes reprend à neuf, obsessionnellement, l’inventaire de ce qui est perdu, de ce qui n’est plus. La mort d’un mari bien-aimé, qui hante les recueils suivant celui-ci, ne fera que cristalliser cette obsession, la rendre plus vive encore. Pas de personnages ici. Une voix est là qui parle, seule mais entourée d’absents qu’elle interpelle : êtres chers disparus, ou soi-même autrefois, ou encore Dieu – un Dieu dont on ne sait trop s’il faut y croire. Si des formes humaines se laissent voir, c’est sous forme de sculptures ou de peintures, ou figées par la photographie, cette invention bienfaisante et cruelle qui rend le passé à jamais présent, et en même temps plus que jamais hors d’atteinte. La perte, la mort, le néant, tout cela parfaitement vrai, mais on pourrait tout aussi bien dire le contraire.
Les poèmes de Dimoula sont grouillants de vie à leur façon. Un torrent d’images les irrigue, le plus souvent inattendues, audacieuses, se chassant par moments l’une l’autre à toute allure. L’humble réalité qu’elles décrivent acquiert une vie intense, presque angoissante, vue à travers ces verres grossissants qui en la métaphorisant la métamorphosent. Pas de personnages ici, sans doute, mais précisons : pas de personnages humains. Seulement voilà, chez Dimoula tout devient vivant : les objets qu’elle met en scène, et même des abstractions qui elles aussi, placées dans les situations les plus concrètes, apparaissent ici dotées de sentiments, capables de paroles et d’actes, promues acteurs de la tragi-comédie. Car – autre paradoxe, mais chez Dimoula, le paradoxe est perpétuel – la mélancolie si noire et si lourde qui rôde sur ses pages est sans cesse relevée, allégée par un humour plus ou moins diffus, une espèce de vivacité guillerette. Les images incongrues, les entrechocs de ces images, les personnifications saugrenues, la syntaxe et le vocabulaire allègrement bousculés, tout cela prend des allures de jeu. Cette poésie très sombre scintille de tous ses mots, d’une éclatante vitalité. Existants ou non – Dimoula néologise avec entrain –, ils rebondissent de vers en vers, légers comme des balles de jongleur et lourds de doubles-sens, car on va jusqu’au calembour, lequel fait naître un sourire et en même temps jette une ombre, car ce double fond a quelque chose d’obscur, d’incertain, d’inquiétant. Ambiguïté constante. On sent peu à peu le poème vaciller : ces motifs continuel-lement répétés (groupe de mots, vers, groupe de vers), sonnent-ils comme un glas, nous accablent-ils comme une incurable névralgie, un ressas-sement de vieilles douleurs ? Ou faut-il y voir une sorte d’écho ironique, de refrain goguenard ? Ces répétitions marquent-elles une lassitude monotone, un piétinement impuissant, ou une progression pas à pas, une méditation lente, prudente, tâtonnante ? Les deux sans doute.
Si ces poèmes tiennent debout si fortement, c’est qu'en eux le tragique et l’humour tirant chacun en sens contraire s’équilibrent, en même temps que la dérive, l’effilochage qu’ils mettent en scène est exactement contrebalancée par une volonté méthodique et minutieuse, quoique discrète, de construction. À la vue de cette esquisse de portrait, on pourra déguiser Kiki Dimoula, à la rigueur, en lointaine descendante des Metaphysical poets anglais du XVIIe siècle, John Donne, Andrew Marvell et consorts, ou en petite nièce méditerranéenne d’Emily Dickinson. On s’imaginera une poésie savante, exigeante, difficile. Et c’est vrai. Et c’est aussi bien le contraire.
Ces poèmes d’une complexité extrême, qui déroulent de façon le plus souvent allusive, voire obscure, une pensée fine et méandreuse, ont cependant sur leurs lecteurs, dans leur version originale du moins, un effet étonnant. Leur auteure ne touche pas seulement un public de spécialistes, elle est lue, admirée, aimée par une foule de gens dont certains lisent peu. J’ai vu récemment, dans les salons d’un hôtel d’Athènes, une jeune serveuse la reconnaître et la saluer avec un respect plein d’affection. La Grèce a beau être le paradis des poètes, un tel traitement n’est réservé qu’à une poignée d’entre eux, et de nos jours à la seule Dimoula.
La grande poète grecque Vasilikí Dimoulá, dite Kikí Dimoulá est décédée à Athènes le 22 février 2020, à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
Michel VOLKOVITCH
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire (en français) : Mon dernier corps, choix de textes, traduction de Michel Volkovitch, Cahiers grecs, 1995. Du peu du monde, choix de textes, traduction de Martine Plateau-Zygounas, La Différence, 1995. Je te salue Jamais, traduction de Michel Volkovitch, Desmos/Cahiers grecs, 1997. Anthologie de Kiki Dimoula, traduction d’Eurydice Trichon-Milsani, L’Harmattan, 2007. Le Peu du monde suivi de Je te salue Jamais. Poèmes traduits du grec et présenté par Michel Volkovitch. Préface de Nikos Dimou. Collection Poésie/Gallimard, 2010. Mon dernier corps. Poèmes traduits du grec par Michel Volkovitch. Arfuyen, 2010.
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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