Patrice NGANANG

Patrice NGANANG



Alain Patrice Nganang est né le 17 mars 1970, à Yaoundé, au Cameroun ; un pays qui fut une colonie allemande de 1884 à 1916, puis française, (partie orientale), de 1916 à 1960 (année de son indépendance), et anglaise (partie occidentale, aujourd’hui partagée entre le Cameroun et le Nigéria), de 1922 à 1961. Alain Patrice Nganang est d’origine bamiléké ; une importante ethnie (il en existe 250 au Cameroun), soit 1,2 millions de personnes en 2008, dans un pays de 28 millions d’habitants.

Après des études de littérature à Yaoundé et à Francfort (où il obtient un doctorat en littérature comparée), il enseigne à l’université populaire d’Offenbach, puis à la Humboldt Université de Berlin, avant de rejoindre le milieu universitaire américain depuis 2000 ; notamment au Vassar College, en 2006-2007, puis, en 2007, comme professeur en littérature comparée, à l’université d’État de New York et de Princeton. Il est aujourd’hui professeur de littérature comparée à Columbia.

Le parcours de Patrice Nganang est brillant et impressionnant. Et c’était déjà le cas lorsque nous l’avons connu en 1995 ; lorsqu’Alain Breton publia son premier livre, les poèmes à vif de Elobi. Elobi est la dénomination camerounaise des zones marécageuses, des vallées traversées par une rivière aux abords de laquelle, dans les grandes villes, Yaoundé tout particulièrement, se fixent les couches défavorisées socialement, livrées ainsi aux inondations des saisons de pluie. Nganang, comme le remarque Daniel Delas (in Po&sie, 2016), parle au nom des elobi, comme le jeune Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal : Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. Nganang, en poème, se fait le porte-voix du peuple écrasé. 

Et, si le poème a encore une importance dans notre époque, qui aura fait de lui une denrée si incongrue ; Patrice Nganang nous dit, que « ce ne sera que placée à la longueur de la parole des rues, du graffiti, du journal du coin, du blog : comme le cri de l’ambianceur dans un bon dombolo. Il n’a d’importance, le poème dans notre temps, qu’entendu au diapason des espaces et des instruments que dans la déperdition de notre intelligence, dans les tréfonds de notre condamnation au vide, nous aurons découvert et faits nôtres. Le poète et sa parole sont à définir dans cette longueur aussi, dans cette étendue instrumentale de la vie. Et voilà soudain : dans cette dimension folle de notre poésie surgit une question, une seule que dans ses multiples voix, notre temps aura bien posée : la question de son humanité, mieux, la question. »

On retrouva naturellement Alain Patrice, notamment dans le n°21 de la revue Poésie 1/Vagbondages, consacré à La Nouvelle poésie française et dans Les Hommes sans Épaules n°13 (Dossier « Chroniques du Nouveau Lyrisme »), en 2004. Alain Patrice était déjà loin d’être un « sage universitaire » préoccupé par sa seule carrière ; mais un bouillonnant poète, qui s’est démultiplié en un grand romancier (neuf livres à ce jour, dont le superbe Temps de chien, en 2001, qui raconte, par le truchement insolite du chien d’un tenancier de bar, le quotidien loufoque d’un quartier de Yaoundé) et un essayiste, un intellectuel percutant. Le président autocrate du Cameroun, Paul Biya, en fonction depuis 1982, en sait quelque chose, pour être sa cible. Alain Patrice n’en est pas sorti indemne, mais toujours déterminé.

Le 5 décembre 2017, Nganang publie une tribune dans le journal Jeune Afrique, qui dénonce les actions du gouvernement de Paul Biya dans les régions anglophones[1] du Cameroun : « Le Grand Nord et le Grand Sud sont en effet les parties les plus sociologiquement francophones du pays, tandis que sa partie anglophone, au lieu d’être anglophone, comme le prétend la vulgate, est en réalité bilingue, quand elle ne parle pas pidgin[2]. Et cela du plus profond de son être aux manifestations les plus banales de son vécu… La zone anglophone, qui ne compte plus ses morts tués par des hommes en tenue, est si militarisée que sur la route qui mène de Bamenda à Kumba, j’ai compté pas moins de quinze contrôles de gendarmerie et de police, fusil au poing… D’où la question légitime que se pose chacun ici : qui sont donc les pyromanes ? Avec, en filigrane, celle-ci : qui sont les terroristes ? La singularité de la violence militaire qui s’abat sur la zone anglophone est que ceux qui l’exécutent ne font même pas l’effort d’être bilingues, comme la population… Qui sont donc ces « terroristes » dont parle le président de la République, et qui lui font manifestement refuser le dialogue que tout le monde demande, les leaders de la protestation anglophone en premier – y compris Sesuku Ayuk Tabe, qui, lui, est en exil au Nigeria ? Des Camerounais bilingues peuvent-ils être des ennemis dans un pays dont le président n’a, de toute sa carrière politique, jamais tenu un seul discours ni fait une interview en anglais ?... Véritable paradoxe que celui de ce pays qui se cherche toujours des ennemis parmi ceux qui lui fabriquent un avenir, parmi ceux qui, dans leur quotidien, manufacturent un vivre-ensemble respectueux de sa diversité. L’État camerounais, qui ne veut pas dialoguer malgré l’appel de toute l’élite anglophone – sauf bien sûr quelques exceptions, comme Atanga Nji, du parti au pouvoir –, a-t-il une solution prospective pour le moment où des milliers d’enfants francophones fréquentant les écoles bilingues et anglophones se présenteront aux concours des grandes écoles, en section anglophone ? Fera-t-il d’eux des ennemis de la République parce que, à leur manière, ils auront remis en cause le statu quo ? Où va-t-il enfin se plier au fait accompli de ce pays dont la population exprime déjà son choix, en votant pour l’anglais pour ses enfants ? Il faudra sans doute un autre régime politique pour faire comprendre à l’État que la mitraillette ne saurait endiguer une foule en mouvement. Seul le changement au sommet de l’État pourra régler le conflit anglophone au Cameroun. »

Le lendemain, 6 décembre 2017, alors qu’il s’apprête à prendre un vol à l’aéroport de Douala, en direction de Harare, où il doit rendre visite à sa famille et participer à une série de conférences sur la crise anglophone ; Nganang est arrêté et incarcéré à la prison centrale de Yaoundé. Le 7 décembre 2017, il est accusé d’avoir « insulté le Président Paul Biya dans une publication Facebook » Le poète est également accusé « d’immigration illégale » et de « contrefaçon », car, il dispose de deux passeports, camerounais et étatsunien.

Le 15 décembre 2017, après une audience de quinze minutes devant le Tribunal de grande instance de Yaoundé, Alain Patrice Nganang est formellement accusé « d’outrage à corps constitué » et « apologie de la violence ». Il encourt jusqu’à cinq ans de prison.

Le poète est finalement relaxé et expulsé du pays, à destination des États-Unis, le 29 décembre 2017. En 2021, Alain Patrice a été suspendu du réseau social Facebook, suite à ses nombreuses publications liées à la crise dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest du Cameroun. Alain Patrice Nganang est particulièrement actif dans la dénonciation des violations des droits humains dans la « crise anglophone » au Cameroun.

Alain Patrice Naganang, exilé, souffre de son errance. Aujourd’hui, il continue d’écrire en français, alors qu’aux États-Unis, il ne parle plus guère cette langue qu’avec lui-même (cette langue / que je ne parle plus qu’en / soliloque), loin de son pays. Mais, comment peut-on être poète / et se taire ?, interroge Naganang.

Alors, le poète se relève pour reprendre cette parole qui est jet / et rejet et / déjet / et projet de pierres / de mots et de lettres. Car, la poésie, dans son origine même, est jet de questions dans le vide, disons-le : jet de pierres dans le visage du vide, et ces questions, et ces pierres, sont au bout d’un acte physique, d’une transpiration, d’une volonté, d’une négation, d’une voix.

Alain Patrice nous dit : « C’est donc d’abord dans le langage de ce temps qu’il faudra tirer la voix qui aura dit les préoccupations des hommes et des femmes de notre époque ; dans la modulation de leurs mots, dans la syntaxe de leurs constructions, dans les quelques redites qui font la marque, autant d’un peuple que d’une nation. Or le premier choc qu’a toute âme poète devant le langage des rues de Yaoundé, par exemple, est l’insistance proverbiale on dirait, de la phrase « il faut être réaliste ». N’y lisons pas une parodie, car les rues de Yaoundé n’ont pas lu Rimbaud, mais voyons-y plutôt, d’abord, l’état d’esprit d’une époque philistine, d’une époque qui se courbe devant un destin nabot, devant un temps assassin du rêve, de l’idéal, de l’utopie – un temps qui en broutant, n’en produit pas moins ses kabila, ses gnassingbé fils. Le postulat de réalisme que ce dicton exprime peut aussi être entendu comme une exigence préparatoire : « regarde d’abord autour de toi ». « Ouvre d’abord les yeux ». Et n’est-ce pas ici, dans cette réaliste timidité, le début même de tout projet ? N’est-ce pas dans ce geste de définition par excellence le début de tout combat ? Pas un lâche recul donc, mais une exigence de vigilance, une conscience même de la menace du vide au-devant ; du vide alentour ; du vide à l’arrière. Une conscience verticale donc, car une conscience d’être un îlot dans une mer de merde. Une conscience de la bêtise rampante. Une conscience de la menace de la lèpre. Une conscience de l’épidémie. Une conscience du combat, s’entend. Et c’est bien cette conscience à l’éveil, au réveil, qui, dans sa forme primaire, dans son premier chemin vers l’écrit, se retrouve sur les murs des maisons, aux creux des portes, dans les morceaux de dire éparpillés à l’ombre des habitations… Dans son premier pas vers les institutions classiques du dire, la parole de notre temps se fait donc elle aussi trace : graffiti. mais avant, elle aura été motte jetée dans l’emportée du geste, verbes déclinés dans des gueuloirs publics, profanation au cœur des parlements du Cameroun, des agoras et des sorbonnes de Côte-d’Ivoire, mille langues malaxées dans la boue du camfranglais comme du nouchi, dires crachés dans les micros ouverts de slam sessions, joutes verbales aux croisées de la politique et du zaoua-zaoua, de la rage et du rythme, ambiance qui dans son infinie équitation de l’expression aura défini les termes de notre actuelle liberté. Avant, elle aura donc réinventé la poésie dans le webweb, dans la compétition dithyrambique renouvelée, dans l’équitation de la tchatche, et fabriqué dans le crieur des villes. »

Patrice Nganang ajoute : « Voilà pourquoi l’auteur Camerounais peut facilement s’identifier avec le Crieur des villes, et pas avec le griot ». Le poème, c’est l’humain à vif…

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvre:

poésie : Elobi (Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1995), Apologie du vandale (Éditions Clé, 2015).

Romans : La Promesse des fleurs (L’Harmattan, 1997), Temps de chien (Le Serpent à plumes, 2001. Réed. Motifs, 2003), Prix Marguerite Yourcenar 2002 et Grand prix littéraire d’Afrique noire 2002, La Joie de vivre (Le Serpent à plumes, 2003), L’Invention du beau regard, contes citadins (Gallimard, 2005), Mont Plaisant (Philippe Rey éditeur, 2010), La Saison des prunes (Philippe Rey éditeur, 2013), Empreintes de crabe (Lattès, 2018), Mboudjak ou les aventures du chien philosophe (Teham, 2022), Premier président noir de France (Teham, 2022).

Essais : Manifeste d’une nouvelle littérature africaine (Homnisphères, 2007), La République de l’imagination, lettres au benjamin (Vents d’ailleurs, 2009), Contre Biya, procès d’un tyran (Assemblage, 2011), L’Art de l’alphabet, Pour une écriture prééemptive (Pulim, 2018), La révolte anglophone, Essais de liberté, de prison et d’exil (Teham, 2018), La recette du porc, Essais sur l’amour-haine du Bamiléké (Teham, 2020).


[1] Depuis la fin 2016, le Cameroun traverse une crise sociale et politique qui divise les parties anglophones et francophones du pays. Les anglophones représentent 20% de la population et s’estiment marginalisés. Cette crise, initialement basée sur des revendications corporatistes des avocats et enseignants, bascule progressivement vers des revendications sécessionnistes fortes en raison des réponses jugées insuffisantes du gouvernement camerounais, du refus d'ouvrir un débat sur le retour au fédéralisme et de nombreuses violations des droits humains par les forces de sécurité camerounaises. Le 1er octobre 2017, des indépendantistes anglophones des régions du NOSO déclarent symboliquement l'indépendance de l’ancien Cameroun britannique sous le nom de Federal Republic of Ambazonia (République fédérale d'Ambazonie). La réaction répressive du gouvernement camerounais radicalise le mouvement indépendantiste et transforme les revendications en un conflit armé.

[2] Le pidgin camerounais est un créole à base lexicale anglaise, connu sous le nom de « Cameroon-talk ».








Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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