Vladimir MAIAKOVSKI

Vladimir MAIAKOVSKI



Maïakovski mesurait près de deux mètres. Il avait le corps solidement musclé, les épaules larges. Ses cheveux, il les rasait, ou les hissait pousser à tel point qu’ils n’obéissaient plus à aucune brosse et, têtus, se hérissaient en désordre, un jour dans un sens, le lendemain dans l’autre. Fier de son physique, il écrivait : Je marche – beau – avec mes vingt ans. Il perfectionnait consciencieusement la brutalité de ses gestes, la lourdeur de sa démarche, les plis méprisants et secs de ses lèvres. À cette expression d’hostilité il aimait ajouter l’éclat perçant de ses yeux, et cela apparaissait surtout lorsqu’il montait sur l’estrade pour réciter ses poèmes ou prononcer un de ses discours, si violents qu’ils provoquaient toujours un inévitable tumulte.

Depuis 1913 (il avait alors à peine vingt ans) jusqu’à notre dernière rencontre en France, peu de temps avant sa fin tragique, nous nous sommes vus constamment à Pétersbourg, à Moscou, et même en Finlande, à Kuokkalla, centre estival des hommes de lettres russes. Là, dans la propriété de mes parents, maintes fois nous avons joué avec passion au croquet, de jour comme de nuit. Les nuits d’été en Finlande, sont claires. Elsa Triolet dit fort justement qu’au lieu d’avoir affaire aux gens, Maïakovski aimait mieux jouer avec eux. « Premièrement aux cartes, puis au billard, puis à n’importe quoi, à des jeux inventés. De préférences pour de l’argent, mais aussi bien pour toutes sortes de gages fantaisistes. » Nous jouions « pour de l’argent » : cinquante kopeks la partie. Mais encore plus passionnément, dans notre petite forêt de bouleaux et de pins, ainsi qu’à Pétersbourg où à Moscou, nous discutions des problèmes de la poésie et de la peinture, avec d’autres jeunes représentants de l’Art d’avant-garde, quatre ans avant la Révolution d’Octobre.

C’était le temps où Maïakovski écrivait, « Pourriez-vous » : « J’ai effacé d’un coup la carte des jours ouvrables - en faisant gicler la couleur d’un verre ; - J’ai montré sur un plat de gelée - les mâchoires obliques de l’Océan. - Sur l’écaille métallique d’un poisson - j’ai lu l’appel de lèvres inconnues. - Et vous, - pourriez-vous - jouer un nocturne - sur la flûte d’une gouttière ? » Et aussi, en 1914 : « Violon et un peu nerveux ».

Ces deux courtes œuvres, je me les rappelle par cœur : Maïakovski me les a récitées, étendu dans l’herbe, à Kuokkalla ; la première avec orgueil, la violence et le mépris propres à Maïakovski, la seconde avec un pathétisme dramatique inoubliable. L’année 1913 fut aussi celle où Maïakovski, Khlebnikov, Bourliouk et Kroutchenykh, publièrent le célèbre manifeste « Gifle au goût public ». En 1915, dans son poème « Nuage en pantalon », Maïakovski – futuriste – écrivait : Sur tout ce qui est fait – Je mets « Nihil ».

J’ai suivi toute l’ascension de Maïakovski. Si, à nos yeux d’artistes, sa gloire grandit assez vite, par contre, faire admettre son art aux larges couches de lecteurs non-initiés aux recherches esthétiques et formelles, fut le fait d’une publicité spectaculaire. C’était déjà (comme toujours) question de chance. Cette chance, Khlebnikov ni Kroutchenykh ne m’ont eue. Le premier succès très spectaculaire dans la carrière de Maïakovski, date de 1916.

À cette époque, la célébrité, la popularité et l’autorité littéraires de Maxime Gorki étaient à leur sommet. Bien qu’écrivain réaliste, Gorki suivait toujours attentivement les recherches formelles des jeunes. « Plutôt le futurisme le plus exubérant qu’un réalisme commercial ! », dit-il, une fois (quelques temps après la Révolution), examinant une liste de dessinateurs pour livres illustrés. Je me souviens en détail de cette nuit au caveau du « Chien errant », cabaret nocturne des intellectuels, à Pétersbourg. L’heure était très avancée lorsque Maïakovski, l’air hostile, monta sur la minuscule estrade sous les huées habituelles de ceux que l’on qualifie en France d’épiciers, et que nous appelions en Russie « pharmaciens ». « Je vais réciter pour Gorki, et non pour vous ! », déclara-t-il. Les hurlements redoublèrent. Maxime Gorki resta immobile, indifférent. Maïakovski dit un fragment de « La Guerre et l’Univers », puis deux ou trois poèmes lyriques, et quitta l’estrade. « Blablabla ! Fouttez-nous la paix ! Moulin à vent ! », cria le public. Fronçant les sourcils, Gorki se leva. Le silence s’établit. Lentement et avec fermeté, il prononça : « Il n’y a pas de quoi se moquer ici ! C’est très sérieux ! Il y a quelque chose dans tout cela… Oui, il y a quelque chose de grand, même si cela ne touche que la forme. » tendant la main à Maïakovski, qui souriait orgueilleusement, il ajouta : « Jeune homme, je vous félicite. » Nous fîmes une ovation à Maxime Gorki pour son « progressisme » authentique, et la nuit se transforma en un véritable triomphe pour Maïakovski. Même les « pharmaciens applaudirent. Dès le lendemain, les échos du jugement porté par Gorki retentirent dans tout Pétersbourg, puis, dans Moscou. L’avancement de Maïakovski, dans la hiérarchie littéraire, en fut sensiblement accéléré. Maïakovski avait vingt-trois ans.

Le drame de Maïakovski fut celui de nous tous, jeune génération d’artistes : poètes, écrivains, peintres, compositeurs, hommes de théâtre. Les années 1910-1920 furent, dans les arts, les plus tourmentées de ce siècle. L’art était en pleine révolution dans ses formes d’expression : cubisme, futurisme, expressionnisme, purisme, abstrait… dans toutes les branches, nous nous battions âprement contre la tradition, contre l’art académique. Nous voulions libérer la création artistique des préjugés de l’art bourgeois. La lutte n’était pas simple, mais ses difficultés excitaient en nous l’enthousiasme. Khlebnikov et Maïakovski (futuristes), mon ami Essenine et Marienhoff (imaginistes) faisaient figure de chefs de file. La révolution politique et sociale se faisait déjà, et de plus en plus, sentir dans les nuages hivernaux au-dessus de la terre russe et, surtout, de la terre pétersbourgeoise. Les défaites militaires et plusieurs faits-divers (assassinat de Raspoutine, etc.) prouvaient le désarroi grandissant qui déchirait même la cour impériale. Naïvement (notre jeunesse et notre haine de la guerre y jouèrent leur rôle) nous avons cru que la révolution sociale devait coïncider avec la révolution dans l’art.

Voilà pourquoi, en 1917, lorsque l’ancien régime fut renversé, Maïakovski cria dans « Révolution » : Citoyens ! – Aujourd’hui s’écroule « l’antan » millénaire, - Aujourd’hui se vérifie la base des mondes, - Aujourd’hui, - jusqu’au dernier bouton de vêtement, - nous transformerons la vie à nouveau.

Maïakovski était heureux. Nous étions tous heureux, inspirés, car beaucoup des aspects de « l’antan millénaire » nous paraissait vécus et voués à la disparition. Nous songions aux nouvelles formes d’existence comme nous songions aux nouvelles formes de l’art.

Les idées de l’Internationale nous transportaient. La guerre allait s’arrêter. Nous, les peintres, les poètes, tous les artistes russes, nous tendions les mains à nos camarades allemands, français, espagnols, nos camarades du monde entier, et nous allions lier nos recherches communes.

En 1922, Lénine dit, au cours d’une conférence publique : « Par hasard, j’ai lu, hier, dans les Izvestia, une poésie de Maïakovski sur un sujet politique. J’ai rarement éprouvé un aussi vif plaisir du point de vue politique et administratif… Je ne peux juger de l’aspect poétique, mais politiquement, c’est parfaitement juste. » Maïakovski avait vingt-six ans. Ce monstrueux éloge de Lénine fut le second et le plus grand bond de la carrière (déjà officielle) de Maïakovski : il fut qualifié de meilleur poète de l’Union Soviétique. Dès lors, Maïakovski devint omnipotent. La première faveur exceptionnelle qu’il obtint fut l’autorisation de faire un voyage à l’étranger.

Et, le 9 octobre 1922, Maïakovski partit pour Berlin et Paris, ville dont – je le lui avais avoué plusieurs fois – je conservais la nostalgie. Adolescent, j’avais vécu à Paris de 1911 à 1913. C’est là aussi qu’avait débuté ma carrière artistique : j’y avais fait ma première exposition (des toiles cubistes) au salon des Artistes Indépendants (1913).

En 1922, je vivais en Russie soviétique, surchargé de commande sociales, et ne vis Maïakovski qu’après son retour à Moscou. Ses impressions publiées dans le journal Izvestia, témoignaient de sa naïveté et de son égocentrisme enfantins : « L’apparition d’un soviétique vivant, fait partout sensation avec d’indéniables nuances d’étonnement, d’admiration et d’intérêt… Ce qui domine est l’intérêt : devant ma personne s’est manifestée même une certaine tendance à faire la queue. Pendant plusieurs heures, on me posait des questions à commencer par l’aspect physique de Lénine. »

Mais, si l’apparition d’un Soviétique provoquait à Paris « l’étonnement, l’admiration et l’intérêt », cette ville inspirait les mêmes sentiments au Soviétique Maïakovski que nous retrouverons à Paris en 1924, 1925, 1927, 1928 et 1929. Il ne faut pourtant pas croire que ces visites à Paris furent de simples voyages touristiques d’agrément. Loin de là. Favori du pouvoir soviétique, Maïakovski devait, dès son retour, rendre compte de son voyage, autrement dit publier ses impressions de poète favorable au régime communiste. Maïakovski devait, par ses écrits, montrer que l’URSS, dans tous les domaines, dépassait l’Occident où pays et peuples pourrissaient sous le joug du capitalisme décadent. C’est de ce prix que Maïakovski devait payer le droit de traverser la frontière.

J’ai souvent rencontré Maïakovski à Paris en 1924 et 1925 : dans la rue, au café, au restaurant, dans les expositions de peinture et aussi dans les réceptions, un peu trop cérémonieuses (valets en habits, invités en smoking), pour un pays d’ouvriers et de paysans, données par l’Ambassade d’URSS.

Maïakovski aimait beaucoup Paris : ses rues, ses places, son mouvement, son entrain, l’intensité de sa vie artistique, l’éclairage de ses nuits… Il m’en a souvent parlé. Mais tout en discourant sur tout cela, il ajoutait, de temps à autre, que dans deux ou trois ans, Moscou surclasserait Paris en tout point. Un jour, Maïakovski, triomphant, exulta à la vue des clochards et de leur aspect misérable. « Et les gosses sans logis, en URSS ? », m’enquérais-je. La riposte fut immédiate : « Eh bien ! C’est l’héritage du régime capitaliste ! » Le seul plan sur lequel il pouvait encore se réaliser en tant qu’artiste était celui des recherches formelles.

Ces années 1924-1925, qui suivirent la mort de Lénine, ont vu se manifester en URSS les premiers assauts du réalisme socialiste, assauts non encore soutenus par les mesures policières. Le réalisme socialiste fut canonisé un peu plus tard par Staline comme la seule forme d’expression artistique permise en URSS. Ainsi, dans son poème « Verlaine et Cézanne », Maïakovski se permit pour la dernière fois d’ironiser sur l’étatisation de l’Art. Ces quelques répliques furent les dernières étincelles de l’Art libre dans sa poésie.

La nuance dramatique de son poème « Adieu », consiste dans le double sens possible de ses dernières lignes. Que pouvait faire Maïakovski ? Émigrer, comme d’autres poètes russes ? Maïakovski aimait trop la gloire. N’avait-il pas écrit, pensant au monument de Pouchkine : Pour moi – un monument, érigé pendant que je vis – est exigé par mon grade. Car si les peintres, les sculpteurs, les compositeurs, les danseurs, ou même les chanteurs, pouvaient, sans danger pour leur art, s’expatrier, quelle issue y avait-il à l’étranger pour les écrivains et les poètes prisonniers de leur langage ? La grande majorité dut rester en Russie. Il est d’ailleurs significatif que les poètes russes émigrés ne soient connus aujourd’hui que de l’élite intellectuelle ou artistique de l’émigration russe s’évanouissant.

Revenu à Paris en 1927, Maïakovski s’arrêta au petit Hôtel Istria, rue Campagne-Première. À notre première rencontre au Dôme, il répondit à ma question sur la vie moscovite : « Toi, tu ne peux pas t’imaginer ! Il y a déjà trois ans que tu n’y as pas été », « Et alors ? », « Et alors… Tout est changé ! Les prolétaires sont motorisés. Moscou fourmille de leurs bagnoles, on ne peut pas traverser les rues. » Je compris. Et je demandai : « Et le réalisme socialiste ? » Maïakovski me regarda sans répondre, puis : « Qu’est-ce que l’on boit ? C’est dégoûtant qu’il n’y ait plus d’absinthe ! » Maïakovski resta à l’hôtel Istria du 29 avril au 9 mai. Je ne me souviens pas de son adresse parisienne en 1928. Le poème « Réponse aux futurs potins » date de 1928. Lors de son voyage à Paris, Maïakovski avait acheté une voiture. À cette époque, l’automobile était considérée en URSSS comme un luxe et son usage était réservé aux grands fonctionnaires du Parti. Les artistes, même ceux qui étaient membres du Parti, n’appartenaient pas à cette catégorie.

Les années 1927, 1928, 1929, furent des années décisives pour le développement politique de l’URSS. Maïakovski vînt en France, pour la dernière fois, en 1929, au mois de février, aussitôt, après la première représentation, au Théâtre de Vsevolod Meyerhold, de sa pièce La Punaise (13 février). Il séjourna de nouveau à l’Hôtel Istria, du 22 février au 29 avril. Rentré en URSS, il publia ses trois derniers poèmes sur Paris mais, prudemment, il ne parla cette fois, que des Françaises et, en particulier des Parisiennes.

Je rencontrai Maïakovski pour la dernière fois à Nice. Le crépuscule tombait. Je descendais une vieille rue pittoresque qui glissait vers la mer. Vers moi, une silhouette bien connue montait. Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche pour le saluer que Maïakovski, de loin, me criait : « As-tu mille balles ? » Il m’expliqua qu’il venait de Monte-Carlo où il avait perdu tout son argent. « Patelin affreusement inhospitalier ! ». Je lui donnais mille francs. « J’ai faim, ajouta-t-il, si tu me donnes encore 200 francs, je t’invite à manger une bouillabaisse. » Au cours du repas, Maïakovski me demande quand je retournerais à Moscou ? Je lui répondis que je voulais rester artiste et que je n’y pensais plus. Maïakovski me donna une tape sur l’épaule et, devenu sombre, répondit d’une voix crépitante : « Moi, je rentre… car j’ai cessé d’être poète. » Il s’effondra en de profonds sanglots et chuchota un : « Je suis… un fonctionnaire… », (à peine audible). En quittant le restaurant (il était déjà tard), nous nous serrâmes la main : « On se verra à Paris ». « À Paris. » Il s’en alla vers son hôtel, moi vers le mien. Je ne l’ai jamais revu depuis. Maïakovski rentra à Moscou pour en repartir, un peu plus tard, une balle dans le cœur, le 14 avril 1930. Il avait trente-six ans.

À propos du suicide de Maïakovski, Staline écrivit simplement : « Maïakovski est et reste le meilleur et le plus doué poète de notre époque soviétique et l’indifférence à sa mémoire et à son œuvre est un crime. »

Et c’est justement parce qu’il se savait devenu « le poète le plus doué de l’époque soviétique », et non le grand poète libre et universel qu’il aurait voulu être, que Maïakovski, possesseur d’un immense talent, admirable créateur de formes nouvelles qui avaient bouleversé la conception poétique de son époque, se suicide.

Iouri ANNENKOV

(Extrait de « Maïakovski inconnu », in Revue Les Hommes sans Epaules n°44, 2017).


*


Vladimir Vladimirovitch Maïakovski est né le 7 juillet 1893 à Bagdadi, aujourd'hui en Géorgie. Maïakovski adhère au Parti social démocrate (bolchévique) à quinze ans et participe aux manifestations révolutionnaires de 1905. Arrêté trois fois pour conspiration, il s'initie à la poésie alors qu'il est emprisonné à Boutyrskaïa en 1909. Il commence sa carrière littéraire à l'âge de dix-huit ans; une tragédie provocante intitulée Vladimir Maïakovski est montée à Saint-Pétersbourg en 1913.

Il devient rapidement l'un des chefs de file du mouvement futuriste après sa rencontre avec le poète et peintre David Bourliouk qu'il a connu en 1911. Il est un fervent défenseur du cinéma : il rédige en 1913 trois articles sur les rapports entre théâtre, cinéma et futurisme et écrit son premier scénario, La poursuite de la gloire, qui est refusé.

Artiste engagé, il rejoint la Révolution dès les premiers jours, et crée le Koumfout, mouvement des communistes-futuristes. Il atteint des sommets de lyrisme dans La Flûte des vertèbres (1915) ou dans son Nuage en pantalon (1914), véritable manifeste du futurisme, qui est le fruit de sa relation troublée avec Lili Brik qu'il a rencontrée en 1910, grâce à sa jeune sœur, la future Elsa Triolet. Il lui écrira et lui dédiera sa vie durant ses plus beaux poèmes. Lili est déjà mariée avec Ossip Brik qui devient l'ami et l'éditeur du poète. Un ménage complice à trois s'instaure. Avec Sergueï Tretiakov, ils fondent le journal LEF, qui influencera toute une génération d'écrivains.

De retour à Moscou et après la Révolution d’Octobre 1917, Maïakovski utilise, sincèrement, son talent au service du pouvoir politique, notamment dans le poème "Lénine". Au début de 1918, il est scénariste et interprète de trois films pour la firme Neptune : Pas né pour l’argent (réalisation : Nikandre Tourkine), La demoiselle et le voyou, coréalisé avec Evguéni Slavinski), Enchaînée par le film (réalisation : N.Tourkine). Il écrit également deux pièces satiriques : La Punaise (1920) et Les Bains publics (1929) ainsi que Mystère-Bouffe, pièce traitant de la Révolution d'une façon épique: « Mystère, c’est ce que la Révolution a de grand. Bouffe, ce qu’elle a de comique ». Il se heurte une fois encore au conformisme des critiques et du Parti.

Pendant la guerre civile, Maïakovski participe à l’agit-prop, en réalisant Au front. En 1922, il prépare un scénario, non réalisé, Benz n°22 : le personnage principal est une automobile, sujet qui rappelle sa pièce Misteria-Bouff. De 1923 à 1929, il anime le LEF (Front gauche de l’art), puis Nouveau LEF, dont le projet (conformément au programme des constructivistes et productivistes) consiste à porter l’art dans la vie quotidienne où il doit disparaître.

En 1926-1927, il crée, pour les studios d’Ukraine (VUFKU) dix scénarios avant-gardistes, satiriques, fantaisistes et burlesques. L'un de ces scénarios, L’Idéal et la couverture, a été réalisé pour René Clair. Le scénario Rappelle-toi la cheminée était destiné à la FEKS, il ne sera pas réalisé mais il sera utilisé pour le film Maïakovski rit (1975) de Sergueï Youtkevitch et Anatoli Karanovitch. Il sillonne pourtant l'Europe en ambassadeur et visite Londres et Paris.

De 1923 à 1925 il prend les commandes de la revue LEF à l'avant garde du futurisme. Partout on écoute ce géant à la voix de stentor célébrer la révolution dont il est le chantre. Il se met au service de l'agence télégraphique russe (ROSTA) et conçoit les images et les textes des posters satiriques Agitprop. Après une série de ruptures et de réconciliations, il se sépare définitivement de Lili en 1924. Il part pour une tournée de conférences à New-York et il y rencontre Elly Jones, une jeune émigrée russe et de leur passion brève, trois mois, naît une fille, Patricia Jones Thompson (1926-2016), qui deviendra une universitaire émérite, spécialisée dans l'étude de l'économie domestique. Il ne la reverra qu'en 1929. Alors que la famine gronde, le cri torturé du Treizième apôtre plus désespéré que jamais résonne: « À bas votre amour, à bas votre art, à bas votre société, à bas votre religion ».

Le 14 avril 1930 à 10 h 15, le poète harassé, se tire une balle dans le cœur. Il rédigea sa propre épitaphe deux jours avant sa mort : « Le canot de l'amour s'est fracassé contre la vie (courante). Comme on dit, l'incident est clos. Avec vous, nous sommes quittes. N'accusez personne de ma mort. Le défunt a horreur des cancans. Au diable les douleurs, les angoisses et les torts réciproques ! ... Soyez Heureux ! ». On trouvera aussi ce mot: « Maman, mes sœurs, mes amis pardonnez-moi – ce n'est pas la voie (je ne la recommande à personne ) mais il n'y a pas d'autre chemin possible pour moi. Lily aime-moi ! ».

Staline ordonne des funérailles nationales pour celui qu'il qualifiera plus tard de "plus grand poète de la Révolution". Il sera après sa mort, tour à tour déconsidéré, oublié, réhabilité par Staline sur l'insistance des Brik – "Ils l'ont tué une seconde fois" dira Pasternak, mis à l'index à nouveau et, finalement, redécouvert au fil des révolutions.

Karel HADEK

(Revue Les Hommes sans Epaules).

*

LE SUICIDE DE MAÏAKOVSKI

par Léon TROTSKY[1]

Déjà Blok avait reconnu en Maïakovski un « énorme talent ». On peut dire sans exagération qu’il y avait en Maïakovski les reflets du génie. Ce n’était cependant pas un talent harmonieux. Où aurait-on pu trouver une harmonie artistique dans cette décennie de catastrophes, à la limite non cicatrisée de deux époques ? Dans la création de Maïakovski, les cimes vont de pair avec les abîmes, des manifestations de génie étonnent à côté de strophes banales, parfois même d’une vulgarité criante.

Maïakovski voulut sincèrement être un révolutionnaire, avant même que d’être un poète. En réalité, il était avant tout un poète, un artiste, qui s’éloigna du vieux monde sans rompre avec lui ; c’est seulement après la Révolution qu’il chercha et, dans une certaine mesure, trouva en elle un soutien. Il ne se confondit pas avec elle jusqu’au bout, parce qu’il n'était pas venu à elle dans la dure période des années de préparation clandestine. Plus généralement Maïakovski n’était pas seulement le « chantre », mais également la victime d’une époque critique qui, tout en préparant les éléments d’une nouvelle culture avec une puissance jusque-là inconnue, va plus lentement qu’il ne le faudrait, pour assurer l’évolution harmonieuse d’un poète, d’une génération de poètes se donnant à la révolution. Il faut voir là l’absence d’harmonie intérieure qui se manifestait dans le style de l’auteur, l’insuffisante discipline de son verbe et la démesure de ses images : la chaude lave du pathétique et l’incapacité de se lier à l’époque, à la classe, la plaisanterie de mauvais goût par laquelle le poète semble vouloir se protéger contre toute atteinte du monde extérieur. Parfois on pensait à de l’hypocrisie artistique et aussi psychologique. Non ! Les lettres écrites avant sa mort rendent le même son : que signifie la formule lapidaire « l'incident est clos » par laquelle le poète tire un trait final ? Ce qu’étaient le lyrisme et l’ironie pour le romantique attardé Henri Heine – l’ironie contre le lyrisme mais en même temps pour sa défense -, le pathétique et la vulgarité le sont pour le « futuriste » attardé Maïakovski : la vulgarité contre le pathétique mais, en même temps, pour sa défense. L’avis officiel, mis au point par le « Secrétariat »[2]  dans un langage de protocole juridique, s’empresse d’informer que ce suicide « n’a aucun rapport avec les activités sociales et littéraires du poète ». Ce qui revient à dire que la mort volontaire de Maïakovski n’a aucun rapport avec sa vie, ou bien que sa vie n’avait rien de commun avec sa création révolutionnaire et poétique ; c'est transformer sa mort en un fait divers fortuit. Ce n’est ni vrai ni nécessaire ni... intelligent ! « La barque de l'amour s’est brisée sur la vie courante », écrit Maïakovski dans ses derniers vers. Cela veut dire que ses « activités sociales et littéraires » avaient cessé de l’élever suffisamment au-dessus des tracas de la vie quotidienne pour le mettre à l’abri des coups insupportables qui le frappaient. Comment écrire alors : « n’a aucun rapport » ? L’idéologie officielle actuelle au sujet de la  « littérature prolétarienne » – nous retrouvons dans le domaine littéraire ce que nous voyons dans le domaine économique – est fondée sur une totale incompréhension des rythmes et des délais de la maturation culturelle. La lutte pour la « culture prolétarienne » – quelque chose comme la « collectivisation totale » de toutes les conquêtes de l’humanité dans le cadre du plan quinquennal – avait, dans les débuts de la Révolution d’Octobre, un caractère d’idéalisme utopique; et c’est précisément pourquoi elle rencontra l’opposition de Lénine et de l’auteur de ces lignes. Ces dernières années, elle est devenue tout simplement un système de commandement – et de destruction – bureaucratique de l’art. Ont été proclamés classiques de la littérature pseudo-prolétarienne les ratés de la littérature bourgeoise du genre de Serafimovitch, Gladkov et consorts. Une souple nullité comme Averbach a été baptisée le Belinsky... de la littérature « prolétarienne » (!). La haute direction des belles lettres se trouve entre les mains de Molotov, vivante négation de tout esprit créateur dans la nature humaine. Qui pis est, l’adjoint de Molotov est Goussev, artiste en de nombreux domaines sauf en art. Ce choix est tout à l’image de la dégénérescence bureaucratique des sphères officielles de la révolution. Molotov et Goussev ont étendu sur les belles-lettres une littérature défigurée, pornographique, de courtisans « révolutionnaires », œuvre d’un collectif anonyme.

Les meilleurs représentants de la jeunesse prolétarienne, dont la vocation est de préparer les bases d’une nouvelle littérature et d’une nouvelle culture, ont été livrés aux ordres de gens qui ont converti en critère de la réalité leur propre absence de culture. Oui, Maïakovski est le plus viril et le plus courageux de tous ceux qui, appartenant à la dernière génération de la vieille littérature russe et n'ayant pas encore été reconnus par elle, ont cherché à se créer des liens avec la Révolution. Oui, il tissa des liens infiniment plus complexes que tous les autres écrivains. Un déchirement profond demeurait en lui. Aux contradictions que comporte la révolution, toujours plus pénibles pour l’art à la recherche de formes achevées, est venu s’ajouter, ces dernières années, le sentiment du déclin où l’ont réduite les épigones. Prêt à servir son « époque » par les plus humbles travaux quotidiens, Maïakovski ne pouvait pas ne pas se détourner d'une routine pseudo-révolutionnaire. Il était incapable d’en avoir pleine conscience sur le plan théorique et, par suite, de trouver la voie pour la surmonter. Il dit justement de lui-même qu’il « n’est pas à louer ». Longtemps et vigoureusement, il refusa d'entrer dans le kolkhoze administratif de la prétendue littérature « prolétarienne » d’Averbach. Il tenta de fonder, sous le drapeau de Lef, l’ordre des ardents croisés de la révolution prolétarienne : servir celle-ci en toute conscience et non sous la menace. Lef n’avait évidemment pas la force d’imposer son rythme aux 150.000.000 : la dynamique des flux et reflux de la révolution était trop lourde, trop profonde. Au mois de janvier de cette année, Maïakovski, vaincu par la logique de la situation, fit un grand effort sur lui-même pour adhérer finalement à l’Association soviétique des poètes prolétariens (VAPP), deux à trois mois avant de se tuer. Cette adhésion ne lui apporta rien, lui retira, au contraire, quelque chose. Quand il liquida ses comptes tant sur le plan personnel que public et coula sa « barque », les représentants de la littérature bureaucratique, « ceux qui sont à louer « s’écrièrent :  « inconcevable, in. Compréhensible », montrant par là qu’ils n’avaient pas plus compris le grand poète Maïakovski que les contradictions de l’époque. Edifiée à la suite de pogromes contre des foyers littéraires authentiquement révolutionnaires et vivants, l’Association des poètes prolétariens (VAPP), soumise à la contrainte bureaucratique et livrée idéologiquement à l’abandon, n’a apparemment pas assuré l’unité morale : au départ du plus grand poète de la Russie soviétique, on ne trouve à répondre avec un embarras officieux que cela « n'a aucun rapport... » C’est peu, vraiment peu, pour qui veut édifier une nouvelle culture dans les plus brefs délais.

Maïakovski n’est pas devenu, il ne pouvait pas devenir, le fondateur de la littérature prolétarienne pour la même raison que le socialisme ne peut être édifié dans un seul pays. Dans les combats de la période de transition, il était le plus courageux combattant du verbe, et il est devenu l’un des plus indiscutables précurseurs de la littérature que se donnera la nouvelle société.

Léon TROTSKY

(in Bulletin de l’Opposition, mai 1930).


[1] Note de la rédaction : À l’époque où il écrit cet article, moins d’un mois après la mort de Vladimir Maïakovski le 12 avril 1930 ; Léon Trotsky, opposant irréductible à Staline, a été exclu par ce dernier du Parti communiste le 12 novembre 1927, avant d’être expulsé de l’Union Soviétique en 1929 et d’être exilé à Alma-Ata, en Turquie, pendant que la répression s'abat sur ses partisans, sur tous les opposants au régime stalinien.

[2] Note de Trotsky : Il s’agit du Secrétariat général du Parti, c’est-à-dire de Staline.

*

Œuvres de Vladimir Maïakovski (en français) :

Poésie : Vers et Proses, traduction Elsa Triolet, (Éditeurs Français Réunis, 1952 ; rééd. Le Temps des cerises, 2014) ; Paris et poèmes divers, trad. Iouri Annenkov, (Oswald, 1958); Poèmes 1915-1922, trad. Christian David, (Le Chant du Possible, 1977); Poèmes 1913-1917, trad. Claude Frioux, (Messidor, 1984, rééd. L'Harmattan, 2000) ;   Poèmes 1918-1921, trad. Claude Frioux, (Messidor, 1985, rééd. L'Harmattan, 2000) ; Poèmes 1922-1923, trad. Claude Frioux, (Messidor, 1986, rééd. L'Harmattan, 2000) ; Poèmes 1924-1930, trad. Claude Frioux, (Messidor, 1987, rééd. Poèmes 1924-1926 et Poèmes 1927-1930, L'Harmattan, 2000) ; Comment ça va ? (Clémence Hiver, 1988); Poèmes, trad. Claude Frioux, (Textuel, 1997) ; Le Nuage en pantalon, traduction Wladimir Berelowitch, (Mille et une nuits, 1998) ; L'Universel reportage, traduction Henri Deluy, (Farrago, 2002) ; À pleine voix, Anthologie poétique 1915-1930, traduction Christian David, préface de Claude Frioux, (Gallimard, 2005) ; Écoutez si on allume les étoiles..., choix et traduction Simone Pirez et Francis Combes, (Le Temps des cerises, 2005) ; Poèmes pour les enfants, trad. Carole Hardouin-Thouard (L'Harmattan, 2009); L'amour, la poésie, la révolution (« La Flûte des ténèbres », « J'aime », « De ça » et « Vladimir Ilitch Lénine »), traductions et présentation Henri Deluy, (Le Temps des cerises, 2011) ;

Théâtre : La Punaise, comédie féerique, trad. André Barsacq, (Paris-Théâtre, n° 144, 1959) ;   Théâtre, trad. Michel Wassiltchikov, (Grasset, 1989) ; Théâtre, traduction et présentation Claude Frioux, (Le Temps des cerises, 2013).   

Prose : Lettres à Lili Brik (1917-1930), trad. Andrée Robel, présentation de Claude Frioux, (Gallimard, 1969) ; Du monde j'ai fait le tour, traduction Claude Frioux, (Louis Vitton/La Quinzaine Littéraire, 1997) ; Comment écrire des vers, adaptation Philippe Blanchon, Éditions de la Nerthe, 2014 ; Ma découverte de l’Amérique (éd. du Sonneur, 2017).

A consulter : Elsa Triolet, Maîakovski (Seghers, 1945) ; Iouri Annenkov, Maïakovski inconnu (Oswald, 1958); Claude Frioux, Maïakovski par lui-même (Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1961) ; Angelo Maria Ripellino, Maiakovski et le théâtre russe d'avant-garde (L'Arche, 1965); Maïakovski, vingt ans de travail (Centre Pompidou, 1975) ; Korneï Tchoukovski, Les Futuristes (L'Âge d'Homme, 1976); Lili Brik,Avec Maïakovski, Entretien avec Carlo Benedetti (éd. du Sorbier, 1980) ; Nikolaj Ivanovic Hardziev et Vladimir Vladimirovic Trenine, La Culture poétique de Maïakovski (L’Âge d’Homme,1982) ;  Marina Tsvetaeva, Des poètes, Maïakovski, Pasternak, Kouzmine, Volochine (éd. des Femmes, 1992); Lili Brik - Elsa Triolet, Correspondance 1921 - 1970, traduit du russe sous la direction de Léon Robel, (Gallimard, 2000); Jen-Michel Platier, Le stylo en bandoulière : Maïakovski un idéal poétique (Tribord, 2005); Arkadi Vaksberg, Lili Brik, Portrait d'une séductrice (Fayard, 2010) ; Bengt Jangfeldt, La Vie en jeu, Une biographie de Vladimir Maïakovski, (Albin Michel, 2010).

Disque (vinyle): Le Groupe Rosta, Maïakovski (Vogue, 1977 ). Face A. Face B.

Elsa Triolet parle de Vladimir Maïakovski.

Site internet : Vladimir Maïakovski





 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Dossier : LES POETES DANS LA GUERRE n° 15

Dossier : Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel n° 44