Yannis RITSOS

Yannis RITSOS



J’ai connu Yannis Ritsos tardivement en Grèce, en 1976, bien après avoir rencontré son œuvre. Et cette œuvre, ce fut d’abord Grécité, que je traduisis en 1969, alors que le poète était encore déporté dans l’île de Yaros. Traduction que j’adaptai plus tard pour le théâtre et montai au Petit Odéon, à Paris, en 1974. Car ce poème contient des voix multiples que je tenais à rendre non seulement audibles mais visibles : une voix d’homme combattant, présent sur tous les fronts où se jouait l’avenir de la Grèce, une autre, toujours masculine, mais plus discrète, plus secrète, la voix des exilés arrachés à leur terre natale ou privés de leur liberté. Enfin, une voix de femme, mère, veuve, épouse et fiancée, la voix de celles qui restent et qui attendent, qui vivent l’autre versant de la souffrance. Son pays, Ritsos l’aimait passionnément, je dirai presque religieusement. D’un amour qui allait bien au-delà d’un attachement patriotique. C’est toute l’essence et la substance de la Grèce qu’il aimait, une Grèce sensible et sensuelle où passé et présent sont les deux rives bordant un fleuve unique d’histoire et de légende. Il n’a cessé de le chanter, ce pays, en de courts poèmes écrits tout au long de sa vie. J’ai bien conscience ici de ne faire qu’effleurer cette œuvre, voire ce continent poétique qu’est la poésie de Ritsos. Il se trouve que, de tous les poètes contem-porains de Grèce, il a été – et ce depuis longtemps – le plus traduit en France et donc le plus connu ou le moins ignoré.

Jacques LACARRIÈRE

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Né le 1er mai 1909, à Monemvassia, en Laconie, un grand rocher au sud-est du Péloponnèse, lourd de drames pour le poète et les siens, Yannis Ritsos est le cadet d’une famille de grands proprié-taires terriens, qui est tôt ravagée : le grand-père (qui a constitué la fortune familiale) est assassiné en 1910. Deux ans plus tard, son oncle, amiral de la marine grecque meurt à Chios. Le père, qui mène une vie de rentier, dilapide sa fortune au jeu et dans la boisson. La grand-mère, puis quatre de ses cousines meurent de la tuberculose. Une tante se suicide à cause des infidélités de son mari. En aout 1921, Mimis, le frère aîné, meurt à son tour de la tuberculose. En novembre, c’est au tour de la mère. Devenu fou et ruiné, le père est interné dans un asile en 1933. La folie n’épargnera pas non plus la sœur aînée et adorée, Loula, en 1933, mais elle guérira. Sur cette épreuve, Ritsos donnera le sublime Chant de ma sœur (1937). La tuberculose qui a dévasté sa famille, harcèlera le poète sa vie durant, à compter de 1926.

Contraint d’abandonner ses études, Ritsos gagne Athènes avec Loula. Sa sœur travaille comme caissière et Yannis comme dactylographe, bibliothécaire, puis comme copiste chez un notaire. La vie est des plus précaires pour eux, dans la Grèce, qui plus est, du dictateur Pangalos. Ses deux ressources seront : la poésie et la Révolution. Porté par un idéal de fraternité et de justice contre la dictature de droite qui accable son pays, Ritsos adhère au Parti Communiste grec, en 1931. Il devient responsable de la section artistique du Club ouvrier.

En mai 1936, à Thessalonique, la grève des ouvriers des manufactures de tabac est réprimée dans le sang. Un jeune ouvrier gréviste est tué par les forces de l’ordre, comme une centaine d’autres. La presse publie sa photo, gisant sur le sol, une femme penchée sur lui. Bouleversé, Ritsos écrit Epitaphios, un long poème qui traduit la douleur d’une mère. Chant d’amour, ce poème devient un chant révolutionnaire, puis un livre que la dictature de Metaxas, instaurée quelques mois plus tard, fera brûler publiquement à Athènes. Ritsos écrit ensuite, en 1937, Symphonie du printemps, qui est un hymne à l’amour et à la vie en des temps qui en sont pourtant dépourvus. Son engagement poétique et politique, Ritsos le paye au prix le plus cher, dans les camps de « rééducation nationale », après la Guerre civile, qui déchire le pays au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et, qui oppose les communistes aux forces monarchistes du Gouver-nement, alliées aux Britanniques.

Durant sa vie, Ritsos connaît, à l’instar de la Grèce, d’interminables années noires : la Dictature de Metaxas de 1936 à 1941, la Guerre d’Albanie, l’Occupation nazie et la grande famine, la Résistance, la Guerre civile de 1947 à 1949 et la junte des Colonels de 1967 à 1974. Comme bien d’autres, il paye de sa personne durant la Terreur blanche, qui voit les Résistants grecs de gauche, qui ont libéré le pays, être arrêtés, torturés, exécutés ou déportés, avec l’aide d’anciens collaborateurs des nazis réintégrés, sous le haut patronage des gouvernements anglais et étatsuniens, sous prétexte de « barrer la route au communisme ». Ritsos est déporté et emprisonné, dans de terribles conditions, de 1948 à 1952, sur des îles, qui ne sont pas des paradis pour touristes, mais des bagnes, les all inclusive de la mort : Lemnos, Makronissos, puis, Aï-Stratis. Déporté, Ritsos l’est à nouveau, de 1967 à 1972, sous la Dictature des Colonels, dans l’île de Yaros, un grand rocher sans arbres et sans eau, infesté de rats, puis dans l’île de Léros (au sinistre camp de Parthéni) et dans celle de Samos (à Karlovassi). Des livres tels que : Journal de déportation et Temps pierreux : Makronissiotiques, mettent en lumière ses années terribles. Le poète paye son engagement contre la droite fasciste.

Durant sa détention sur l’île de Makronissos, puis, dans d’autres camps, pendant la Dictature des Colonels, Ritsos écrit abondamment. D’août à septembre 1949, à Makro-nissos, dès cinq heures du matin, chaque jour, il noircit un petit carnet, plie ensuite ses poèmes, les glisse dans une bouteille qu’il enfouit sous terre à l’insu des gardiens. Sous la pression internationale, menée entre autres par Aragon et Neruda, le poète est libéré en 1952. Au cours de sa seconde déportation, durant la Dictature des Colonels, il déjoue à nouveau la censure avec Dix-huit petites chansons de la patrie amère et surtout, Pierres Répétitions Barreaux, qui sera préfacé par Aragon et publié à Paris en 1971.

À la chute des Colonels en 1974, Ritsos acquiert, avec la liberté, un statut de poète national. En Grèce, son œuvre rencontre un vaste écho populaire. Sa renommée s’étend alors au-delà de son pays, notamment en France, sous l’impulsion d’Aragon, qui le salue comme « le plus grand poète vivant ». Plusieurs de ses poèmes sont mis en musique par Mikis Theodorakis. Ritsos poursuit son œuvre, hantée par la tragédie familiale originelle : il revisite les grands mythes antiques au moyen de ses souvenirs de Monemvassia, en publiant une série de mono-logues dramatiques, centrés sur les personnages de Philoctète, Oreste, Ismène, Agamemnon, Iphigénie, Chrysothémis, Hélène, Perséphone, Ajax ou Phèdre ; autant de personnages empruntés à l’antiquité grecque, mais qu’il relie à la tragédie vécue par la Grèce d’aujourd’hui : « Le mythe est un bon masque pour les temps difficiles ».

En marge de ces recueils importants, Ritsos multiplie les séries de courts poèmes, qui mêlent humour, visions cauchemardesques et notations d’un quotidien sacralisé. Il meurt le 11 novembre 1990, à Athènes, en laissant un grand nombre d’œuvres inédites. Il est enterré dans le petit cimetière de son village natal, à Monemvassia. Sa disparition coïncide avec celle du bloc de l’Est.

Son ancienne gloire « militante » au sein du Parti communiste grec, compromet alors sa gloire littéraire, aux yeux de certains, par amalgame, à l’étranger du moins. Mais, en ce début de XXIe siècle, alors que le monde et particulièrement la Grèce s’enlisent dans une crise économique et financière sans précédent, la poésie de Ritsos n’en finit pas de dire ce qu’elle a à dire. Elle a aujourd’hui encore et toujours plus à dire que jamais, à l’heure du clientélisme, de la fraude, du naufrage économique, du Triple A, des eaux boueuses du capitalisme européen et de sa finance. Oui, le poème harponnera la Bête avec le trident du soleil.

L’œuvre publiée de Ritsos comporte plus de cent livres de poèmes, des pièces de théâtre, des essais, ainsi que des traduc-tions. Ses poèmes ont été traduits dans plus de quarante langues. Peu de poètes ont connu pareille célébrité de leur vivant. Sa vie, qui ne fait qu’un avec son œuvre, est étroitement liée à l’histoire tourmentée de son pays, faite de guerres, de famines, de dictatures et d’exils.

Poète politique, certes, Yannis Ritsos privilégie malgré tout sans cesse le poème par rapport au slogan. Il sait éviter l’écueil de la poésie politique, de la rhétorique partisane, contrairement à d’autres poètes tels que Neruda ou Aragon. Yannis Ritsos est l’un des poètes les plus considérables du XXe siècle, qui n’aura de cesse d’explorer le mystère insondable de l’existence. Chez lui, comme l’a écrit Jacques Ancet, l’écriture est un combat permanent contre tout ce qui entrave, détourne, tue la parole et l’homme ; la peur, la bêtise, l’aveuglement ; le poème est désir et témoignage universel ; refus de se taire et de laisser s’installer le silence froid de l’Histoire. La poésie de Ritsos n’est pas faite d’idées, mais de mots, d’objets, de corps, d’actes, qu’elle sauve de l’oubli.

Yannis Ritsos entendait faire de la poésie, comme l’a écrit Dominique Grandmont, une « entreprise tenace et méthodique de désaliénation ». Rien d’étonnant dès lors à ce que Ritsos n’ait jamais quitté son pays malgré la dictature et la guerre, ni qu’il se soit montré solidaire des partisans, hommes et femmes qui, dans les banlieues et les montagnes, ont gardé la Grèce libre sous les différentes occupations. Ce fils d’une grande famille ruinée par la tuberculose et la folie devait s’élever à leurs côtés contre l’injustice séculaire, convaincu qu’il ne peut y avoir de liberté individuelle dans une société prisonnière, ni de bonheur personnel au milieu du malheur des peuples.

Yannis Ritsos considère que lutter contre le chômage, l’ignorance ou la faim, revient à lutter au quotidien contre la mort, tout en affirmant la primauté de la Vie. Sa poésie se confond aussi avec la réalité d’une génération entière, voire de plusieurs, qui se sont sacrifiées et ont connu la résistance, les guerres civiles, les dictatures, ce pain quotidien du siècle.


Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).


À lire (en français) : La Marche de l’océan (Bruno Doucey, 2014), Grécité suivi de Après l’épreuve (Bruno Doucey, 2014), Secondes (Érès, 2013), Le Chant de ma sœur (Bruno Doucey, 2013), Symphonie du printemps (Bruno Doucey, 2012), Phaedra (Eros Onyx, 2011), Pierres Répétitions Grilles (Ypsilon, 2009), Journal de déportation (Ypsilon, 2009), Temps pierreux : Makronissiotiques (Ypsilon, 2008), Le Mur dans le miroir et autres poèmes (Poésie/Gallimard, 2001), Dix huit chansons pour la patrie amère (Fédérop, 1992. Réédition Bruno Doucey, 2012), Tard, bien tard dans la nuit (Le Temps des cerises, 1995), Sur une corde (Solin, 1992), Tirésias (Seghers, 1991), La Fenêtre (Fata Morgana, 1987), Quelles choses étranges, roman, (Messidor, 1987), Aristote l’attentif, roman (Messidor, 1985), Parole de chair (Sémios, 1985), Substitutions (l’Échope, 1985), Quand vient l’étranger (Seghers, 1985), Érotika (Gallimard, 1984. Réédition Éros Onyx, 2009), Philoctète, Perséphone, Ajax, suivi de Écriture d’aveugle (Gallimard, 1982), Graganda, suivi de Le Clocher et de Vue aérienne (Gallimard, 1981), Chrysothémis, Phèdre, suivi de Le Sondeur et de Le Heurtoir (Gallimard, 1979), Le Chef-d’œuvre sans queue ni tête (Gallimard, 1979), Le Choral des pêcheurs d’éponges et autres poèmes (Gallimard, 1976), La Sonate au clair de lune (Seghers, 1976), Fêtes des fleurs (Seghers, 1976), Les Vieilles Femmes et la mer (Fata Morgana, 1976), Papiers (Éditeurs Français Réunis, 1975), Hélène. Conciergerie (Gallimard, 1975), Gestes et autres poèmes (Flammarion, 1974), Avant l’Homme. Dame des Vignes. Le Pont. Le Couloir et l’Escalier (Flammarion, 1974), Le Mur dans le miroir suivi de Ismène (Gallimard, 1973), La Maison morte & autres poèmes (Maspéro, 1972), Grécité (Fata Morgana, 1968), La Maison est à louer (Éditeurs Français Réunis, 1967), Témoignages (Seghers, 1966), Quatrième dimension (Seghers, 1958).

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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