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Lectures :

Christophe Dauphin introduit par une longue préface ce recueil de poèmes choisis et inédits qui couvre la période 1980 – 2008, soit jusqu’à la disparition du poète. Les premiers mots de Christophe Dauphin posent la stature du poète :

«  Dans sa vie comme dans son poème, ce qui revient au même, Jacques Taurand sait dire au-delà des mots, capter à la pointe du verbe ce qui relève précisément de l’indicible, le Grand Œuvre qui soudain se cristallise, respire et scintille, par la magie de l’image, dans le prisme de cette pépite de vie nommée poème. Concis, sensuel, fluide et spontané son vers est taillé dans le vif du vécu, dans les plus secrètes forêts de l’homme. »

 

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La barrière blanche

Les pommes qui roulent dans l’herbe

Les rires renversés

Font places sous le ciel croassant de l’hiver

Aux ailes vernies de l’écriture

 

Nous pouvons dire de Jacques Taurand qu’il est « né poète » même si des rencontres furent déterminantes dans sa vie d’auteur, comme Michel Manoll. Jacques Taurand rencontra Michel Manoll en 1980, figure de l’Ecole de Rochefort fondée en 1941, marquée par la liberté et des valeurs partagées d’amitié et de respect. Ce mouvement aura marqué la poésie de Jacques Taurand qui reconnaît la filiation, cependant la poésie de Jacques Taurand n’est pas écrite avec les mots et les styles des autres.

« L’art poétique de Jacques Taurand, confie Christophe Dauphin, s’est constitué entre ombre et lumière à mi-voix : Prendre dans les mots – quelques reflets épars – les unir – dans le poème ; il repose sur une méditation et un questionnement de la condition humaine, des éléments, de la désagrégation du temps, un monde à déchiffrer, avec lequel le poète entretient un rapport sans concession mais aussi sensuel : Comment toucher à la beauté sans faire l’amour avec la vie ? »

 

Les joyaux de la flamme

 

Au théâtre des cheminées

j’ai vécu des sabots d’étoiles

des chevaux de feu

 

J’ai pris ton corps

lente braise à durcir les mots

de chair pâle et d’oublis verts

 

Que de lèvres froissées

pour vivre libre

et vaquer aux quatre vents

 

Toi ma très ignorante

des passions dételées

dans la soute des rêves

inépuisable

 

Jacques Taurand sculpte les émotions. L’émotion est ici une matière à travailler. Il se nourrit non seulement de la vie mais aussi des écrits d’autres auteurs.  Son travail de critique fait partie du mouvement de création poétique.

« Nous devons à Jacques Taurand de nombreuses conférences, écrit Christophe Dauphin, ainsi qu’une somme importante de notes et de chroniques publiées dans différentes revues, la meilleure façon, d’après lui, de « sortir de soi et d’oublier son ego, de découvrir d’autres paysages affectifs, d’autres géographies sentimentales. C’est un enrichissement par la différence. Il faut savoir fuir ce fâcheux et fatal Moi-je-mon œuvre qui, hélas, caractérise tant de poètes incapables d’écrire trois lignes sur leurs confrères ! Des poètes qui se mordent la queue ou autre chose. »

 

Un passant va

 

Sous une robe de

lumière

les jambes écartées

des berges

Fluide toison où

se noient les désirs

Voyage muet de

la pierre

Rêve

couleur d’eau

 

Un passant va

Cherche

un autre ciel

au fronton de

novembre

dans le regard gris

d’une haute fenêtre

 

Quel sexe

le hante

Quelle humide présence

coule

entre ses doigts

 

Perspective de brume

Sous la cambrure

Des ponts

Un mi-jour se froisse

s’effeuille

 

Seule

au souvenir

se glace une main

sur la rambarde du temps

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, août 2018).

*

"Sous une couverture bouleversante, "La nuit étoilée" de Vincent Van Gogh, voici un livre racé qui donne à lire des poèmes d'une sensibilité dont Christophe Dauphin éclaire (grâce à une préface limpide) les bases de cette oeuvre majeure signée Jacques Taurand. L'ensemble de cette anthologie magnifiée par Dauphin se situe de 1980 à 2006 en incluant certains inédits. Le tout agrémenté de photographies de Thérèse Manoll, de René Guy Cadou, Hélène Cadou et, bien sûr "Simone", l'épouse de Jacques Taurand, celle qui l'accompagna jusqu'aux derniers instants. Au passage, on visionne des images sur lesquelles figurent Yvette et Jacques Simonomis, avec lesquels ils restèrent très liés.

A noter, en fin de volume, une dizaine de pages consacrées à un entretien de Jacques Simonomis avec Jacques Taurand. Le plus touchant de cette publication est sans aucun doute l'image de Notre-Dame que Jacques pouvait admirer depuis sa chambre d'hôpital.

La poésie de Jacques Taurand en grande partie dédiée à "Simone" sa chère épouse qui fit preuve de beaucoup de courage... Digne continuateur dans la poésie qui montre beaucoup de nos "églises" de nos "continents", Jacques Taurand rassemble avec discernement lyrique tous les courants en y incluant sa tendresse naturelle, ses propres émotions. Proche de la nature, il persiste et signe à l'Ecole de Rochefort et tout aussi au Surréalisme, tant d'autres escales poétiques. Toutefois, il nous conseille d'être attentif au pétale de la seconde. Poète, avant tout poète.

Sur plus de 250 pages que compte ce superbe ouvrage, une dizaine est consacrée à la présentation à la présentation de l'eouvre importante de Jacques Taurand sous l'aspect d'uen préface brillante de Christophe Dauphin. La fin du volume est conscarée à un entretien dirigé par Jacques Simonomis avec le talent que l'on sait.

La poésie de Jacques Taurand, elle, est un joyau que peu égalent. L'une des plus subtiles, qui méritent le bel hommage fait ici à ce livre: "Les étoiles saignent bleu". Pour le souvenir et pour le talent, il faut lire cette anthologie remarquable."

Jean CHATARD (in revue Comme en poésie n°76, décembre 2018).

*

Christophe Dauphin nous appelle à découvrir ou redécouvrir Jacques Taurand, poète, nouvelliste, critique, autodidacte français qui, après une vie littéraire un peu dans l’ombre malgré de nombreuses rencontres, s’est définitivement éteint en 2008. Et cette publication vient justement (au sens où ce n’est que justice) remettre un peu en lumière cet auteur non dénué de talents. Ce recueil est un hommage à l’amitié, en particulier à celle entre Christophe Dauphin, Jacques Simonomis et Jacques Taurand. Et un hommage surtout à la fidélité en amitié, à travers cette anthologie revenant sur près de trente ans de poésie.

Son enfance, bercée par un imaginaire familial aux couleurs du Brésil et marquée par les récits de chevauchées dans la pampa, d’oiseaux multicolores et de tempêtes tropicales, l’a éveillé à la puissance du récit. “A vouloir faire des nœuds avec le vent/à boutonner le cœur avec la raison/le bonheur dans la cage prend sa voix de fausset“

Bien entendu, Jacques Taurand n’est pas le seul poète à être attiré par la lumière, “entre Hélios et Séléné“, ce n’est pas si fréquent de lire une anthologie personnelle autant traversée par les reflets “vous me rencontrerez/dans les reflets de l’eau sous les voûtes du soir“, les faux-jours, les miroirs, la lumière d’un “parc en février” à Florence. C’est toute la pertinence du choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin. Et l’on se laisse aisément emmener quand Taurand cherche à “faire du poème un vaisseau de lumière“

La lumière/puisait son ardente révolte/à la source du futur/entre l’épaule et le cœur

Dans ses faux-jours Taurand place souvent un peu de nostalgie comme ce retour sur le début des trente glorieuses : “Il y avait des rires/sur les noirs décombres/La lumière retrouvée/libérait son froment“.

Lui qui reçut de Louis Guillaume ce conseil, qui vaut encore pour de nombreux apprentis poètes : travailler dans le sens du dépouillement, de la compacité, laisser tomber les vocables trop rares, les adjectifs inutiles et favoriser l’éclosion de l’image, de la métaphore analogique.

Le “descendant des descendants” de l’École de Rochefort rend un “simple hommage” à Cadou : “Toutes les rivières du printemps/bondissent dans tes yeux cet amour qui gonfle ta poitrine / tiendra la promesse d’un blé“

Ce recueil est suivi d’un entretien avec Jacques Simonomis où l’on en retiendra entre autres, cette citation de Louis Guillaume : “Un poème doit être un objet que l’on peut tenir dans la main sans qu’il dégouline ou s’évapore“.

Je partage aussi l’opinion de Jacques Taurand à propos de la critique de la poésie : “J’ai compris assez tôt que parler des autres, écrire sur leurs œuvres, c’était aussi faire vivre et comprendre la poésie. Et puis, c’est la meilleure façon de “sortir de soi”, d’oublier son “ego”, de découvrir d’autres paysages affectifs, d’autres géographies sentimentales…[…] Pour moi c’est aussi un devoir minimum envers la poésie.”

Jacques Taurand n’est pas resté étranger aux soucis de son époque, les guerres au Liban, au Kosovo. “Quelle parole de lumière/Fera taire les canons/L’espoir à bout de ba/porte les hiéroglyphes du sang“. Et  dans son poème Les longs convois, dédié “aux Kosovos passés, présents et à venir“, il écrit ce passage terrible de prémonition “Demain l’arbre/sur le charnier/portera les bourgeons/de l’indifférence“…

Denis Heudré (in recoursaupoeme.fr, 3 mars 2019).

*

Jacques Taurand n’a pas tout dit. Il aura fallu son départ vers l’ailleurs et la publication posthume de textes publiés et écrits entre 1980 et 2008, l’attentive compétence de Christophe Dauphin son préfacier. Ses proches : poètes, regards amis, artistes, partagent ses émotions. En tout premier lieu : Simone, l’inspiratrice, la muse. Jacques éprouve pour elle un sentiment amoureux qu’il décline en nombre de poèmes qui lui sont dédiés.

Cet ouvrage anthologique compte trente huit ans de poésie, d’écriture, de création. De plus, Jacques Taurand fut fraternel sa vie durant, et le présent volume le démontre en restituant l’image exacte de ce qu’il fut. Sa poésie est profondément humaniste.

Jacques Taurand fut un créateur, prenant les mots pour ce qu’ils ont d’incomparable. Le poète est un voleur de feu, nous el savons. En poésie, tout importe. L’aspect en particulier. En témoigne la couverture. Un détail du fameux tableau, La nuit étoilée (1889) de Van Gogh. Sous la plume de Jacques Taurand, cela devient, Les étoiles saignent bleu. Et cela est édité par Les Hommes sans Épaules.

Jacques Taurand utilise le détail essentiel qui lui permet de flirter avec l’infiniment petit et d’autre part le vaste univers. Tout est vibrations chez lui. Tout passionne le poète : la beauté de la pierre, le bistrot de banlieue, le solfège du vent. Tout est important dans cette poésie. Chaque titre en apporte la preuve. Le poète se réfugie « sous l’aile de feu » ou bien derrière un pan de « La Tour Saint-Jacques », celle qui brille et irradie. Les images sont fortes et porteuses d’une clarté sauvage que les mots domestiquent avec grâce.

Jean CHATARD (in revue Les Hommes sans Epaules n°47, 2019).




Lectures critiques

" Le titre d’abord nous interpelle, servi par la saisissante photo, en couverture, d’un regard d’ange dirigé vers l’Au-delà. Dans une Note liminaire, l’auteur explique d’emblée que « de Janus à proprement parler [le dieu romain au double visage], il ne sera pas question dans ces pages » ; mais le dieu des portes n’en reste pas moins actuel, puisque son œuvre, qui se situe essentiellement dans le temps, « est de passer – d’aller enfin », passage perçu par la présence du vent dans ces textes , aussi forte qu’insaisissable : « J’aime le vent, et chaque vent me déçoit » ; aussi « à nous de traquer à chaque instant sa présence », dit le poète qui fait sienne la devise de son aîné, Jean-Antoine Roucher, « se regarder passer ».

Le livre est composé de trois Cahiers, dont les titres respectifs Heurteville, Sylvestres, Planètes, évoquent d’emblée une déambulation qui s’élargit du lieu circonscrit de la ville, aux forêts et au cosmos tout entier. Heurteville, avec sa discrète allusion à Perceval le Gallois, d’emblée nous situe dans l’espace du mythe, ces mythes et contes (Grimm, Perrault avec la Belle au Bois dormant, etc) auxquels recourt de façon fréquente et naturelle un poète qui en est nourri et qui les adapte librement à son propos ; de manière générale, c’est le recueil dans son ensemble qui mêle, en un syncrétisme harmonieux, de nombreuses références à l’antiquité, avec les évocations de lieux et d’objets (péristyles, trirèmes…), avec la mythologie (Silène, Orphée, Ulysse…), mais aussi à la littérature du Moyen-Age, courtoise notamment et à la Bible. Il est d’ailleurs frappant que tout au long du recueil, la parole se revendique comme l’expression d’une doxa bien plutôt que d’une intangible et incontestable vérité : « il paraît que », « on raconte, on dit que… » introduisent et ponctuent sans cesse ces « histoires en peu de phrases », qu’évoque le sous-titre et qui correspondent à la définition par Frédéric Tison du poème en prose.

Dans cette pérégrination traversée de rencontres, l’amour est mentionné dès le premier poème comme la condition essentielle de sa réussite : « et tu n’auras rien vu, ou bien du gris ou du bleu – si tu n’entres en amant ». La rencontre amoureuse y acquiert une dimension d’archétype : l’aimée, c’est « Elle – celle qui n’a pas de nom » ; l’amour est évoqué en référence à la Genèse, comme un éblouissement créateur et la figure du poète s’identifie à Orphée, l’enchanteur doublement éploré par la perte d’Eurydice et celle d’« un fils du vent », Calaïs.

La richesse autant que la complexité du Dieu des portes tient sans doute aux pronoms personnels, dont le poète varie à sa guise l’emploi des trois personnes – je, tu, il, elle – du singulier. Il s’en explique dans une note de l’un de ses carnets: « Que, dans le poème, le "je", le "tu", le "vous" et le "nous" se parlent et se confondent ne doit pas étonner ; ils s'échangent parfois, si chaque homme ne sait, bien souvent, croyant parler de lui-même, qui il est, à cette heure et à ce moment — ni quelle voix le hante quand il vient de parler, ni d'où il vient de dire ». Comprenons qu’à ce recours très concerté aux pronoms est dévolue la mission de dire l’éparpillement des identités : qui parle, quand "je" parle ? C'est aussi, parfois, un moyen, ou une tentative de s'éclairer soi-même. Ainsi dans trois textes consacrés aux « villes précieuses », égrenés dans chaque cahier, l’emploi du pronom "tu" fait implicitement référence à « Zone » d’Apollinaire : comment mieux signifier que la déambulation est à la fois extérieure et intérieure, physique et mentale ? Car si la quête est difficile, « Parmi les immeubles, quelque chose ne s’ouvre pas », la liaison entre la marche et la voix du poème ne fait pas de doute : « la trace feutrée de tes pas […] peut-être ébauche-t-elle la clef qui manque à ton trousseau sonore ? » Quant au motif de l’ombre, il traverse tout le recueil (p. 12, 47, 71) en illustrant  l’opacité du poète à lui-même –  « L’ombre – ton ombre – est ton grand oiseau blessé » – en même temps que cette ombre apparaît comme une chance de se connaître – « Je suis encore ta naissance, me dit l’ombre ».

A l’instar de l’ombre, liée à la question de l’identité, sont privilégiées des réalités aussi légères et immatérielles que le vent, les nuages, voire l’eau, liées de façon corollaire à la question de l’écriture et du chant.

Si importante que soit la place du vent « Les vents nourrissent ta parole », c’est le chant qui est premier : « Le chant devance le vent », et le poète est son « otage ». Un chant qui a bien sûr partie liée avec le silence : là d’où il part, c’est « du côté du silence ». De même le satyre Silène appartient à la suite de Dionysos, le dieu du chant poétique : « Silène, tu chantes le monde et le monde est dans ta voix », mais ce n’est pas dans le vin, mais dans l’eau, « l’eau qui parle », « plus mystérieuse que le vin » qu’il retrouvera les noms perdus et nécessaires. Pour Frédéric Tison, le chant est en effet nomination, ainsi le poème XI du deuxième cahier apparaît comme une sorte de Fiat : « Soit l’aube au bout de tes bras, soit la feuille sous la neige. […] Soit toute l’eau lente et légère celle où tu ne t’es pas encore connu ». A la nomination, s’ajoute la fonction de célébration : « Loue…, célèbre… chante… », qui donne au chant le pouvoir de rompre le maléfice, de libérer et d’ouvrir l’espace à la lumière : « Ainsi, brise, brise : les lumières noyées, l’air noir, la poix de toute écluse, de toute rive ».

A la fin du premier Cahier, l’écriture apparaît, à travers l’allusion à un conte de Grimm, comme une clef qui peut ouvrir, mais ne permet pas de passer le seuil. Pour pallier la difficulté de l’écriture à circonscrire une réalité trop délicate, le poète va recourir à la peinture : « Parce qu’elle était silhouette je la peignis avec les noirs de mes encres. […] ». Non pas au détriment de l’écriture mais plutôt de façon complémentaire vont se trouver associées écriture et peinture : « afin de peindre les images qui figurent dans l’ouvrage de tes Heures ». Cette référence aux livres d’Heures est chère à Frédéric Tison, il leur associe le sens de ces histoires, qui ont d’autant plus de force qu’elles sont brèves : « Plusieurs textes ont pour trame une « histoire », un « récit », ou plutôt un fragment d’histoire ou de récit, même s’ils n’en sont pas à proprement parler. Mais histoire possède également le sens d’image (manuscrits historiés des monastères médiévaux, par exemple) ».

L’écriture bientôt confondue à la peinture apparaît finalement comme un de ces sorts heureux que jette à lui-même notre poète : il fait d’elle un moyen d’échapper aux apparences, un gage de vérité et de vie : « Prends ton visage dans tes mains – et porte-le sur la page blanche encore, sauve-le du miroir ! Chacune de tes couleurs est un vœu. Une touche de blanc dans tes yeux – Tu es vivant ».

Le dieu se cache – ou se révèle – en de multiples réalités : « Il règne matin et soir à chaque coin de rue. Si peu le regardent, et l’admirent et l’encouragent ; d’aucuns prétendent que son nom – son vénérable, son lent, son lointain nom – n’est pas connu. Et toi, tu l’appellerais volontiers Celui Qui Manque, si ce n’était l’interrompre ». Car le poète connaît la finitude du réel : « Tu auras su cette immense blessure – en toute chose et pour jamais, sous le ciel clair […] partout régnait l’adieu ». Pourtant si ce « quelqu’Un est caché dans les visages, au sein des vents, parmi les millions de corps et de pas », certains permettent parfois d’en approcher l’identification : « Mais il y avait un visage et celui-là parlait : l’amour ! disait-il, l’amour, lorsque tes pensées m’animent, lorsque tes mains me déclinent ».

Dans le Cahier III se confirment les thèmes précédemment rencontrés et l’errance se poursuit, conformément à l’étymologie du titre « Planètes » (« planetes », en grec, signifie errant, vagabond) : on y retrouve « les villes précieuses » mais aussi l’évocation d’Ulysse et, bien sûr, la présence du vent, « le vent qui contient nos secrets », qu’il convient de savoir entendre, lui qui « apportera les mêmes images, les mêmes phrases, les mêmes cadences ». Toujours l’amour en apparaît le moteur : « Tu as emprunté des voitures et des trains pour un visage aimé ».

Il semble que cette errance, amplifiée, trouve ici une forme d’achèvement. Elle devient cosmique – « Le monde bientôt roulera ton corps dans les galaxies de diamant… » mais elle se fait aussi, autant qu’à travers l’espace, dans le temps ; il semble alors qu’elle ne se plaît à rappeler le passé,  antique ou personnel – « l’eau claire sur le flanc des trirèmes » –, que pour le changer en éternité. Sous le regard du dieu-poète, tout ce qui compose le réel devient sacré. D’où l’importance de savoir regarder : « Au voyageur, [tu demandes] le double de ses yeux » car le regard échangé est parole. Son but n’est autre que la beauté, « âpre, et sombre », dont la présence si proche est si difficile à discerner.

C’est aussi au sein de cette errance qu’a lieu la création poétique, qui est genèse du monde, puisqu’elle consiste à amener « un songe », par le truchement d’une « pensée qui le descelle », « jusqu’à la voix ». Le poète est l’instance – le dieu ? – qui rend effective l’existence de ce qui n’existait « avant [lui] » qu’à l’état de limbes. Par la grâce des « noms qui veillaient sur [s]es lèvres », un paysage s’ordonne et acquiert une âme qui est un peu la sienne : « (Il paraît qu’aujourd’hui l’arbre te ressemble, et que lorsque tu marches toute la forêt s’avance derrière toi. Il paraît que le chant des oiseaux se souvient du son de ta gorge et de tes lyres. Il paraît même que les saisons renouvellent tes danses, et que les fleurs s’en étonnent ». (Notons en passant la réminiscence à Macbeth, et la manière très personnelle dont Frédéric Tison utilise le mythe). « Oh, jaillir ! », voilà exprimé le souhait profond, l’attitude désirée qui ouvrirait à ce qui est recherché. Pour cela, il n’est que d’aller au-delà de soi-même, le poème devient alors la fin même de l’errance : « Sache que tu es toi-même l’obstacle – et que ton chant est déjà le lieu que tu attends ». Le livre s’achève enfin sur l’évocation d’un conte qui ne laisse pas de doute sur le caractère mystique d’une telle quête.

Le Dieu des portes est une errance où se mêlent intimement quête de soi, quête de l’écriture et quête mystique. Ajoutons que son pouvoir poétique tient certes à la solide architecture du livre mais aussi à un rythme, une prosodie qui répond à l’exigence, selon laquelle « le poème en prose doit proposer un autre Chant », en témoigne une musique, comme par exemple celle de ces alexandrins: « C’est une fleur souterraine et c’est un visage, c’est un jardin qui fait d’une fleur un visage » (XV, cahier II).

Béatrice MARCHAL (Allocution de remise du Prix Aliénor 2016 à Frédéric Tison pour Le Dieu des portes, samedi 10 décembre 2016).

*

" Dans la troisième préface qu’il avait projetée pour De l’amour, Stendhal rapporte : « Je n’avais même pas eu l’idée de solliciter des articles dans les journaux ; une telle chose m’eût semblé une ignominie. […] Le résultat de mon ignorance fut de ne trouver que 17 lecteurs de 1822 à 1833. » De l’amour, GF, 1965. Il se pourrait que la modestie de Frédéric Tison lui soit préjudiciable. Il vient de publier son troisième recueil de poèmes, en six ans, et pas une note. Il est pourtant publié sur des revues, papier et électronique. Il tient aussi un “blogue”  de qualité sur lequel on peut lire sa définition de la poésie : « dire ce qui nous arrive : le morcellement, la déréliction, la fluidité, l’extase, le moment saisi dans sa verticalité, mais aussi le tâtonnement, au sein de (et contre) la vitesse et la surcharge ». Voilà qui accrédite un certain sérieux, il me semble. D’autant que, dans un entretien accordé à Jean de Rancé le 11 avril 2016, Frédéric Tison précise : « le poème en prose n’est en rien une prose ornée, ni une prose qui imiterait lointainement le vers : chacune de ses phrases doit pouvoir se tenir solidement de telle sorte qu’en modifier un mot en amoindrirait la structure tout entière. Je ne parle pas seulement d’une syntaxe forte, que je crois absolument nécessaire par ailleurs, mais aussi du fait que le poème en prose doit proposer un autre Chant. […] Son exigence n’est pas moins grande que celle du poème en vers, et son rythme particulier me tentait depuis longtemps. » Si les deux premiers recueils étaient en vers en effet, ce Dieu des portes fait le choix du poème en prose, à quoi s’ajoute celui d’une architecture. Frédéric Tison poursuit : « Plusieurs textes ont pour trame une “histoire”, un “récit”, ou plutôt un fragment d’histoire ou de récit, même s’ils n’en sont pas à proprement parler. Mais histoire possède également le sens d’image (manuscrits historiés des monastères médiévaux, par exemple). Quant au reste du sous-titre du Dieu des portes, “histoires en peu de phrases”, il s’agissait, notamment, de souligner la brièveté des textes : il me semble en effet qu’un poème en prose a plus de force quand il tient sur une page, quand le regard peut l’appréhender tout ensemble immédiatement. »

Toujours dans ce riche entretien, Frédéric Tison éclaire encore sa démarche : « Le poème ne raconte pas comme un récit, une nouvelle ou un roman, mais il se nourrit de récits et d’histoires, de légendes et de mythes tout aussi bien. L’une de ses trames profondes, ou l’une de ses lames de fond, est le temps, où se déploie l’histoire, où s’amorcent, se développent et s’achèvent des histoires, et non seulement celles de l’auteur. » Mettons en conséquence, par exemple le 24ème extrait du Cahier I de ce Dieu des portes, à l’épreuve d’une lecture :

« La rue est noire et quelqu’un marche derrière toi. Les portes qui s’ouvrent et se ferment tout près semblent des rumeurs de voix sans mémoire.
Combien de soirs se sont-ils éteints dans tes pas ? Sous la lune brève, la nuit elle-même est revenue, dans l’abondance des miroirs.
Te retournerais-tu qu’une ombre serait passée – Croyais-tu la précéder, avec l’insolence et la hâte ?
La rue est lourde qui s’écoule ; sur ses trottoirs tu vois une à une tes arches s’effondrer — Tu les lanças au sein de tant d’autres qui déclinèrent, qui furent emportées ! »

Le Dieu des portes est fort de trois cahiers de 28 proses chacun. Ils font suite à une note liminaire en forme de clé de lecture. Le premier cahier consacre le poète dans la ville – la ville qui ne se prête qu’en amante ; les second “Sylvestres” et dernier “Planètes” agrandissent l’univers. Nietzsche et Hölderlin les traversent telle une ombre. Il semble bien que l’univers de Frédéric Tison soit proche de celui de Roger Kowalski, dont l’ultime et admirable À l’oiseau, à la miséricorde fut posthume [1976]. Cet univers approche parfois la féerie, et toujours la poésie. Il n’y a pas cependant décalque de l’un sur l’autre. Autant l’évocation de la femme chez Kowalski est datée, autant chez Frédéric Tison celle-ci incarne la lumière. Autant Kowalski cultive les tournures et le choix des “vocables” passéistes, autant Tison n’y recourt qu’avec délicatesse. Et, pour ne pas appesantir, si le passé miroite chez Kowalski, comme s’il faisait de ce qui nous attend un royaume, chez Tison, il n’est jamais un absolu. Le présent l’habite à vif. Sa recherche, dont l’objet est “qu’est-ce que vivre”, est tournée vers l’avenir. La parenté entre les deux poètes est donc une suggestion que d’autres auront à cœur d’explorer davantage. Elle reste cependant utile pour qui découvre ce Dieu des portes.

Ce qui frappe dans ces trois laisses de poèmes, dont chaque page peut se lire séparément, c’est la permanence de la rencontre : « Tu es parmi les objets silencieux. Voici que tu t’avances vers moi ». Il y a très souvent une grâce, un sourire. Aucun visage traversant ce Dieu des portes, même celui de « ce silène puant, poilu et ventru » ne s’avère repoussant. Il y a tout au contraire, sinon quelques éclats de rire, dans une langue toujours parfaite, une absolue confiance : « Silène, tu chantes le monde et le monde est dans ta voix. » Il y a même des pages à la hauteur de celles de Bonnefoy : « Je suis encore ta naissance, me dit l’ombre ». Bien sûr, la lecture du livre exige une attention, non que l’écriture de Frédéric Tison soit compliquée, au contraire, mais son sujet atteint parfois à l’indicible que justement il révèle. Il est un vrai poète – à découvrir. Un poète qui atteint à la célébration de la beauté : « Plus seule, plus fière que toi, elle te sait ; elle est là où tu t’admires ; là où tu te hais ; là où tu comprends que parmi les savoirs et les regards sont tant et tant de rêves peints de couleurs vives ; et tu devines à tâtons dans la lumière. »

 Puissiez-vous apprécier à votre tour cette « création » que Paul Farellier a raison de qualifier, sur la quatrième de couverture, d’ « ambitieuse et très évolutive ».

Pierre PERRIN (in revue Possibles, 14 mai 2016).

*

Voici une belle poésie, qui a la fraîcheur du réel dans un monde où le déni est devenu le nouveau golem. La poésie est un art de l’intervalle qui, face à l’impossibilité de dire, évoque, suggère, révèle  ou contre-révèle, désigne par l’absence, souligne le vide. Il s’agit de « passer sans porte », de traverser l’apparaître, de ne pas attendre que les ailes poussent pour se jeter dans le vide. Elles auront poussé avant d’arriver au sol.

 « Il forge un anneau qu’il place au doigt de son ombre. Seule, et glacée, l’eau de la fontaine se tait.

 Mais il regarde l’ombre où il ne s’est jamais vu plus clair, et c’est lorsqu’il se touche des lèvres que l’eau soudain lui parle d’elle-même. »

 Le Dieu des portes garde l’instant présent. Mais sa garde fait signe et nous oriente pour peu que nous demeurions attentifs à ce qui est là. A la fois dans le temps et à travers le temps.

 « On raconte que nul ne me compare. Je ne fais pas de bruit, paraît-il ; on dit déjà que je connais la lente histoire des fleuves, dans les rues.

Il paraît que je suis le prince de l’envers et de la fumée, que je caresse les oiseaux et les fleurs d’un autre parc – on dit que j’augmente le ciel et le vent !

Il paraît que je suis l’une de vos pensées ; soudain les vents emportent la rue, et ce qui tombe à vos pieds avant d’être emporté demeure encore cette pensée.

Depuis longtemps on raconte que je fis donner des bals auxquels je n’ai jamais paru. »

 Janus hante ce livre par son insaisissabilité. Frédéric Tison lui offre une troisième face, celle qui rend les deux autres visibles dans le miroir de la vie.

 « Ce sont quelques murmures autour d’elle, quelques murmures autour de lui, il y a de la nuit dans leurs mains, de la buée sur leurs lèvres.

 Nous les voyons écrire sur la cire du monde, tandis qu’un autre livre est dans leurs mains, une autre buée sur leurs lèvres.

 Observons-les dans un miroir proche. Le ciel est si bas qu’on voit se sombres, aujourd’hui. »

 Le dieu des portes rend l’errance créatrice, féconde. La poésie, comme hymne à la beauté et à la liberté, juste comme une célébration qui ne demande rien, n’attend rien, ne propose rien, nous offre pourtant tout.

 « Tous tes livres ainsi que des portes à demi-closes, toutes tes étagères comme des cages sans barreaux – et l’ange de ta bibliothèque, rêvant sur les gouttières…

 Tables, où tu songes – lits, où tu tombes – rues, où tu désires ; il n’est rien où tu n’as quelquefois menti – il n’est rien où tu n’as quelquefois aimé.

 Et ton enfance comme une fleur qui te regarde ; et ta jeunesse, comme une fleur délirante sur le chemin, entre les bornes… »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 18 mai 2016).

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« Le Dieu des portes » fait immanquablement penser à Janus qui était chez les Romains de l’Antiquité le dieu des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes. Je n’entrerai pas dans les pensées des spécialistes de l’Antiquité mais j’essaierai de préciser ce que représente Janus, le Dieu des portes, pour un jeune poète contemporain. Si Janus marque le début de l’année, donc le calendrier romain, il est représenté avec deux visages, l’un tourné vers l’avenir, l’autre vers le passé. D’où sa présence sur les portes.

Trois cahiers constituent ce livre, comptant chacun 28 petits pavés de prose. Le premier de ces cahiers, Heurteville, est placé sous l’exergue de Paul Gadenne ; le deuxième, Sylvestres, sous le signe de Raimbaut d’Orange et le troisième, Planètes, sous celui de Geoffrey de Vinsauf. Gadenne (1907-1956) est un écrivain surtout romancier ; ses poèmes ont été réunis en un volume presque trente ans après sa disparition ; il est tombé dans l’oubli… Raimbaut d’Orange (1140 ? - 1193) est un troubadour français alors que Geoffrey de Vinsauf est un poète anglais qui vécut à cheval sur la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe et à qui on attribue le premier « Traité du vin »… Ce choix tout comme les titres de ces ensembles sont énigmatiques.

La prose de Frédéric Tison se caractérise par une langue épurée (comme le remarque Paul Farellier sur la 4ème de couverture) qui reste mystérieuse comme si l’objectif du poète était de relever les sortilèges de la ville. Peu à peu, il apparaît que le sujet de Tison est Janus sans que les choses ne s’éclaircissent davantage, la métaphore du visage servant de fil rouge. Et ce n’est pas l’identification du poète à ce dieu auquel le lecteur se laisse parfois prendre qui clarifie les choses. Est-ce une manière de lire ces villes fermées sur elles-mêmes ou sur leur histoire ? Le deuxième cahier élargit la vision de Frédéric Tison : il abandonne la ville pour s’intéresser à la campagne, l’exergue de Raimbaut d’Orange sur la page de titre du cahier devenant lumineux. Poésie amoureuse, teintée de merveilleux : la Femme, réduite à un Elle (« celle qui n’a pas de nom »), traverse le poème même si elle prend, à l’occasion, une dimension cosmique… L’homme finit par trouver une place problématique dans le monde (le troisième cahier), mais c’est pour être pris dans les filets de l’idéalisme (un poème n’est-il pas défié à Hölderlin ?).

J’ai conscience de rester à la surface des poèmes. Si Frédéric Tison trace un portrait en creux du Dieu des portes, rien n’est révélé des énigmes initiales. Au lecteur de mettre bout à bout ces fragments pour reconstituer une histoire qui, de toute façon, reste relativement obscure. Le Dieu des portes n’est plus alors qu’un prétexte métaphorique pour aller ailleurs revisiter les mythes… "

 Lucien WASSELIN (cf. Chemin de lecture in revue-texture.fr, 2016).

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« Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible », écrivait jadis Gérard de Nerval dans l’incipit d’Aurélia. Percer ? Il faut bien un verbe d’une telle force pour dire tout le danger qu’il y a à vouloir affronter l’ambiguïté fondamentale qui préside à l’existence des portes. Synthèse à la fois des arrivées et des départs, les portes sont aussi les gardiennes du temps (et du temple), de la guerre et de la paix. Ne combinent-elles pas passé et avenir, intérieur et extérieur, profane et sacré, commencement et fin ? Monde des vivants et monde des morts ? Figure du passage par excellence, la porte ouvre sur le mystère de toutes les oppositions. Connu / inconnu ; lumière / ténèbres ; visible / invisible ; immobilité / mouvement,...

Il peut arriver que le voyageur hésite. Que, pris entre désir et crainte, il reste dans le suspens du seuil. Il arrive aussi que, poussé par l’énergie de vents favorables, il choisisse de franchir cet entre-deux qui le déséquilibre. Qu’il choisisse le passage. Ainsi en est-il aussi du livre. Et de la double hélice autour de laquelle il s’envolute : crainte et désir. Parmi ces livres, Le Dieu des portes. Je n’ai pu pousser sans une certaine appréhension les trois portes qui se présentent à l’entrée des trois « cahiers » qui composent le recueil poétique de Frédéric Tison. Heurteville / Sylvestres / Planètes. Trois portes au nom mystérieux dont il n’est pas a priori aisé de faire jouer les pênes. C’est donc un recueil à trois temps trois volets que le poète nous invite à traverser. Un triptyque poétique. Et, pour chacun de ces temps, vingt-huit morceaux. Vingt-huit poèmes en prose. Or, voilà que dans le poème XXVIII du premier « cahier » il est écrit : « Et tant de jours et d’heures que tu demeures devant la porte dont la serrure est rebelle. » Cela peut décourager mais tout aussi bien rassurer. D’autant plus que la suite dit : « Enfin la clef tourne — après tant d’heures et tant de jours. » Patience donc, lecteur. Tes efforts seront récompensés.

Voici comment. Pour chacune des portes et à l’extérieur du cahier sur lequel elle ouvre, un exergue. Comme dans l’univers des contes, une bonne fée tend une clé. Ici, le poète. Pour la première porte, ce sont les vers de l’écrivain Paul Gadenne qui sont convoqués : « J’écoute. J’écoute la minute de silence où le poète apparaît au milieu de tous ces bruits de portes ». La seconde clé est celle de l’une des grandes voix du trobar, Raimbaut d’Orange, poète occitan créateur du poème « La fleur inverse » : « Ar resplan la flors enversa - Pels trencans rancs e pels tertres… « Alors resplendit la fleur inverse - Sur les rocs tranchants et sur les tertres… »

La troisième et dernière clé est celle du poète grammairien anglais Geoffrey de Vinsauf, à qui l’on doit un Nouvel Art poétique. Poetria Nova (vers 1210), composé en latin : Cellula quae meminit est cellula deliciarum. « La cellule qui se souvient est une chambre des plaisirs ». Tout cela peut paraître énigmatique. Mais les trois clés sont riches d’indices. L’une, la première, donne du poète une définition possible. Que d’autres motifs viendront compléter : « Il y a en toi quelqu’un de très ancien, qui se rappelle la nuit. »

Associée au silence, la figure du poète l’est aussi à la solitude implicite, celle qui détache du monde bruyant de la cité. L’autre clé montre au poète « la fleur inverse » — « neige gel et glace / qui coupe et qui tranche / dont meurent appels cris chants sifflets… » (Raimbaut d’Orange). Prenant modèle sur le troubadour occitan « Le Dieu des portes » s’adresse ainsi au poète-voyageur et l’encourage à la création poétique : « Verse ta voix dans les eaux de la ville — le torrent du caniveau, la rivière des gouttières, la flaque du trottoir—, si là, selon l’ordure, la pluie, le ciel, elle chante les visages tombés, les arches élues, les débris du miroir. »

Dans le sillage où il l’entraîne, il lui délivre quelques arcanes de la création : « Il paraît que je suis le prince de l’envers et de la fumée, que je caresse les oiseaux et les fleurs d’un autre parc — on dit que j’augmente le ciel et le vent ! » N’est-ce pas là une définition possible du poète ? Poursuivant son cheminement aux côtés de Raimbaut d’Orange, le lecteur s’interroge. Pourquoi Frédéric Tison a-t-il choisi la forme du poème en prose ? Il y a sans doute à cela plusieurs raisons. La première est historique. C’est en effet aux poètes-troubadours que l’on doit l’invention de ce genre poétique. Cette « petite forme de prose », très prisée des poètes occitans, a donné vie à des formes variées telles que la nouvelle, le cuento, les « vies brèves ». Longtemps en faveur à l’époque médiévale, le genre poétique sera remis à l’honneur au XIXe siècle avec Gaspard de la Nuit par le poète Aloysius Bertrand. La seconde est plus personnelle. Elle relève d’un goût particulier du poète pour les histoires brèves, qui se peuvent saisir sur la page en un seul regard. Ce que Frédéric Tison suggère dans le sous-titre donné à son recueil : Histoires en peu de phrases. Ainsi sa préoccupation rejoint-elle celles des troubadours, auteurs de « vies brèves ». Fréderic Tison excelle dans cette forme poétique, apparemment simple, mais en réalité extrêmement exigeante.

La dernière clé est sans doute la plus résistante. Elle ouvre sur un monde plus foisonnant et complexe qui semble être le point suprême de la quête poétique du poète. Son floruit. Sans doute faut-il mettre en relation le monde démultiplié des « Planètes », leurs beautés de pierres froides, avec la « chambre des plaisirs » de Geoffrey de Vinsauf. Et les errances multiples du poète guidé par le « Dieu des portes », en relation avec la beauté pure des poèmes, ces petites cellules où s’entrelacent les motifs, macrocosme et microcosme, enluminures des livres d’Heures, vitrail, émaux, mosaïques et moirures aux contrastes saisissants. Là, en effet, au cœur des textes, se côtoient références mythologiques, bibliques, alchimiques, médiévales, littéraires — « lorsque tu marches toute la forêt s’avance derrière toi… »… et musicales. Les unes explicites (Silène, inventeur de la flûte, et Orphée, Guillaume de Lorris et Jean de Meung, Hölderlin, Perrault et Grimm…), les autres implicites (le prophète Ezéchiel, le Jean de l’Apocalypse, Shakespeare, Verlaine, Rimbaud, Nerval et Mallarmé…), et sans doute beaucoup d’autres. Avec peut-être, en arrière-plan, ombre parmi les ombres, celle du couple errant de Dante et de Virgile longeant le Styx et traversant ensemble les Enfers.

« Une barque t’attend, deux rames déployées ; armé d’ombres, nautonier, chante l’eau énorme et légère. Un ciel se déploie au-devant ; chargé d’ailes, prisonnier, demeure dans l’air qui te chante. » (XXVII)

Beauté complexe des poèmes, qui s’apparente à la beauté du chant. D’énigme en énigme, le « Dieu des portes » guide. Le lecteur et le poète. Il enjoint le voyageur à le suivre dans l’entrelacement des figures qui se tisse d’un cahier à l’autre du recueil, à traverser les apparences, du singulier vers le tout et du tout vers l’Un. Chacun des textes, comme dans les contes, délivre une part d’incertitude et de mystère. Rien n’est sûr. Tout repose sur des semblances, des rumeurs dont il est difficile de cerner les contours.

« On raconte que mes paroles sont la porte qui tremble »

« Il paraît que je suis vaste et léger »...

Et, comme dans les contes, mais aussi comme dans la geste médiévale, la répétition scande le texte. Qu’il soit de prose ou de vers. La répétition en effet favorise la mémorisation des événements mais aussi la mémorisation de la ligne mélodique comme l’enseigne Geoffrey de Vinsauf. La répartition alternée en longues (—) et en brèves (∪) ne suffit pas à la beauté du mètre, il y faut des ornementations. Ainsi de ces petites « cellules » qui, répétées, assurent plaisir et beautés, musicalité. Frédéric Tison le sait. Il les affectionne. Celles-ci structurent les poèmes. Nombreuses, elles sont souvent anaphoriques : « Tu auras su cette immense blessure… », « Tu auras su la rue énorme… »

Mais pas uniquement, comme dans ce même poème (XXIII, Cahier I) où l’on retrouve par trois fois cette étonnante répétition, qui met l’accent sur le mystère de l’Un : « …où quelqu’Un n’est pas… », « … où quelqu’Un est nombre… », « …quand quelqu’Un est caché dans les visages… »

Le cheminement à travers « l’œuvre léger des nuages » se poursuit, qui ouvre sur des lieux multiples, certains connus de chacun et aisément identifiables, d’autres mythiques, insaisissables. Ce sont lieux de passage marqués d’empreintes invisibles et de présences absentes ; des lieux traversés par les vents trompeurs, traversés par les ombres dont on a oublié les noms. Dans les « villes précieuses », il y a des labyrinthes et des carrefours où se nouent les questions essentielles. Et des rues à miroirs qui démultiplient les visages. Des voix qui se perdent dont on ne reconnaît pas le son. Il y a bien des curiosités et bien des mystères. Il y a des manques, il y a du désir, il y a des attentes : « Dans ces miroirs qui t’attendent aux carrefours d’allées longues et brèves, quand rencontreras-tu celui qui parlera — celui qui n’aura pas le son de ta voix ? »

Est-ce là le dilemme du poète ? Le cruel paradoxe auquel il se confronte lorsqu’il écrit ? Comment échapper au miroir ? La résolution de l’énigme se trouve peut-être dans la distanciation proposée par le « Dieu des portes » : « Tu présentes […] de tes œuvres la page inachevée, de ton visage la contreclef. »

Au-delà, la dernière énigme se cache dans le lieu d’écriture du recueil : RÉCIF TON DÉSIR. Telle est peut-être l’ultime clé, celle qui contient en trois mots les secrets cachés dans les trois autres clés.

Angèle PAOLI (in terresdefemmes.blog.com, février 2017).

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Récemment honoré du Prix Aliénor, Le Dieu des portes, pourrait bien être une belle révélation, une marque de jeunesse et de lyrisme dans notre monde poétique. Composé de trois cahiers (« Heurteville », « Sylvestres » et «Planètes ») de chacun vingt-huit poèmes, cet ensemble dit aussi la marque d’un agencement sérieux. Mais surtout, ou, pour tout dire, allant avec, la poétique de Frédéric Tison nous vient du surréalisme avec une profusion d’images, qui nous emmènent sans ménagement dans des atmosphères oniriques : « Le chagrin est une ombre portée dans la forêt de sa voix, son rire est un oiseau délogé ». Sous cette richesse, nous lisons une inquiétude sur la vie,

Le poète s’accroche à la langue et aime les temps anciens: « Cette pierre rongée, à peine descellée, quel murmure humain n’a-t-elle pas oublié ? Le vent le sait peut-être qui passe là sans hâte ». Ce que nous savons, c’est qu’il faut, ici, soulever un peu les pierres (de « descellée » on passe à « déceler ») pour entendre sous le poème le chant d’un vrai poète.

Dans sa « Note liminaire », il nous rappelle que Janus a deux visages, mais c’est pour mieux les écarter en citant Jean-Antoine Roucher qui préfère « se regarder passer » ; lors nous suivons le poète dans ses pérégrinations : «On raconte que mes paroles sont la porte qui tremble, et que les milliers de visages s’attardant aux fenêtres sont miens». Cette multiplication nous rappelle Apollinaire; la conscience s’accroche aux murs et les portes battent pour laisser entrer le vent, le temps, le chant.

Bernard FOURNIER (in revue Poésie/Première, n° 67, avril 2017).

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"C’est une histoire d’images et de mémoire, de croyance et de mélancolie. Une histoire où, pour solde de tout compte, l’art manifeste la plénitude de la vie dans le jeu tragique entre l’harmonie apollinienne et le désordre dionysiaque.

Frédéric Tison parle, dans sa note liminaire, de « dieu très ancien et très nouveau » à propos de Janus, dieu des passages (les « portes »), mais aussi des commencements. Il sait de quoi il parle, l’étant lui-même simultanément, mêlant intimement dialogue avec les mythes antiques, citations de troubadours et célébration du « bel aujourd’hui » mallarméen. Car il fait partie des rares sachant qu’on utilise des mots alors qu’on parle de choses qui leur sont antérieures. Il faut donc, et c’est toute la difficulté, réveiller des émotions plus vieilles que le langage, aller chercher le primitif, et s’enfouir, travailler par superpositions. Convoquer à la fois le primordial et l’archaïque (au sens évidemment non péjoratif du terme). Et pour cela, entrer en contact avec la mémoire des Anciens, leurs doutes, leurs secrets, leurs rêves, leurs ivresses (Silène et le vin, Orphée et le chant…), mémoire colonne vertébrale, que nous le voulions ou non, de ce que nous sommes.

Cela sent l’« inactuel » nietzschéen (la beauté vue comme régénération, surpassement des vicissitudes de ce monde). Sils-Maria devient alors étape intemporelle (peut-être le Serpent de Maloja nous enseignera-t-il la sagesse). Et c’est cet inactuel qui devient l’expression du triomphe de la vie et des douleurs qui l’accompagnent et la justifient (« À jamais tu souhaites vivre et souffrir dans les villes précieuses » – expression plusieurs fois répétée), douleurs qui seraient moins chagrin que retour de ce qu’on croyait perdu.

Cela sent le temps écoulé, celui qui nous fait avancer en posant nos pas l’un derrière l’autre (traversée des apparences ?), mais sans nous retourner : il n’y a pas d’Eurydice à sauver, juste être Hermès le temps de (peut-être) nous reconnaître. Creusons le temps, dit le poète, ou plutôt les temps enchevêtrés de nos histoires oubliées ou insues ; prenons du recul pour récupérer l’instant ; soyons à la fois du côté de la foudre et du temps jadis ; célébrons les légendes (ce qui doit être lu). Et n’oublions pas que chez les premiers poètes grecs, le temps désignait seulement le délai, dont dépend le succès ou l’échec, qui sépare de l’aboutissement.

Nous voici ainsi en présence d’une esthétique du disparu (dieux, héros, dames mythiques – la fin amor n’est pas loin) où l’on cherche le réel perdu, où s’efface toute tentative d’explication, où seul le non-dit (plus que le silence) fait loi. Et qui peut conduire à l’image inaccessible telle que la voient les mystiques, se transformant alors en esthétique de l’imperfection et de l’inachèvement (Flaubert : « La bêtise est de vouloir conclure »). L’essentiel serait-il ainsi dans l’inabouti ? Dans la clandestinité entendue comme territoire où l’homme brise son carcan (le but à atteindre) pour se réconcilier avec lui-même (le chemin, seul important) ?

Ce chemin, c’est l’errance, qui commence lorsque le voyage (qui a un but) est terminé. Errance aux deux sens du terme : le poète doit revendiquer de se tromper. Compagnons d’errance : les oiseaux, les vents (« Errant, es-tu ce vent nu, dans les villes précieuses ? »), les eaux, et aussi la dame des pensées, châtelaine médiévale toujours poursuivie et qui toujours s’efface, ne laissant à demeure que son écharpe-image entre les mains du troubadour. Mais l’égarement permet de côtoyer l’absence sans prendre peur, parce que réservé aux guerriers d’une quête intérieure.

Quant aux lieux, ils n’ont pas besoin d’être mythiques pour être oniriques (de nombreuses villes sont nommées). Ils séjournent ici dans un intime rehaussé d’images, de fragments de souvenirs, de rêves échappés du passé. À la fois témoins et vestiges, empreinte et matrice, certains d’entre eux ont des résonances si profondes qu’ils dissolvent les frontières et peuvent ainsi dispenser l’ailleurs, d’autres, sans appartenance, sont propices au compagnonnage avec l’invisible. Ce voyage poétique pose ainsi avec acuité la question du lieu, mais surtout celle du regard porté sur lui, regard qui génère métamorphose, compagnon indispensable de la quête de la beauté.

Car finalement, à qui s’adresse ce « tu » si fréquent en ces lignes ? À l’errant, à la poursuivie ? Ou juste à la beauté ? La beauté vue ici comme l’art du refus (de l’exhibitionnisme, de la fausse complicité : « Voici l’ombre où la beauté te trouve, et tu ne la vois pas, quand tu crois l’avoir touchée »), générée par la seule recherche inlassable de l’insaisissable. Pour cela, il faut pouvoir au moins s’abandonner à la musique du langage, d’où la nécessité d’une exigence irréfragable. Il n’est donc pas étonnant, sachant ce qu’a dit Char de la beauté (« En notre monde de ténèbres, il n’y a pas de place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté »), qu’on trouve au long des pages quelques pépites « chariennes » (« Cesse, et devance – va doucement où l’on te narre » ; « Solitaire est l’avant-dernier nom de ton ombre sur la terre en attendant la nuit »).

Ainsi court ce livre en même temps essentiel (par ce à quoi il touche) et existentiel (par la liberté qu’il offre). À la fois mémoire, présence et attente, pour les trois temps de la vie, il rend au temps sa dimension d’espace densifié, lui redonnant (si besoin était) place divine. Dans les bois élyséens, les Anciens hochent la tête, approbateurs."

Jean-Louis BERNARD (in revue Dierèse n° 70, juin 2017).

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"Frédéric Tison est le poète de l’avancée. L’écriture sur l’épaule, il capte tous les angles, les aléas, les perspectives d’une vision du monde. Mais, de par sa constitution, sa vision ne demeure en aucun cas un objet inerte, extérieur, elle se combine avec une vocation intérieure qui trouve, à l’aune et au rythme de ses pas, l’un des fils édifiants du dicible et de la mission poétique pour faire de lui plus que le diseur, le prophète de la marche du déplacement. « Quel calme dans la ville, sous le soleil grave du soir ! Son grand corps semble celui du monde ; il se répand et tombe dans mes bras. - Je sens des hommes qui passent autour de moi, qui tous portent un nom – et cet oiseau qui s’écoute dans l’arbre et que personne ne voit. Tout est à l’heure. - Quel silence dans  la rue, parmi les choses qui sont là ! J’ai peur qu’une fenêtre s’ouvre avec un cri, et qu’une porte s’entrebâille lentement sur un sanglant visage. »

Le poète porte en lui, superbement, talonnée par les ciels, le vent et les nuages qu’il aime, la solitude de l’être qui s’est trouvé. Il n’y a pas d’antithèse, pas de pièges, pas d’antagonismes à sa progression. Tout lui cède. Parce que sa marche se règle sur la respiration de ce qui est devant lui, à part égale du connu et de l’inconnu, mais pas seulement, d’une proximité qui se compose lumineusement avec l’à venir. Tout se descelle, tout se dégonde, par jeu de justesse et d’évolution, tout se fluidifie de la douleur et de ses déviations sur la ligne d’engagement de son déplacement. Rien ne peut faire obstacle au tempo de sa marche, rien ne peut s’achever en une trace luxée et définitive, lorsqu’il soulève les portes qui le portent, et les déplace à l’infini.

Qu’est-ce qui mérite que l’on se mette en marche ? On peut ouvrir le livre à n’importe quelle page, il foisonne d’arguments substantiels et vivants : « Tu es à Ribadesella, sur la plage aux poussières d’ambre, sous un soleil qui ne te connaît pas encore. À Florence en été se suspend l’arroi des anges sur les toits, et c’est encore toi, près du couvent San Marco. Au matin, Prague te voit dans la mélodie de ses ocres et de ses dômes verts ; Munich encore, sous la pluie d’été, dans le vent qui s’égare parmi les lignes droites. » L’avenir et l’ouvert seuls valent la peine qu’on se mette en chemin contre tout ce qui se fige et meurt aussitôt corrompu. Voici donc l’engagement dans la marche et l’étrange creusement sous le sol, ce haut-le-cœur du chemin qui condamne le poète à poursuivre dans l’alternance de nouveaux jours et de nouvelles nuits. « Maintenant il sort dans la nuit qui le sème. - « Nuit, dit-il, nuit que je sais, nuit que j’admire, je sors aujourd’hui dans une autre nuit, une nuit qui te ressemble à peine : je sors dans la nuit que j’entr’ouvre et que j’aime. » - Son heure commence avec les mains qui se joignent. »

Mais de quel haut-le-cœur s’agit-il ? D’une absence. De soi, de l’autre, qui fait que le voyage, contre le péril de ce qui demeure, est à entreprendre. L’absence n’est-elle pas en elle-même voyage ou impulsion au voyage pourvu qu’on ne la laisse pas en rade ou au loin, et quand ce que l’on a perdu, redevenu « manque », trace le chemin.

L’absence de l’autre et l’absence de soi sont-elles mêmes ? Chez Frédéric Tison, le tissage entre ces deux états trace la lumière. Sa manière de dire, j’entends l’offrande du corps, du geste, de la voix, recèle une chose très estimable. Car il parle avec des mots tout neufs et propres, lavés dans sa mémoire, dans sa naissance, dans ses hasards, il parle avec la précaution des mots, toujours, pas un – ils y viennent d’eux-mêmes – ne se refuse à lui, tel un officiant de l’amour, et tout au long de son beau livre, comme on s’adresse à un enfant intelligent. Voilà qu’il se retourne, et dans son retournement ruisselle quelque chose qui est la toute confiance, voilà qu’il a ce très joli mouvement de son être qui repart en arrière pour nous dire : oui, c’est bien toi, je ne me suis pas trompé, tu es le bon destinataire. Et nous pouvons alors mettre notre main dans sa main sans masque, dans sa main de nature et de poésie perpétuelles.

Le texte de Frédéric Tison a la modestie des textes élus, sans faille, sans mélange ni méprise. Il est fait de petits fragments, de petites étincelles de vie qui tracent, à rebours comme dans l’avenir, une longue ligne droite et pure."

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°44, octobre 2017).




Lectures critiques

« Après Les Ailes basses (2010), Les Effigies (2013) et Le Dieu des portes (2016), la Librairie-Galerie Racine nous donne à lire, dans la collection Les Hommes sans Epaules, un nouveau livre de Frédéric Tison ou, plus précisément, « deux livres en miroir » comme les présente leur auteur : Aphélie, suivi de Noctifer. Ainsi se développe, s’élargit, se magnifie une œuvre dont peut s’observer l’admirable continuité à chaque étape de son évolution.

Au seuil de ce nouvel ouvrage, l’auteur - ce que font rarement les poètes - s’explique, dans un liminaire d’une grande lucidité, sur la part intentionnelle de son livre et sur le sens profond de l’engagement poétique dont ces textes témoignent : laisser parler le lointain qu’il regarde en lui-même, explorer donc son « lointain intérieur » à l’instar d’un Michaux, mais d’une tout autre manière ; quand il regarde ici, c’est dans son propre regard. Et voilà ce que nous croyons être sa « découverte » capitale : son regard dans l’intime « n’est peut-être qu’un immense Regard partagé, éparpillé ». Le poète est allé suffisamment loin - en aphélie justement, c’est-à-dire à la distance où mûrit son retour vers le monde, « chargé de regards étonnés » - pour comprendre qu’il n’est pas à lui seul sa propre origine, mais la soif d’un plus vaste regard, et qu’à son tour, dans la cohorte du logos, peut-être s’abreuve-t-il aux reflets d’une éternelle fontaine Castalie.

D’où vient, alors naturellement, la forme dialoguée qui prévaut sur l’ensemble des deux livres. (« Je t’écris dans les larmes du monde – elles aussi semblent avoir à te dire. […] Comment m’as-tu retrouvé ? As-tu donc su toi aussi te pencher ? Nous sommes deux dans ce miroir. ») Il y a ce « Je » et ce « Tu » qui font route ensemble, s’interpellent, se confondent, se perdent et se retrouvent dans un anonymat qui n’a rien d’un innommé. Le poète, comme son poème, se voit originairement double, comme sont les demi-dieux. Le « Tu » auquel il s’adresse est autant lui-même qu’une tout autre « réalité » qu’on peut deviner : le mot, le poème, le nom, la chose, le monde, le livre, l’Ami (avec un grand A) qui, derechef, se démultiplie en nombre de manifestations, de tendresse humaine en parrainage d’esprit, d’« eau vive et nue » en puissance tutélaire, de périssable en absolu (« Si l’oiseau seul chante la nouvelle du ciel »).

Du « Je » au « Tu », si irrémédiablement éloignés soient-ils, le poème tisse un lien persévérant. Il parle à l’Autre, et c’est dans « une autre nuit » que le poète peut se dire « une ombre qui parle à la vie ». Ce lien, assurément, est celui du Désir. S’il est commun de le trouver à la base de l’œuvre d’art, on reconnaîtra sa singulière primauté dans la poésie de Frédéric Tison, et tout spécialement dans ce dernier ouvrage (détail qui fait sens, ce n’est pas pour rien que l’auteur signe ses livres de cette anagramme de son nom : « désir ton récif »). Le désir est ici responsable d’un Éros qui, se dérobant à toute sublimation, s’affirme en poème : « L’amour ! Non pas lui mais son corps, sa courtine et son port/ Mais le ventre brûlant de son large, mais/ Ses demeures et ses âges, ses heures, ses épaves… ». Dans un monde qui, en totalité se regarde en désir, le « corps », placé au centre, accède à la dignité de « corps vainqueur ».

Mais participe également d’Éros cette autre puissance dont s’irrigue le poème chez Tison : la mémoire, elle aussi omniprésente. Ainsi arrive-t-il que, dans la confrontation permanente qu’elle entretient avec les figures de notre passé et la familiarité qu’elle s’autorise avec les mythes ancestraux, ce soit parfois la mémoire d’un Maître que l’on entende ici, dans la dérive des « anciens vents », à la recherche sans espoir d’un éromène perdu : « – ‟Hylas, Hylas” hèlera-t-elle… » ; cela, même si le grand flot de mémoire de notre poète englobera bien au-delà, « ouvrira les œuvres vives et les œuvres mortes [...] élèvera cénotaphes et tombeaux sur les terres aveugles [...] conviera les saints et les anges qui devisent sur des terrasses d’or – les poètes qui chantent sous l’arbre de comètes mûres » ; à tel point que, fasciné de son pouvoir d’évocation, au sens propre de rappel des disparus, le poète se demande : « As-tu été le voyageur/ Ou le mort qui se souvient ? » Car, comme l’annonçait son liminaire, « Chacun de nous interroge sa nuit : mais cette nuit est-elle notre origine ou notre histoire ? »

Sur l’étoile du soir gravitent ainsi des questions de feu, car « Noctifer se lève dans l’heure où nous sommes les plus seuls ». On voit que le poète, qui s’est mis lui-même, entier, dans la dualité de son livre, accentue encore, dans sa deuxième partie, l’effet de miroir de ses doubles visages. Noctifer peut en effet se lire comme un vis-à-vis de chair et d’âme, affrontement d’une chair de lumière et d’une âme d’ombre, avatar d’une lutte avec l’ange ; la puissance inspirante, penchée sur l’inspiré, lui souffle : « C’est moi toute l’étendue de ton parc et ce corps/ Que tu croyais défendu… » ; et l’inspiré de ratifier cette identification à lui-même qui le comble autant qu’elle le trouble : « Tu es tout entier dans la nuit qui te respire – Et dans mes mains glacées, un peu de cette lumière que tu as façonnée. » ; d’autant que l’étoile illumine aussi l’hymen terrestre : « Éclaire – puisses-tu même éclaircir – nos corps, nos deux visages dont les yeux te ressemblent ! » Le poète sait pourtant qu’il ne trouvera là aucune proximité existentielle, aucune aide pour déchiffrer le grand Livre : « Te lire ! Oh véritablement te lire, […] il me faudrait le plus haut, le plus lointain regard […] veiller un siècle en ta présence et me taire, immobile. » 

 Une limite serait-elle ainsi atteinte pour ce dialogue entre le poète et son Autre désiré, pour ce dialogue avec lui-même et en lui-même ? Un vide ne menace-t-il pas de se creuser comme il est dit qu’il résulte parfois des unions mystiques ? La surdité subite est-elle possible « si tu sais qu’alors personne ne t’entend, et qu’un dieu même est distrait ? » L’engagement poétique touche-til au péril des hauts-fonds quand « Les embruns viennent vers moi répandre l’amour dont je n’ai fait que parler » ? Non. La parole, une fois encore, se fait rassurante : « Il y a sur la mer un silence que tu traverses en oiseau qui s’est effrayé…/ L’horizon s’allège : c’est le monde entier qui danse et veut accompagner tes sillages d’argent doré. »

Congé pourtant sera donné, ultime adieu tranchant cette aventure, ce rêve de l’esprit, le poète renvoyé à « l’esquisse de [s]es bois », sommé d’ajouter « aux sèves les trois gouttes de [s]on sang ». D’une nouvelle aube, entrouverte comme « tombeau d’une autre lumière », le dialogue interrompu prolongera ses « traces humiliées », ce qu’il en reste : « nos voix qui augmentent,/ Nos voix qui se souviennent et révèlent/ Une somme d’oiseaux plus clairs. »

Nous avons souvent souligné l’excellence du français, à la fois fluide et somptueux, que sait orfévrer Frédéric Tison. De ce nouvel ouvrage, le lecteur appréciera encore la texture alliant à la vivacité de l’expression moderne les trésors de l’ancienne langue. De fait, il y aurait encore tant à dire de ce très beau livre, comme de ceux qui l’ont précédé, alors que le commentaire s’éprouve ici bien démuni en regard de l’œuvre qui l’occupe. Puisse-t-il au moins mener ces poèmes entre de nombreuses mains et qu’une vaste écoute leur soit offerte." 

Paul FARELLIER (in revue Les Hommes sans Epaules n°45, 2018).

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« Vous vous souviendrez sans doute du puissant Dieu des portes, prix Aliénor 2016. Frédéric Tison nous conduit de nouveau aux limites de l’être, là où tout se joue, là où tout demeure, dans une queste impossible et dont l’impossibilité même permet son actualisation.

Les deux livres rassemblés ici se font miroirs.

« L’aphélie, précise-t-il est le nom donné à ce point de l’orbite d’un corps céleste le plus éloigné du Soleil – J’offre aujourd’hui ce nom à tout lointain, et d’abord à celui qui est en chacun de nous, à l’ombre du monde que nous hantons. »

« Noctifer (qui a nom aussi Vesper), complète-t-il est l’étoile du soir – C’est le porteur de nuit ; il se distingue de Lucifer, l’étoile du matin, le porteur de lumière – l’un des anciens noms de Jésus, mais aussi l’un de ceux dont on affubla l’ange déchu. Noctifer se lève dans l’heure où nous sommes les plus seuls ; il nous parle parfois, si nous prêtons l’oreille. »

C’est donc un enseignement de la nuit que délivre Frédéric Tison. Avec lui, nous apprenons que la nuit offre bien davantage à voir et percevoir que le jour. L’incertitude favorise les visions, les plongées et les contre-plongées, les biais perceptuels inédits ou audacieux. Le risque est majeur et de chaque instant mais le jeu en vaut la chandelle. Des éclairs laissent apparaître des paysages somptueux et révèlent des avoirs oubliés.

 Frédéric Tison extrait de la nuit des essences, tantôt sombres, tantôt lumineuses. Extraction lente, alchimique ou extraction fulgurante, magique. Les mots les habillent afin de les rendre visibles, elles se font histoires. Les sens se contractent pour mieux exploser dans la conscience du lecteur. Parfois cris, souvent chants, ces altérations poétiques de la continuité de l’apparence sont autant de portes à pousser, de songes en lesquels s’enfouir, ou s’enfuir. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 4 avril 2018).

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Deux livres en miroir composent cet opus du poète Frédéric Tison, auteur d’une dizaine de livres de contes et de poésie, qui collabore régulièrement avec des peintres, graveurs et photographes pour des livres d’artiste. Le premier, Aphélie, focalise son regard sur ce lointain que l’on nomme parfois l’Autre (l’autre que soi-même, ou l’autre enfoui en soi parfois posté dessous notre doublure), « celui qui est en chacun denous, à l’ombre du monde que nous hantons ». L’« aphélie » désigne en astronomie le point de l’orbite d’un corps céleste le plus éloigné du Soleil. Du sens astronomique au sens métaphysique et humain le lien est étanche, centré sur la question du regard et de ses points de vue. Le second livre, Noctifer, continue de s’approcher de l’un des versants-mille-feuille insolites de notre présence humaine (à la fois singulière et universelle : partie intégrante d’une humanité), cette fois du côté de celui désigne « l’étoile du soir » (qui a nom aussi Vesper), « le porteur de nuit ». Donnant « la parole à ce lointain qui est en (lui) », le poète « interroge sa nuit », précise-t-il dans ses « notes liminaires » – en pointant l’acmé de nos errances vrillées à la condition humaine : « cette nuit », demande Frédéric Tison, « est-elle notre origine ou notre histoire ? ».

Les deux à la fois, sans doute, l’originel jaillissant sans cesse sur ce qui nous advient, l’avancée de notre regard pagayant dans les oscillations du cours vif et souterrain, ardent dans sa résurgence, légendaire en ses lignes écrites sur le fleuve de nos traversées dont nous demeurons les « voyageur(s) d’eau vive ».

Simultanément classique et moderne, à mi-chemin entre l’univers des contes et notre réalité intérieure, l’écriture poétique de Frédéric Tison poursuit sa trajectoire dans l’univers poétique, interrogeant chacun de nous dans l’universalité et la singularité de la condition humaine ainsi que l’annonce l’exergue philosophique empruntant une citation des Pythiquesde Pindare, le célèbre poète lyrique grec : « Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? / L’homme est le rêve d’une ombre ». D’entrée l’on comprend qu’il sera question essentiellement dans ce recueil d’une « manière de regarder » (les êtres, les choses ; le dehors, le dedans) comme il est une « manière de montrer » (cf. le second exergue citant Louis XIV qui occupa rappelons-le le centre d’un royaume en tant que Roi-Soleil). Conjuguer lyrisme poétique et exploration cosmique dans l’optique des points de vue qui se jouent dans le partage des eaux, entre notre être social et notre intimité, ne lèverait-il pas un voile sur l’histoire et l’origine de notre condition humaine ?

Construit comme un Livre d’heures médiéval rythmé par les heures canoniales de la journée (des Matines de la Première Heure aux Vêpres de la Septième Heure), la facture d’Aphélie nous ramène à la division du temps où la journée comportait sept heures (à la différence des heures du monde romain dont elles sont issues et qui se basent sur une division en douze heures de la journée). Dès Matines le poète évoque « le Prince d’une autre nuit » (Prince des contes oubliés), nous sommes dans l’entre-deux de l’ici et de l’« ailleurs », dans l’observation des yeux du Prince « que laisse voir son masque constellé»,alors que le jour autre part s’éveille déposé par ses mains. La forêt est domaine de l’étrangeté fabuleuse à l’orée d’une réalité autreet du rêve, partagés dans une lumière analogue. En orbite autour du texte astral (texte-soleil comme il y eut un Roi-Soleil) nous gravitons dans notre sphère de lecture et dérivons, avançons au gré de nos projections créatives liant le cosmos au « monde regard troublé ». L’univers semble emboîter en son Infini, entrecroiser, et faire se rencontrer via l’univers particulier du poète « dans une abondanced’étoiles » une pluralité de mondes-chants insulaires plongés au sein d’une galaxie constellée de nuits répandues en « lyres éparpillées »…

À qui s’adresse le poète ? À « l’homme étrange » différent de « ces hommes, autour de (lui), (qui) passentcomme ils passent…(qui) comme (lui) étendent le désordre dans le monde », qui est chacun(e) de nous aussi, dans une « autre nuit »,dans une forêt singulière où nos repères perdent de leurs contours pour nous retrouver autre, avec un visage différent. Cette passerelle invisible entre les dimensions du réel (la rue, des « murs pourris d’heures et de spores », « la ville grasse et grise », « cybernétique », etc.) et l’ailleurs franchi dans un mouvement de corps céleste, est à l’instar de l’aphélie « une ombre qui parle à la vie ». Peut-être celle-là même qui, « petite nuit scelléeAu sein d’une autre nuit », traverse notre regard. L’évanescence du contour des choses ajoute au flottement d’une réalité que les miroirs interrogent. Comme en apnée le regard plonge, creuse sous l’eau, s’échoue, recouvert par les herbes maritimes et les miroitements lisses, brisées, éclatés. Absence et présence figurent aussi les modes de représentation du « masque constellé » posé sur notre visage, sur d’autres visages, et dès les chants de l’aube (« (…) à l’heureOù l’oiseau divulgue l’aube »). Cendres, ailes et poussières rassemblent leur corps pour écouter et conter le monde en ses bribes d’univers.

« Aphélie »comme une « ombre éblouie » – ode de lumière – résonne en ses ruissellements « d’ombres et de nuits ». La forêt des signes que lève « le prince d’une autre nuit »ou « le roi manquant »(roi « Dormant » tissant « des ronces au fond de l’eau »), se dresse dans la clameur des choses et l’ébruitement du jour, dans les clairières mystérieuses de nos échappées buissonnières, dans « l’arbre et l’appel de son ciel » tout au vertige des cimes et à la circulation de sève, d’air, d’astres et de racines parcourus par l’effroi des abîmes et du silence qui s’écoute

(« Au-dessus de l’arbre extrême éternité

Toi qui te rappelles étoiles et astres,

Sais-tu où se passe ton histoire ? »).

La mémoire conte et se raconte des histoires tissées dans le « feu noir » des astres en regard de la terre où nous habitons, dont nous hantons les passages, même manqués. Étoiles-guides (celles de nos errances prises au revers de leur scintillement pour se tourner aussi, non plus vers un dieu, un ciel dompté mais aussi « vers l’ignoré »), « l’effroi », « les promesses », le « noir étonnant », comme le ciel en creux au fond de nous où le jour s’entrebâille aux épines de roses, saignent en brisant la fenêtre de nos miroirs ; ouvrent des abîmes « où les mains s’étreignent et se brûlent »  dans l’écriture des larmes du monde, « jeune lumière de tes nuits » ; se signent à la clarté aux mille clefs des songes.

Aphélie (qui sonne comme Ophélie, du moins, dont la musicalité résonne en nous) nous transporte du seuil des contes du réel au seuil de réalité des songes, et vice versa, dans la lucidité des fenêtres « lampes de neige » où la « teinte bleue de l’aile et de l’étoile » traversent l’obscurité pour éclairer par intermittences le mystère du monde, quitte à tendre dans les voiles du vide les pages du « livre de toute perte et de tes sèves ». Les oiseaux, phares de nos nuits, survolent, traversent, portent et soulèvent nos pas dans le monde, eux qui « parlent », qui « savent », qui « passent (nos) mystères » (« Tous les oiseaux chantent ta nuit et ton jour »).

Nous sommes en aphélie à la lisière d’un entre-deux-mondes de l’extrême, où la patience serait d’ange (déchu ?) pour approcher le visage multiple de l’Univers et ce Livre où patiente une étoile. Les mains, généreuses dans cette odyssée poético-galactique, recueillent les traces imprimées dans l’espace et le cœur par les Heures, rassemblant les perles d’un collier perdu par le passant, égaré dans « les buées » d’une « ville cybernétique » – collier perdu par « le voyageur », quelque part, dans la nuit.

« Brèche sur l’écorce », le poète redresse l’arbre de vie en veillant les phares qui l’enracineront à nouveau afin qu’il s’élance plus fort vers les cimes de cathédrales-vaisseaux de chair, éternelles parce que davantage vivantes. « Je suis quelque clef pour un millier de serrures », écrit le poète en voyage comme Ulysse. Ses avancées ouvrent des portes qui battent dans la force des éléments, du vent, leur puissance mettant en orbite ce corps céleste vivant ses vertiges : notre corps, en ses absences, trous noirs, soleils boussoles intérieures et magnétiques, au décryptage du monde et de l’Autre enfoui au fond de nous.

Noctifer s’ouvre sur un extrait du Poème LXII du Chant nuptial où le poète romain Catulle célèbre « Noctifer, l’étoile du soir » (autrement dit Vesper) élevant « ses feux au-dessus de l’Œta » (« ses flambeaux sur l’Olympe » pour Vesper), astre de divinité guidant l’« Hyménée » chanté. Porteur de nuit, Noctifer est le gardien éclaireur des feux ensevelis de nos pas. Il nous révèle, à nous-mêmes se métamorphosant dans les poussées de sève et circulation du sang où les cendres couvent des feuilles ardentes, et nous pousse à devenir ce que nous serons peut-être un jour (une nuit), vraiment.

« C’est moi toute l’étendue de ton parc et ce corps

Que tu croyais défendu – ces feuilles ardentes

Rassemblées dans les cendres où je reviens.

Un arbre change dans l’arbre,

L’automne sur mes mains a forgé cet oiseau

Rouge et neuf hautement pour un ciel »

Les quarante chants de Noctifer nous hèlent dans notre traversée du Vivre où « perdre est notre long chemin »,sur une mer tempétueuse comme celle qu’affronta Ulysse dont l’odyssée nous écrit que « tout est navire et recommencement ».

Frédéric Tison nous emporte dans une vaste odyssée poétique dans laquelle nous embarquons éclairés par l’« aphélie », autrement dit le lointain, à l’œuvre dans notre traversée existentielle, ainsi que par cette étoile du soir, « Noctifer » dont la lumière retentit en nos abîmes/bâtisses de profondeurs sidérales. L’écriture du poète hisse ses mots jusqu’au pont de nos navires, d’où le ciel et la terre s’entrevoient via le regard des profondes vigies voyageuses, légendaires, oniriques, de l’existence.

Murielle Compère-Demarcy (in lacauselitteraire.fr, octobre 2018).

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Aphélie suivi de Noctifer de Frédéric Tison joue des pronoms personnels "je" et "toi" avec un lyrisme exaltant les thèmes nobles, les césures, une langue maîtrisée quoique largement traditionnelle (dans l'usage des mythes et de simages). Les muses peuplent ces vers pleins de songes et de métaphores clinquantes. L'emphase n'est pas très loin cependant ni la solennité qui va d'amble :

ESPERE MES NAVIRES, attends

Durant des siècles ces mers et ces îles;

Tu me dis verve d'ombre,

Je te dis paroles de frondaisons...


Ce poète néoclassique devrait trouver son public. Sa poésie semble un peu éthérée, hors des préoccupations d'aujourd'hui.

Philippe LEUCKX (in Le Journal des poètes n°3, 2019, Belgique).




Lectures :

"Frédéric Tison est un poète des métamorphoses. Il n'est donc pas étonnant que dans sa constellation d’écrivains figurent Ovide. Mais dans ses "tables d'attente" et leurs vignettes et tableaux parisiens existent aussi  des rappels à Hölderlin, Rimbaud, Baudelaire et François Augiéras. Les textes sont des miniatures qui contre les choses vues trop simplement créent des évocations de biographie parallèle entre rêve, légende et réalité en un temps où les toits, pour se soulever, pivotaient selon le caprice de la lumière.

La vie se dédouble à la recherche des émotions les plus essentielles et qui n'ont peut-être jamais existé en des séries d’attentes voire de solitude. Surgit un "chant" qu’il faut écouter, accepter et comprendre. Un imaginaire particulier crée un château qui n'est pas de sable mais d'Espagne en plein Paris des Fleurs du Mal. Et pas seulement. Car il y a du mythe dans les évocations où Maurice Scève n'est jamais loin.

Preuve que le regard et les mots sont plus larges que la ville, ses rues et ses palais. Ce sont les premiers - plus que le réel - qui enfantent l'air en grands oiseaux de sel qui ne cessent de briser la mer.
Mais ici elle demeure souvent loin - comme le réel lui-même. Les merveilleux nuages l'emportent vers des contrées inconnues et des espaces mystérieux autour, dit l'auteur d'une image manquante et d'un visage absent que l'ombre des mots dessine."

Jean-Paul Gavard-Perret (in salon-litteraire.linternaute.com, 20 novembre 2019).

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Le titre est explicité par une définition extraite du Dictionnaire de l’Académie Française, 8e édition (1932-1935) :

« Table d’attente. Plaque, pierre, planche, panneau sur lequel il n’y a rien encore de gravé, de sculpté, de peint. Fig. : C’est une table d’attente, ce n’est encore qu’une table d’attente, se dit d’un jeune homme dont l’esprit n’est pas encore entièrement formé, mais qui est propre à recevoir toutes les impressions qu’on voudra lui donner. »

Frédéric Tison dresse ainsi sa Table d’attente autour, nous dit-il, d’un visage absent. Comme peindre un tableau dont il manquerait le personnage principal, absent mais pourtant présent par tous les éléments du tableau, impressionniste. On pense parfois à un doppelgänger, tant le témoin invisible, à la fois veilleur et lanceur d’alerte, est aussi le tourneur de pages de ce livre.

« Dans ce pays, mes vêtements sont blancs (ma chemise est d’argent, mon pantalon de neige).

Dans ce pays, je fais le ciel mien.

Dans ce pays, je donne des fêtes douces et secrètes. Ici, je sème mes nuages et mes lois. Dans ce pays, j’ai mes rois et mes reines.

C’est dans ce pays que s’élève mon palais d’eau murmurante. »

« L’amour n’est pas là. Il ouvre des portes au loin. Il se trouble dans les miroirs.

Il se dresse dans une chambre vide. Il accueille des souffles et des regards soudains.

Il ne siège pas – il s’efface des trônes et de chaque jardin. Ses larmes sont avides de la mer, ses rires se brisent en silence.

L’amour n’est pas là – C’est un ange noir qui le retient prisonnier. »

« Beau visage, maître des silhouettes qu’on rêve et voit passer, je te place entre deux colonnes au sein d’une nuit.

Je te répands dans les rues et les herbes, je te dissous dans toutes les faces humaines et les années. Je trouble tes ombres dans la fontaine sculptée, j’y plonge des clefs lourdes.

Beau visage, maître des silhouettes qu’on rêve et voit passer, je t’ai contemplé. »

Cette saudade en langue française porte, à travers les fragilités extrêmes, vers la beauté.

« Fais tien le ciel, chante une heure et ce visage clair qui serait tien – dans tes yeux, dans tes miroirs incertains.

Fais tien cet appel et l’oiseau, le jeune carillon qui passe et tinte si vite ! Tandis qu’il cesse de seulement t’appartenir. »

Frédéric Tison engage un combat contre le temps, s’élève au-dessus des conditionnements pour marcher sur les morceaux de temps brisés comme autant de marches vers la clarté.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 10 février 2020).

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L’attente serait donc le mot clé d’une vie et de son poème. L’attente d’un ailleurs, d’une révélation, d’une rencontre. L’espérance pourrait-elle se substituer à l’attente. Dès les premiers poèmes du recueil, Frédéric Tison semble substituer l’attente à l’accompli puisqu’il écrit dès les premiers vers : « Je suis ici le vent d’un autre port, d’un autre pays, d’une autre fois » Le poème lui donne le pouvoir de revenir sur ses attentes passées qui se déclinent en état d’être et fixent des lieux, des sensations, des sentiments aussi. Les lieux ainsi nommés font resurgir un vécu réel ou rêvé, une ville portuaire, la mer et toujours beaucoup d’oiseaux.  Les lieux nous confient les sentiments du poète, sentiments du passé et d’âge volontairement livrés au lecteur qui rythment les séquences dans une sorte de regard sur soi-même.  J’avais dix-sept ans » avec Rimbaud et tous les espoirs de la poésie et d’ailleurs, lorsque j’aurai quarante-cinq ans, avec un poète qui ne serait pas un fantôme. Frédéric Tison déambule dans Paris, du boulevard Sébastopol au passage de la Main d’or qui évoque sans doute ses lectures d’André Breton et de Nadja, ses galeries parisiennes chères aux surréalistes et dans lesquelles se trouvent aujourd’hui encore des sources mystérieuses.

Le temps, cet espace qui ne peut réellement couvrir les heures d’une façon régulière vit sa vie selon les ressentis et la patience du poète « Je m’ouvre à l’attente – je ne confonds plus ma béance avec toute l’absence » profitant de cet état d’être plus lent plus attentif pour mieux regarder les êtres et les choses, éclairant son regard d’une autre lumière : « Les passants marchent dans le ciel : leurs têtes sont pleines de soleils et d’anges. Les arbres frissonnent. L’horloge n’est pas à l’heure ».

Pour le poète devenu « maître des marges » après en avoir été l’apprenti depuis plusieurs recueils, l’expérience est bien de fiancer la neige et le feu, le ciel et la terre et de relier poétiquement, « habiter poétiquement le monde ». Il nous appelle à « Regarder mieux, après les larmes de murs, de grottes et de sommeil » et si nous voyons toujours mal il se destine à changer l’image : « Je serai là, l’image qui manque, la ressouvenance, la pleine fenêtre et l’innombrable passant » (*).

(*) Je vous recommande l’étude approfondie de Jean-Louis Bernard dans le n° 77 de DIÉRÈSE sur Frédéric Tison et le rapprochement que l’on peut faire de ces deux poètes concernant l’attente et l’absence entre autres thèmes.

Monique W. LABIDOIRE (www.francopolis.net, juin 2020).

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« Je suis ici » : par cette anaphore se structure le premier poème. Il y en aura beaucoup d’autres dans ce livre-chant, ni péan ni thrène, plutôt mélodie lente à leitmotiv main gauche. Le poète blasonne ses désirs, ses blessures, ses chimères. « Je suis ici » terminera, ou presque, le livre (le « presque » est capital).

Se reconnaissant vassal de l’énigmatique « maître des fenêtres » (on croisera d’autres maîtres : des marges, des silhouettes, des buées, des pierres), il s’adonne à des prélèvements fugitifs du réel, que le regard métamorphose par sa seule puissance. « Je pose tes regards », écrit-il, mais ne s’agit-il pas des siens propres ? L’imagination est une ruse du regard : on feint de regarder ailleurs pour mieux le faire ici. Entre-temps, le poète aura photographié des moments plus que des lieux, des moments qui seraient en suspension le temps que le regard se cherche. L’objet qui en résulte serait le passage, le mouvement, bien davantage que toute action. Et donc voici l’attente, l’attente perpétuée. De quelque chose ou de quelqu’un ? Ou l’attente pure de Blanchot, celle qui n’attend rien ? Qui viendra « ranimer des visages » ? À qui appartiennent ces mains invoquées ? À l’ombre  veillante ? À l’imaginaire, qui recompose nos héritages ? De qui ces regards (présents quasiment à chaque page) sont-ils le nom ?

La table d’attente est opaque, à la différence du miroir ou du puits. Frédéric Tison dit y voir son ombre, ou une autre ; il n’est pas question de reflet. Cette ombre bouge au gré des souvenances, signe avant-coureur des métamorphoses, dionysiaque (« dans ce pays mes bras sont lierre et pampres ») plus qu’apollinienne. Ombre de l’être qui est, aurait dit Verlaine, « ni tout le même ni tout à fait un autre ». Souvenances de couleurs, de musiques… L’énigme de l’Autre nous renvoie à notre propre secret. Mais l’Autre n’est pas qu’image : il peut être aussi voix à travers le songe. Il devient alors langage. Car le songe affleure dans la présence au monde, cette présence qui ne se rejoint qu’à condition de traverser l’image (et de se transformer alors en l’essentielle présence-absence qui sourd à travers tous les pores du livre). Il s’inscrit alors dans l’évidence et l’immédiateté de cette présence-absence, fondement de tout langage. Un baiser volé, deux gouttes de pluie, quelques notes de musique : la légèreté est-elle rêve ou réminiscence ? Densité dans l’apesanteur : les mots de Frédéric Tison sont arrachés à l’indéchiffrable. Il les lance en douceur, comme cailloux dans l’eau, puis observe les cercles concentriques et les reflets soudain tremblés. Mots en résonance au-delà de leur sens. Mots chargés d’une épaisseur propre lorsqu’ici utilisés, mots que l’on peut contempler comme un tableau, le temps qu’ils flottent immobiles dans l’espace avant d’aller retrouver leur position lexicale.

Et puis il y a le non-dit à chaque page, le tu aussi (ce n’est pas la même chose). Parce que tout est fragile en poésie, même les ellipses. Il faut donc les rendre sensibles, en faire des respirations cathartiques. Une parmi d’autres :  « Te souviens-tu ? Il nous faudra forcer des coffres de silence ». Le silence n’est pas, chez le poète, langage du dernier recours : Frédéric Tison a un phrasé des silences, sait les faire résonner avec ce qui les précède et leur succède. « Ici, ma beauté ne se tait pas, elle est silence ». Cette beauté qui se fond ici dans l’idée du sacré, c’est-à-dire de l’incompréhensible, nous laissant désarmés devant les désordres qu’animent ses surgissements. Cette beauté composée d’images (souvent maritimes, eaux de toutes sortes, eaux lustrales?) en équilibre précaire, tanguant dangereusement vers un possible naufrage, ramenées à chaque fois à la crête des vagues par le coup de barre juste adéquat. Phrase essentielle : « J’aurai parlé de l’image manquante dont mon langage est l’une des voix errantes ». Chaque mot compte : image, manque, langage, errance. Résultante : l’exil. L’exil est attente. Et presque toujours une addition d’ombres, une histoire d’absence. Ici, il est en plus rapport au temps, à la lumière, aux souvenirs qui s’estompent ou se réveillent, suzerain de l’obscur et de l’éclat. « L’exil, c’est laisser son corps derrière soi » écrivait Ovide (qui s’y connaissait). Le laisser sur cette table d’attente où s’imprime l’ombre d’un Autre (de ceux qui le constituent?).

Chaque paysage, réel ou fantasmé, est un portulan où le poète grave ses traversées, ses rencontres, ses silences. Chaque élément (pluie, vent, terre), est un outil pour libérer les mots du carcan où la réalité les enferme. Et si les ans défilent dans le désordre, c’est qu’il ne reste au poète, dans la confusion née des ombres innombrables qui l’appellent, qu’à ÊTRE chant, jardin, orage… dans une intemporalité revendiquée. Le voici alors dispersé, et peut-être en conséquence plus apte à pouvoir métamorphoser le réel par la seule puissance du regard, ce regard qui aura trouvé son identité propre dans l’obscur (« approfondir ma pénombre est mon entier trésor »).

Mais Frédéric Tison, poète saturnien, est tout autant prospecteur obstiné de toute clarté. Inlassablement, il donne parole à tout ce qui ouvre : portes, fenêtres, et aussi les miroirs et leur mémoire du reflet : « Des miroirs se souvenaient »… On pense à Cocteau : «  Les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer n’importe quelle image ». Ce qui ouvre permet l’apparition, l’éblouissement. Et facilite la disparition, la perte. « Je » et « tu » vont et viennent sans cesse, mêlant temps et espace (temps = espace densifié ; espace = temps sédimenté). « Je » et « tu » arpentent à l’infini ces « villes prodigieuses » (déjà célébrées dans Le Dieu des portes), villes plus vraies que les véritables, villes du désir et de la perte mêlés. Tout est affaire de devenir et tend donc vers l’inachevé perpétuel. Comment s’étonner que l’écriture advienne ? Elle sera universelle, puisque Frédéric Tison est sur le seuil, là où son (notre?) monde et l’extérieur se filtrent réciproquement. Mais il ne s’agit pas ici d’immobilisme, le seuil est mouvant, et le poète sans cesse sur la crête entre adret et ubac, « cœur plein de soirs » contemplant « cette lumière qui n’est peut-être qu’une ténèbre qui ment ».

Cosmos de non-dits, de gestes esquissés et de souffles suspendus, tel est le livre d’un inventeur au sens où l’auteur porte au jour quelque chose de déjà existant, mais soigneusement dissimulé au sein de l’innommé. Styliste haute couture de la mélancolie, héraldiste de nos songes, le poète « met en ombre » les mots quotidiens (ces mots si souvent sommés d’être mis en lumière) : la lecture devient ainsi ultime métamorphose, coïncidence de l’intime et de l’apparence. Que votre table d’attente, Frédéric Tison, jamais en miroir ne se transforme : sinon, que nous restera-t-il ?

 Jean-Louis BERNARD (in revue Diérèse, n° 78, été 2020).

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Où l’on apprend que la table  d’attente désignerait une plaque, une pierre, un panneau sur lequel il n’y a encore rien de gravé, de sculpté, de peint  dont le sens figuré peut se dire d’un jeune homme dont l’esprit n’est pas encore entièrement formé (p 4)… 

C’est un recueil de poèmes d’amour (page 106, « Je ne sais si tu m’aimes, mais mon amour m’appelle — mon amour pour toi… » mais c’est un livre d’ignorance (page 97, « Je suis sur une terrasse, à ne toujours pas savoir » : les questions abondent (sur sa nature, sur son rapport au regard, à la pensée, à l’ombre, à l’écume, au corps). 

Au risque de poser trop de questions, que veut dire l’aube de mon bien (p 24) : le choc d’un terme concret à un mot plus abstrait n’est pas signifiant… Il y a trop d’entretiens un peu longuets comme cette vieillesse qui tourne vers moi  son regard étonné (p 101). Qui est ce tu qui s’en va vers les fables et les splendeurs (p 109), mystère ! Les mots non courants ne sont pas rares, tel ce terme d’oriel (« Un oriel pour mes yeux », page 24)… Ce qui ne va pas sans une certaine gratuité, le pluriel d’yeux n’est-il pas oeuils.

Citons-le encore : « Cette table d’attente, je la dresse dans ces pages ; j’écris dans ses marges, autour d’une image manquante, Je m’y penche, et j’y vois mon ombre ; parfois j’y aperçois celle de quelqu’un qui veille par-dessus mon épaule.  » Ceci explique sans doute cela…

Lucien WASSELIN (in recoursaupoeme.fr, 5 janvier 2021).

 




Lectures critiques :

Poète aussi précis qu’aérien lorsque il parle l'amour, Tison  transforme les corps en étoiles lointaines et proches. Il fait de sa passion pour une fleur disparue une longue patience.
Plus désirable en effet devient la princesse lorsqu'elle est séparée de son guerrier. C'est comme si sa promesse ne fut que différée. D'où des mélodies insistantes mais discrètes par respect à son "silence".

Frédéric Tison rejoint ainsi celle qui ne serait désormais l'autre que par miracle. Mais surgissent ces "nuages rois" en retour, en offrande. C'est comme si la lune tendait sa psyché à un tel visage.
La langue rôde au bord des ténèbres des nuages dont les voiles se défont loin de tout énoncé convenu. Le texte devient un miroir luminescent, instrument gigogne en latence pour celle qui arme encore le scribe toujours lesté de son amour.
Les lecteurs deviennent les pèlerins d'un tel voyage de retour mais aussi de redécouverte pressentie. Et ce, en un éventail d'émotions charnelles ou divines. Clôtures et ouvertures, invitations sensorielles caractérisent une œuvre qui reste tout autant érotique que spirituelle.

Tison trouve le moyen de s'opposer au dualisme âme/corps en penchant pour une entité indivisible où tout fonctionne de manière interactive. La pensée vient de l'expérience sensorielle et vice-versa en un  travail où se combine l'expression de la chair et de l'esprit en un cycle ininterrompu.  


Jean-Paul Gavard-Perret (in salon-litteraire.linternaute.com, 23 avril 2021).

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Frédéric Tison a baigné chaque mot dans son Styx, son fleuve de mort personnel, avant de le déposer, rutilant, neuf, dans le poème. Chaque mot lâché par la bouche du poète est capital, sa vie en dépend. Sa vie ? Son chant intérieur, qu'on entend comme si le poète parlait à côté de nous. Mieux : en nous. C'est de la musique, c'est un rythme, discret et intime. Musique de l’âme.

À partir de là, nuages, ciels, barques, sentiers, d'essence divine, d'essence royale, ne cessent de nous hausser vers toujours plus de beauté et de liberté.  Le souffle de la Nature a passé : Marcheur, épouse-moi dans mes détours de pierre" : Parole du sentier, qui monte vers toi. - Que ton pas sourde au sein de ces cailloux, parmi le chardon bleu, le bouton d'or, toute l'haleine. En lien avec la Nature se tient une civilisation magique où rois, reines, châteaux, sont fantasmagories sacrées du poète : Une reine se dérobe en ces lieux. - Elle avait quitté ce paysage ; ses larmes étaient tombées ainsi que des offrandes. - Son visage, ci-gît, se révèle sans parler, ainsi que la neige sur les toits. Les mots sont hiératiques, simples et forts.

La civilisation magique se perpétue dans le présent avec des éléments mythifiés comme la rue, la fenêtre, la chambre. Impression onirique très prégnante, presque hallucinatoire : Le désordre s'accroissait. Les statues égarées dans les rues, les passants de hasard, les sources noires étaient des songes pour mes yeux. - Et l'eau-forte du ciel n'entamait pas les nuages. - Des corps survenaient dans la ville qui étaient parlés par le vent. La vue à ses outils rêvés, déclinés sous la forme récurrente de miroirs, d'ombres, de silhouettes, bref de reflets. C’est l'image en variations du poète lui-même, mais aussi de tous êtres et choses aimés par lui, qui traverse telle une brise ville et campagne.

Dans Nuages rois, le lexique est aérien : oiseau, vent, toits, nuages, ciels, ailes, montagne, tout monte, vers quelle divinité intérieure ? Tu apprends du nuage sa leçon blanche et légère, sa lyre transparente, toute seule jouant ; ses haltes et ses hâtes ; ses éparpillements. Voici un art poétique, que l'on retrouve un peu plus loin : Hâte-toi - et ne te hâte pas ; ce que le vent vient de te dire ne s'annule pas : le ciel, l'oiseau, la terre et l'arbre ont lieu.

Car entre les poèmes sont des passerelles, des ponts légers comme un fil de toile d'araignée, et c'est bien un royaume de fils d'or tendus qu'est chaque livre de Frédéric Tison, un castel d'échos sans fin où se perdre avec délices, dans l'éternelle lutte contre la prison terrestre, dont la clé unique est la beauté : Elle se souvient. Belle détenue dans les miroirs, elle sait encore la lumière libre. - Elle sait qu'elle est de la même source que l'ombre, dans l'interrègne des fleurs. - Et toujours cette retenue, cette suspension, un dieu délicat : (...) entendez-vous ma prière éparpillée, vos neiges m'attendent-elles tandis que je passe devant votre visage et retiens doucement votre image en pleurs ?

Tout est délicatesse et dignité, telle cette notation du couchant : Inestimable rouge à l'horizon, inestimable rose, inestimables bleu et noir. Il s’agit bien d’amour, et d’un trop-plein de beauté : Il pleut ; mon Dieu, la pluie est bleue, face au vide intersidéral : Tu créeras ta barque éblouissante. - Ton navire dévorant l'amour sera sur la mer l'écriture qui tremble et la parole qui vibre. À la toute fin, le poète est le prince.

 

Claire BOITEL (in Les Hommes sans Epaules n°52, octobre 2021).




Critique

Subtile, féline parfois, exigeante et concise, cette poésie impose une noblesse assez rare. Ce partage des mots est peuplé d'émotions fortes et féminines, on y sent « le cristal d'une présence », mieux qu'une lumière floue « dans laquelle se perdre », comme « l'hésitation d'un rêve ». Si l'on compte le nombre de mots utilisés, cela peut paraître court. Mais, à relire dans le silence, on aime ces « gestes en paroles », ces « rêves en éveil », cette voix de brûlures fascinantes comme « des soleils dans tes yeux » (sic). Oui, voilà bien une magie, des secrets dérobés, des arabesques de velours, du sang de poète authentique qui coule...

Jean-Luc Maxence

(La Nouvel Lanterne n°4, in lenouvelathanor.com, juin 2012).



Dans 7 a dire

"J'avais écrit qu'était mauve l'écriture d'Elodia Turki; qu'elle était haute et lisse; qu'elle s'égouttait doute à doute en des poèmes prunes, violets, bordeaux ou lilas. Comme la gazelle qu'elle demeure, dame de grands cours et d'interminables courses, assoifée d'errance, en sans cesse partance, enjambeuse de méditerranées, danseuse de sa vie, aérienne et libre de tout lieu. Et voilà que celle qui souvent chnate pour ne plus s'entendre penser dans l'une ou l'autre des sept ou huit langues qui dansent dans sa tête était passée au rouge. S'était mise à aimer en anglais et rouge. Ce fut Ily Olum. Puis elle avait repris l'écheveau de son existence pour nous tricoter La Chiqueta afin de retrouver les couleurs de la vie, de sa vie. Pour tenter d'oublier le reste. Or voici que resurgit ici le poème, en sa précise et vive langue de poésie. Dont notre revue sut orner ses pages au long de quatre numéros, égrenant une quinzaine de textes de haute tenue. Mains d'ombre est tirée de la mer de la mémoire qui n'arrête pas ses allers venues de marées chez Elodia Turki. La mer dessinée par ma soif - portera tes vaisseaux nous dit-elle d'entrée, se définissant comme l'enfant illégitime - d'une grotte... - et d'une étoile. Elodia Turki expose ici comment la légende d'un grand et fort passé survit à l'histoire: C'était de tous les souvenirs - le plus doucement triste - Quelque chose rouge - quelque chose fort - dans mes doigts dénoués... Dans un passé qu'elle repousse en un ailleurs, du bout de bras où s'expriment ses mains: Mes mains aveugles... - Mes mains sombre mémoire. On sent l'amour aller vers cet ailleurs qu'elle imagine mais ne veut pas savoir: Mon regard aligné sur la nonchalance de ton - renoncement - Ainsi se noyant - dans le lointain de toi - perdant les choses sues... Au passé bien enfui se mêle le désespoir d'une espérance qui appelle encore, avec son lot de promesses, de rêves et d'offrandes, d'utopies peut-être. Puis le toi devient lui: J'avais pour toi - pour lui - lissé tous les chemins dans le brouillon du soir... Jusqu'à préciser.... poser sur ta personne - la sienne - l'ocre de ma terre brûlée. Elle pose alors le bilan de cette histoire avant de souligner: J'étais celle - qui de lui qui de toi - attendait - dans les pointillés du jour - l'étreinte. Avant de conclure, ainsi qu'à l'issue d'un rapport, sachant enfin inoubliable son oubli: Ainsi lui parlait-elle - à même son oubli. Comme nouvellement sortie d'affaire, de l'affaire. Mais on sent, on sait que le rouge reste mis. De la poésie de juste noblesse et de la précise allure. inimitable Elodia."

Jean-Marie GILORY (in revue 7 à dire n°53, novembre 2012).




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