Albert AYGUESPARSE

Albert AYGUESPARSE



Albert Ayguesparse, né le 1er avril 1900, à Saint-Josse-ten-Noode (faubourg de Bruxelles), est l'un des poètes belges et francophones les plus importants de sa génération. Il fut également romancier, critique littéraire, essayiste et animateur. Albert Ayguesparse est décédé le 28 septembre 1996.

Sa vocation artistique est précoce. C’est à son père, qu’Ayguesparse doit son goût précoce, tant de la peinture, que des idées et de l’action sociales. Dès 1913, le jeune Albert participe avec son père à des meetings, qui rassemblent les masses ouvrières, et aux manifestations en faveur du suffrage universel. Devenu adolescent, Ayguesparse entre à l’Ecole Normale. Il y fait de bonnes études. Il sera instituteur pendant trente-quatre années.

Au lendemain de la grande tuerie de 14-18, Ayguesparse écrit ses premiers poèmes, collabore aux journaux de gauche, dont, à partir de 1935 : L’action socialiste, que dirige Paul-Henri Spaak, et s’enthousiasme pour la poésie de Maïakovski, les romanciers américains et soviétiques. En lui, les problèmes politiques prédominent, malgré tout, sur les problèmes littéraires. C’est dans la soif de l’action politique, qu’il faut chercher le besoin de déchiffrer et de combattre les nouvelles mystiques qui se disputent l’Europe des années 20, le souci de redéfinir le monde dans un langage intelligible à tous les hommes de sa génération. « Il faut assassiner ce vieux monde, troquer amour, foi, génie et tarabuster le petit jeu des convenances », écrit en 1921, le jeune poète en révolte.

Albert Ayguesparse fréquente les groupes d’écrivains de gauche, qui constituent de puissants ferments intellectuels. Pendant plusieurs mois, il dirige le Théâtre prolétarien, dont il est à la fois le directeur, le régisseur et le metteur en scène. Avec les poètes Charles Plisnier et Edmond Vandercammen, il fonde en 1929 le groupe Prospections (1929-1932), qui appelle à sa tribune Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes ou Ilya Ehrenbourg. Au groupe Prospections succède, en 1933, la revue Esprit du temps, le Front littéraire de gauche. Parallèlement à ces activités, le poète accumule les articles, les études, les chroniques et les livres de poèmes, dont : Derniers feux à terre (1931), Aube sans soutiers (1932), Prometteurs de beaux jours (1935) et La Mer à boire (1937). Tout ce qu’Ayguesparse écrira durant dix ans, ne sera qu’une prise de conscience du monde. Pour mieux y voir clair, Ayguesparse va étudier les systèmes de production qui se partagent la planète, se remettre à l’école de Marx et des grands économistes du XIXème siècle. Il s’arrête alors provisoirement d’écrire des poèmes pour rédiger : Machinisme et culture, en 1930.

De 1936 à 1939, Albert Ayguesparse fait partie du groupe qui rédige à Bruxelles l’hebdomadaire Combat. Au sein de cette équipe, il lutte contre la montée du fascisme en Belgique. Il a pressenti que ce combat entraînait le destin de l’homme et l’avenir de l’esprit. Son second roman, D’Un jour à l’autre, sort la veille de l’invasion de la Belgique.

De 1940 à 1944, Albert Ayguesparse refusera de publier des livres. Au sortir de la guerre, Ayguesparse pense plus que jamais qu’il n’existe pas de vérité éternelle. Le communisme n’exerce plus, sur lui, sa fascination. Le poète n’en renie pas pour autant ses convictions personnelles, ni sa conception du monde. L’homme est complexe, pour Ayguesparse. Chez lui, l’esthétique passera toujours après la nécessité de s’exprimer, d’exprimer le monde, les raisons existentielles, les buts fonctionnels et les conséquences morales de l’expression. L’engagement du poète n’est pas un engagement à la solde d’un parti, mais un engagement dans la vie et dans l’œuvre, où il remet en cause les structures du monde. Etre poète comme être romancier, c’est dire l’homme dans le monde, définir l’un par rapport à l’autre, expliquer l’un par l’autre. Le projet dont a rêvé Ayguesparse fut de créer une poésie qui, nourrie par l’homme, retrouverait une véritable audience humaine, récréerait l’indispensable communion entre le poète et le public : « J’écris des poèmes pour me découvrir… J’arpente et creuse mon domaine et il m’arrive de mettre à la lumière des morceaux de moi-même. La poésie m’aide à me retrouver, à m’évader de l’angoisse. Elle a un pouvoir libérateur, alors que la prose me ramène au cœur du drame de l’homme et des hommes ». Ayguesparse croyait à l’existence d’une poésie capable de traduire le rêve et les désirs des masses, les manières de sentir communes : Après les laves durcies de la colère que dessèchent nos cris, - Après le naufrage des corps parmi l’écume assoupie des constellations et des villes… Se délie l’exclamation géante du travail, le chant torride et forcené des métallurgies… Tu n’arpentes que ce champ pressé entre les autres dans le poing de l’horizon.

Tout au long de son œuvre, en vers comme en prose, Ayguesparse incorpore les aspirations des hommes de son époque, allant vers la transformation de leurs espoirs et leurs soifs en matière lyrique. Ayguesparse c'est vingt quatre livres de poèmes, de Neuf Offrandes claires (1923) à La Traversée des âges (L’Arbre à paroles, 1992). Douze romans et recueils de nouvelles de La Main morte (1938) à La Nuit Polastri (1985), en passant par le superbe Simon la bonté (réédité par les éditions Labor, en 1985). Cinq essais, dont Magie du capitalisme (1934). Albert Ayguesparse, c’est aussi le conférencier, l’animateur - citons au moins la fameuse revue Marginales, qu’il fonde en 1945 et à laquelle colloborera l'équipe des Hommes sans Epaules, mais aussi, Tentatives, Prospections, Esprit du Temps -, plusieurs centaines d’articles, de chroniques et de notes de lectures. Albert aura également été « l’accoucheur » et l’éveilleur de nombreux poètes de différentes générations, l’aîné attentif que l’auteur de ces lignes n’a pas oublié. Albert Ayguesparse est la conscience et le langage même de son temps.

Prose ou vers ? Ayguesparse fut à la fois un grand poète et un romancier remarquable. Albert a toujours cloisonné ces deux formes d’expressions, que sont le poème et le roman : « Je suis contre la confusion des genres. Poésie et roman relèvent de deux ordres de création très différents. Pour le romancier que je suis et que je veux rester, le réalisme est un moyen de saisir la vérité, tandis que la poésie est la face la plus libre, la plus rayonnante de mon œuvre. Alors que le roman obéit à des règles strictes, à une rigoureuse ordonnance, la poésie se laisse capter au gré de l’inspiration. Un poème, on le commence où l’on veut. » Pour Ayguesparse, la poésie consiste à découvrir une raison de croire en l’existence de ses semblables, aussi bien qu’en la sienne. Ayguespase croit en l’homme ; en l’homme du quotidien, au don de soi à travers l’amour et l’amitié. Si Le Vin noir de Cahors, l’un de ses recueils les plus connus, est une exaltation de l’amour malgré le naufrage collectif et le règne de la barbarie, ce n’est pas un hasard : Le temps du désespoir n’a fait que rendre vive - Cette soif que j’avais de l’eau de ton regard, - Car pour nous séparer, le sort venait trop tard - Si même notre amour est amour fugitive. 

Du matérialisme prolétarien et de l’engagement politique qui caractérisent la « poésie utilitaire » de ses débuts, au sein du Front littéraire de Gauche, où nous retrouvons également Constant Malva, Sadi de Gorter, Charles Plisnier, ou Edmond Vandercammen, le poète ne tarda pas à donner libre cours à l’inspiration individualiste, et à la découverte cosmique de l’éternelle errance humaine. La parole d’Ayguesparse, comme toute poésie digne de ce nom, parle, nomme et exerce constamment son pouvoir sur les êtres. Jean-Luc Wauthier parlera de "baroquisme maîtrisé". Il ira jusqu’à risquer les termes de "Poème-chant" ou de  "Poème-poumon" car, en effet, le poème d’Ayguesparse a le don et le goût du souffle. L’élection du poète à l’Académie de Belgique, n’entama en rien son sens inné de la liberté morale, ni le crédit qu’il faisait à tout poète et écrivain, quand il rencontrait chez eux la pensée la plus originale. Chez lui, le poète comme le romancier, resteront toujours à l’affût, à travers le social, de la vérité humaine. L’engagement poétique d’Albert Ayguesparse a été total. On sent que le poète lui a accordé tout ce qu’il exigeait de lui, et même un peu davantage ; combien même cette révolte si intempérante a pu être tentée par le désenchantement. C’est peut-être, quand il s’est éloigné de ses illusions sans renoncer à ses rêves, qu’il nous a touché davantage, « parce qu’il a alors donné la parole à une voix plus intense, comme aux secrets de son désespoir, et qu’il a exprimé le désarroi de tous ces hommes qui ont été contraints de mettre les impétuosités de leurs enthousiasmes à l’épreuve des ruses du réalisme politicien », a écrit Pol Vandromme.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).


A lire : Neuf offrandes claires, poèmes, Bruxelles, Magniette, 1923. Derniers feux à terre, poèmes, Bruxelles, chez l'auteur, 1931. Machinisme et culture, essai, Paris, Valois, 1931. Aube sans soutiers, poèmes, Paris-Bruxelles, L'Églantine, 1932. Magie du capitalisme, essai, Bruxelles, Labor, 1934. Poème pour trois voix, poèmes, Bruxelles, Labor, 1935. Prometteurs de beaux jours, poèmes, Bruxelles, Labor, 1935. La Mer à boire, poèmes, Paris, Soutes, 1937. La Main morte, roman, Louvain, Éditions Lovanis, 1938. D'un jour à l'autre, roman, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1940. L'Heure de la vérité, roman, Paris, Julliard, 1947. Une génération pour rien, roman, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1953. Notre ombre nous précède, roman, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1953. Le Vin noir de Cahors, poèmes, Paris, Pierre Seghers, 1957. Le Mauvais Âge, roman, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1959. Poèmes 1923-1960, poèmes, Paris, Éditions Universitaires, 1961. Selon toute vraisemblance, nouvelles, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1962. Simon-la-bonté, roman, Paris, Calmann-Lévy, 1965. L'Albatros a trois heures de retard, roman, Paris, Éditions Le Rail, 1967. L'Heure de la vérité, roman, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1968. Écrire la pierre, poèmes, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1970. Le Partage des jours, nouvelles, Paris, Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1971. Les Armes de la guérison, poèmes, Bruxelles, André De Rache, 1973. Pour saluer le jour qui naît, poèmes, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1975. Obsolètes métaphores, poèmes, Bruxelles, Marginales, 1978. Les Mal-Pensants, roman, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1979. Sur les brisants du siècle, poèmes, Bruxelles, Cyclope-Dem, 1980. Arpenteur de l'ombre, poèmes, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1980. Lecture des abîmes, poèmes, Bruxelles, Le Cormier, 1987. Les Déchirures de la mémoire, poèmes, Bruxelles, Le Cormier, 1989. Oeuvre poétique 1923-1992, L’Arbre à  Paroles, 1994. Selon toute vraisemblance, nouvelles, Bruxelles, rééd. ARLLFB, 2004.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : CHRONIQUE DU NOUVEAU LYRISME n° 13