Derek WALCOTT

Derek WALCOTT



En 1992, le Prix Nobel de littérature est décerné à un poète antillais de langue anglaise : Derek Walcott, lequel, dans son discours de réception devait dire toute sa fierté pour la première reconnaissance internationale de sa culture : « Quel privilège de voir une littérature –une littérature unique en plusieurs langues impériales, français, anglais, espagnol- éclore d’île en île à l’aube d’une culture ni timide ni imitative, pas plus que ne le sont les durs pétales blancs de la fleur des frangipaniers », ou encore: " La poésie est comme la sueur de la perfection, mais elle doit paraître aussi fraîche que les gouttes de pluie sur le front d’une statue; elle conjugue simultanément ces deux temps, le passé et le présent, le passé est la statue, le présent la rosée ou la pluie sur son front. Il y a le langage enseveli et il y a le vocabulaire personnel: le travail de la poésie est un travail de fouilles et de découverte de soi."

En France, Derek Walcott est alors totalement inconnu. Un seul de ses livres, Le Royaume du fruit étoile, a été traduit en français par Claire Malroux et publié de fraîche date par l’éditeur de poésie strasbourgeois Circé. Derek Walcott est pourtant un poète essentiel, tant sa narration poétique est unique et incomparable. Son inspiration poétique, souvent autobiographique, s’oriente suivant des périodes précises de sa vie, tantôt vers une veine narrative et descriptive, tantôt vers une réflexion métaphysique et humaniste.

Il faudra encore attendre dix ans, pour que Gallimard publie, toujours dans une traduction de Claire Malroux, le maitre livre de Walcott : Une autre vie, œuvre charnière et de la maturité. Il s'agit d'une autobiographie poétique, écrite de 1965 à 1972, constituées de chants. Derrière les figures d’Anna, de Gregorias et d’Harry Simmons, symbolisant l’amour, l’art et la mort, se profile sa profonde interrogation sur son identité culturelle. « Qu’est-ce qu’un poète dans ces îles perdues des Antilles anglophones, sans tradition ni langue propres ? »

Derek Walcott, qui a écrit : « Je ne suis qu'un nègre rouge qui aime la mer, - j’ai reçu une solide éducation coloniale, - j’ai du Hollandais en moi, du nègre, et de l’Anglais, et soit je ne suis personne, soit je suis une nation », est né le 23 janvier 1930 à Castries, la capitale de Sainte Lucie, l’une des îles du Vent dans les Petites Antilles, île volcanique isolée, ex-colonie britannique, au sud immédiat de la Martinique. Mulâtre (ses deux grands-pères sont des blancs), il est ce que l’on appelle localement un Chabin, un « nègre rouge », c’est-à-dire un métis au teint clair.

Descendant d’esclaves, Derek Walcott est le fils d’un peintre aquarelliste mort jeune. Orphelin dès son plus jeune âge, il grandit sur cette île avec son frère jumeau et sa sœur, élevés par une mère seule, directrice d’une école maternelle. Méthodiste dans une communauté essentiellement catholique, chabin dans une communauté essentiellement noire, il se fait remarquer dès son adolescence par son esprit artistique, publie un recueil de poèmes à compte d'auteur et se passionne pour les études littéraires et le théâtre.

Derek Walcott commence ses études dans une institution religieuse de l’« île friable comme un biscuit de carême ». II poursuit ses études à l’université des Indes occidentales de la Jamaïque, puis, ayant bénéficié d'une bourse pour étudier le théâtre, à New York. Il revient aux Caraïbes, à Trinidad exactement et y fonde le Trinidad Theater Workshop de 1959 à 1976. Il publie au fil des années des recueils de poèmes, des pièces de théâtre, et enseigne à Yale, à Harvard et à la Boston University.

Derek Walcott est un poète partagé entre deux langues et deux mondes. Enfant comme adulte, Walcott vogue entre l’anglais paternel du savoir et le créole maternel de la mémoire : « Les écrivains de ma génération ont été tout naturellement des assimilateurs ». « Un homme vit la moitié de sa vie, la seconde moitié est mémoire », ajoute-t-il encore. L’année 1981 représente un tournant dans sa vie : il part aux États-Unis enseigner à l’université d’Harvard puis à celle de Boston.

En 1990, il atteint une audience internationale (sauf en France !) avec la publication de sa grande épopée lyrique Omeros, aux accents homériques, que l'on a souvent comparé à L’Iliade, traité à la manière caraïbe. « Le vers de Walcott, a écrit Seamus Heaney (Nobel irlandais lui-même très proche de ses origines prolétaires), peut être incantatoire et s’enchanter lui-même… il peut être athlétique et populaire… il peut s’imposer à nous par l’entraînement presque hydraulique de ses mots… Quand Walcott laisse l’air de la mer brasser son imagination, il en résulte une poésie aussi vaste et revigorante que le climat maritime au début de l’Ulysse de Joyce…» Derek Walcott s'adonne à la péosie et au théâtre, mais pas à la fiction, expliquant, dans un entretien repris par l’AFP, peu après l’annonce de son prix Nobel, que "vers [sa] vingtième année, [il a] écrit le plus mauvais roman que l’on puisse écrire. Et ce fut une bénédiction que d’en avoir perdu le manuscrit".

Dans ses œuvres théâtrales et poétiques, Walcott évoque surtout la vie quotidienne et la culture de ces îles antillaises marquées par un métissage dû à une longue colonisation, comme le rappelle Patrick Chamoiseau : "Toute la civilisation caribéenne s’est fondée sur le génocide amérindien et la traite des Noirs. Il y a une vision très douloureuse dans l’œuvre de Derek Walcott qui est celle de cette mer Caraïbe tapissée des anciens esclaves qu’on jetait par-dessus bord. Et il dit très souvent que l’unité caribéenne est sous-marine, parce que ce tapis de cadavres relie toutes les îles entre elles."

Dans les années 2000, Walcott renoue avec le théâtre, comme en témoigne sa chronique sur la vie d’Henri Christophe, le leader haïtien, publiant en 2009 une pièce inspirée de la vie de la prêtresse vaudou Marie Laveau. Avec le recul, il porte un regard tendre mais quelque peu désenchanté sur le pouvoir que peuvent exercer les hommes sur destinée : « Tout finit dans la compassion si loin de ce que le cœur a décidé. »

Enseignant à l’université de Boston, il vécut à New York, dirigea une troupe de théâtre à Trinidad et se rendait le plus souvent possible à Castries, sur l’île de Sainte-Lucie.

Le chantre de la Caraïbe Derek Walcott est mort le 17 mars 2017 à Saint-Lucie, l’île où il était né 87 ans plus tôt. Walcott a publié une trentaine de pièces de théâtre et une vingtaine de livres de poèmes.

César BIRENE

(Revue Les Hommes sans Epaules).


À lire (en français) : Le royaume du fruit-étoile, édition bilingue, traduction et notes de Claire Malroux, (Circé, 1992), Heureux le voyageur, traduction Claire Malroux, (Circé, 1993), Ti-jean et ses frères, trad. de Paol Keineg, (Circé, 1997), Raisins de mer, traduction de Claire Malroux, (Demoures 1999), Rêve sur la montagne au singe, traduction de Claire Malroux, (Demoures, 2000), Une autre vie, traduction de Claire Malroux, (Gallimard, 2002), Le chien de Tiepolo : poème à Camille Pissarro, traduction de Marie-Claude Peugeot, (éditions du Rocher, 2004), Café Martinique, traduction de Béatrice Dunner, (éditions du Rocher, 2004), La lumière du monde, traduction de Thierry Gillyboeuf, (Circé, 2005), Paramin, poèmes d'après des tableaux de  Peter Doig, traduction de Pierre Vinclair (Actes Sud, 2016).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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