Tudor ARGHEZI

Tudor ARGHEZI



Tudor Arghezi demeure pour moi ce qu’en a dit Ilarie Voronca (in revue Integral n°3, Bucarest, 1925) : « le bucheron du mot » ; car le mot n’est pas un élément aride avec lequel on joue entre ses mains, une balle percée sans air. Pour un créateur tel qu’Arghezi, le mot est un organisme vivant, un cheval sauvage écumant dans le mors de l’écrit. Fer, pierre, poumon à la respiration saccadée dans sa suite. Le poème ne vit que sur l’enclume du forgeron du mot. Sous le muscle robuste, le mot frémit, poisson éventré vif.

Tudor Arghezi (de son vrai nom Ion Theodorescu) est né le 21 mai 1880 à Bucarest, dans une famille paysanne très pauvre.  Il doit travailler dès son adolescence en marge de ses études. Arghezi publie ses premiers poèmes en 1896, dans Liga ortodoxa, la revue du poète symboliste Alexandru Macedonski. L’existence de Dieu, le rapport entre l’être et l’absolu, l’immortalité de l’âme, le dualisme entre chair et esprit, sont quelques unes des grandes questions qui obsèdent Arghezi, qui devient moine, en 1899, au monastère de Cernica. Arghezi va tenir six ans dans la peau du diacre Iosif. Il supporte mal l’arbitraire et la discipline de la vie religieuse comme son esprit rétrograde suranné et retors. Il va donc fonder, malgré l’interdit, une revue littéraire (en se servant d’un ami comme prête nom), Linia Dreapta (La Ligne droite), dans laquelle il publie un cycle de poèmes, Les Agates noires. S’il ne perd pas la foi, Arghezi abandonne les ordres après avoir soulevé, autour de sa personne, maints sarcasmes et polémiques. Il déteste la bourgeoisie conformiste et la vie monacale lui inspire désormais autant de répugnance, ce dont garde trace Icônes de bois, un pamphlet virulent contre l’orthodoxie, l’esprit de caserne, qui paraîtra en 1930, et au sein duquel Arghezi met à nu la discordance entre l’esprit prôné par les tenants du mysticisme et le comportement du clergé.

Après un séjour à Genève et à Paris où il travaille comme marchand ambulant, il est de retour à Bucarest, pour accomplir son service militaire, en février 1910 ; soit trois ans après la terrible répression (onze mille morts) de la révolte paysanne roumaine. Mêlé à la vie littéraire de Bucarest, il publie poèmes et chroniques dans maintes revues. En 1916, il prend parti contre l’entrée en guerre de la Roumanie. La stature d’Arghezi s’affirme. Il commence par fustiger ce qu’il a aimé et dont il s’est vu trahi : l’Eglise roumaine. Il dénonce les tares, la corruption des prélats, les affaires véreuses. Ses attaques s’accentuent. La mission qu’il s’assigne est de « fourrager dans cette pourriture avec un fer, de la foutre à l’eau et de l’exterminer. » Arghezi se déchaine dans la presse, dans les revues. Son non-conformisme, la violence de ses attaques et le mordant de son style, le conduisent « naturellement » en prison. Arghezi est condamné avec tout un groupe de journalistes et d’intellectuels. Il est interné dans la prison de Vacaresti. Cette expérience et notamment la  fréquentation de condamnés de droit commun lui inspirent des œuvres superbes. La Porte noire (1930) rassemble ses souvenirs de prisonnier. Les poèmes de Fleurs de moisissure (1931), un chef-d’œuvre, célèbrent la liberté et dénoncent le monde misérable qui entoure le poète, dans un langage hardi, des images fulgurantes, avec des mots rocailleux, argotiques, une force et une rage inédites. 

A sa sortie de prison, en 1922, Arghezi prend la direction de la revue Cugetul românesc (La Pensée roumaine), puis du journal Natiunea (La Nation). Ce n’est qu’en 1927, qu’il rassemble ses poèmes (jusqu’alors éparpillés au fil des revues et des journaux) dans un premier livre, Paroles assorties, qui va influencer et marquer la poésie roumaine contemporaine. Un livre fondateur, pourrait-on dire, tellement le ton est neuf, incisif, et ne ressemble à aucun autre. On perçoit déjà avec quelle incroyable veine Arghezi parvient à ne rejeter ni la poésie du passé, ni la langue populaire, ni le modernisme, mais à opérer une synthèse des plus fortes, pour forger sa voix et son style.  À partir de 1928, le poète publie un fameux (devenu mythique) périodique de format très réduit et de caractère essentiellement polémique, Bilete de papagal (Billets du perroquet), pour protester contre la platitude et la servilité de la société et de la presse roumaine. Les Billets donnent une tribune à la contestation et au non-conformisme. La jeunesse est avec Arghezi. « Arghezi recevait de tout le pays un très vaste courrier et orientait la jeune génération des poètes et des prosateurs hors des marais de la platitude. Se trouvait là-bas la meilleure école que pouvaient fréquenter ceux de ma génération… Tudor Arghezi nous a marqués du sceau d’un nouveau langage et, implicitement, d’une nouvelle façon de penser », pourra témoigner Geo Bogza, l’animateur de la revue d’avant-garde Urmuz. Adorés, haïs, imités, combattus à travers tous le pays, les Billets de Coco provoquent la fureur des grands journaux et de la bourgeoisie. On en vient à menacer les vendeurs de journaux qui diffusent les Billets du perroquet. Pour finir, la police est chargée de saisir les écrits de Coco.

Poésie, critique littéraire et sociale, fiction, pamphlet, théâtre, Arghezi s’essaye à tous les genres avec originalité. En septembre 1940, durant la Seconde Guerre mondiale, un coup d’État a porté au pouvoir un régime nationaliste d’extrême droite. C’est dans ce contexte que Tudor Arghezi (qui, malgré le danger, n’a pas renoncé à son esprit de résistance), publie en octobre 1943 dans le journal Informatsia Zilei, un pamphlet intitulé Le Baron, dans lequel il s’en prend sous un mode à peine voilé au baron Von Killinger, agent diplomatique de Hitler à Bucarest. Arghezi est déporté au camp de concentration de Tîrgu-Jiu, où il reste jusqu’au 23 août 1944, après que la Résistance intérieure roumaine soit parvenue à renverser le régime fasciste d’Antonescu. Cette nouvelle période concentrationnaire amène Arghezi à écrire une suite de poèmes qui parle de désolation, d’extermination, dans un langage dur, aride et amer.

Dans l’immédiat après-guerre, Arghezi jouit d’un bref moment de notoriété. Les éditions d’Etat publient un choix de ses poèmes, un Manuel de morale et une anthologie de ses Billets du perroquet. La seule pièce de théâtre qu’il ait écrite, Seringa (La Seringue), est jouée au Théâtre national. Mais la disgrâce est proche. Les temps sont au Réalisme socialisme. La création est soumise et subordonnée aux directives politiques. Arghezi est attaqué, critiqué, diffamé, insulté par la presse culturelle roumano-stalinienne. L’article le plus odieux qui soit dirigé contre Arghezi, est assurément : « La poésie de la putréfaction ou la putréfaction de la poésie » de Sorin Toma. Le poète est accusé « d’avoir écrit pour la bourgeoisie », de mépris envers les lecteurs, d’égoïsme antisocial, de favoriser des sentiments d’angoisse, de peur sans raison, « sentiment si dangereux et étranger pour les millions de gens sains qui luttent ensemble pour édifier un monde nouveau ». Pendant huit ans, Arghezi vit confiné dans sa maison de Mărţişor, avec sa famille et ses animaux familiers, dans l’ombre, ne s’adonnant qu’à des traductions, des adaptations d’œuvres étrangères.

En 1955, c’est un livre de poèmes qui le met à nouveau au devant de la scène : 1907. Ces poèmes célèbrent la révolte paysanne roumaine du début du siècle. En 1956, il donne son Hymne à l’homme, qui n’est pas son plus fameux poème, certes, mais qui, en raison de son sujet, est apprécié et récupéré par les autorités culturelles et politiques. Une édition complète de ses œuvres paraît en 1959. Tudor Arghezi meurt à Bucarest le 14 juillet 1967. La maison de Tudor Arghezi, dans laquelle il vécut de 1930 jusqu’à sa mort, à Bucarest (26, Strada Mărţişor), est transformée en Maison-Musée Tudor Arghezi, en 1974. Tudor Arghezi est élevé au rang de poète national (ce qu’il est toujours), au niveau de Mihai Eminescu (1850-1899), son aîné.

A lire (en français): Tudor ARGHEZI : Chanter bouche close, choix, traduction du roumain et présentation de Benoît-Joseph Courvoisier, édition bilingue,  128 pages,  5 €, (Collection Orphée, La Différence, 2013).

 

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules)

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier: THÉRÈSE PLANTIER, UNE VIOLENTE VOLONTÉ DE VERTIGE n° 36