Daniel VAROUJAN

Daniel VAROUJAN



DANIEL VAROUJAN, LE POÈTE FACE AU GÉNOCIDE ARMÉNIEN (extraits)

par Christophe DAUPHIN

 

 

Un poète dans l’Empire de tous les massacres

Daniel Varoujan vient d’un pays, qui a été occupé par les grands empires de sa région, avant de devenir un royaume qui s’étendît de l’Asie Mineure aux montagnes du Caucase au IXe siècle, sous la dynastie des Bagratides, une importante puissance régionale qui développe une culture brillante et originale.

La légende veut que les Arméniens descendent de Haïk, arrière-arrière-petit-fils de Noé[1] par Japhet. Leur présence est attestée dès le VIe siècle avant J.-C. par les sources perses et grecques. L’arrivée des Armens, peuplade indo-européenne, marque la constitution de la satrapie d’Arménie au VIe siècle av. J.-C. Au 1er siècle av. J.-C., le royaume d’Arménie sous Tigrane le Grand atteint son apogée. L’Arménie est la première nation à adopter le christianisme comme religion d’État en 301.

L’histoire de ce bastion montagneux situé à un carrefour stratégique entre l’Europe et l’Asie, sur les voies de commerce et d’invasions, est une succession de phases d’indépendance et de soumission, d’unification et de morcellement, d’âges d’or et de pages sombres. L’adoption précoce du christianisme (IVe siècle), une Église nationale et la création d’un alphabet[2] (Ve siècle), par Mesrop Machtots, forgent une identité forte qui survit, même en l’absence d’État.

Au IXe siècle, le royaume d’Arménie est rétabli par la dynastie bagratide. Les guerres contre les Byzantins l’affaiblissent jusqu’à sa chute en 1045 puis l’invasion des Turcs seldjoukides s’ensuit en 1064. La principauté et ensuite le royaume arménien de Cilicie perdure sur la côte méditerranéenne entre les XIe et XIVe siècles. Le royaume de Cilicie disparaît en 1375. Entre les XVIe et XIXe siècles, le plateau arménien composé de l’Arménie occidentale et de l’Arménie orientale est sous contrôle des empires ottoman et iranien, respectivement.

Au XIXe siècle, suite à la guerre russo-persane de 1826-1828, l’Arménie orientale (qui fut sous la domination perse, de 428 à 646 puis de 1639 à 1828) est conquise par l’Empire russe alors que la partie occidentale demeure sous l’Empire ottoman (les Turcs seldjoukides ont conquis l’ensemble de l’Arménie, qui était aux mains de l’Empire byzantin depuis 1045, en 1064).

Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’Empire ottoman est le monde dans lequel vivent la plus grande majorité des Arméniens, qui y subissent une discrimination officielle. En 1878, selon les chiffres communiqués par la délégation arménienne au congrès de Berlin[3], 3.000.000 d’Arméniens vivent dans l’Empire ottoman. 400.000 en Turquie d’Europe, 600.000 dans l’ouest de l’Asie Mineure et en Cilicie. 670.000 dans la Petite Arménie (Sivas, Trébizonde, le sud de Diyarbakir et Césarée). 1.330.000 dans la Grande Arménie (Erzeroum, Van, Mouch, Bitlis, Séert et le nord de Diyarbakir).

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En 1894, les tensions entre les Arméniens et les tribus Kurdes qui les harcèlent, atteignent un paroxysme. (..) C’est le début de ce que l’on appelle les Massacres hamidiens, autant dire le génocide de 1895. La violence se répand et gagne rapidement la plupart des villes arméniennes. Devant l’ampleur des massacres, en octobre 1895, la Grande-Bretagne, la France et la Russie interviennent auprès du sultan pour qu’il réduise les pouvoirs de l’Alaylari Hamidiye[4]. La pire des atrocités a eu lieu à Ourfa où les troupes ottomanes brûlent la cathédrale arménienne dans laquelle s’étaient réfugiés 3.000 Arméniens, et tirent sur ceux qui tentaient de s’échapper.

Le député socialiste français Jean Jaurès dénonce le massacre des populations arméniennes dans un célèbre et fameux discours à la Chambre des députés, le 3 novembre 1896 : « Voilà dix-huit ans que l’Europe avait inséré dans le traité de Berlin l’engagement solennel de protéger la sécurité, la vie, l’honneur des Arméniens. Eh bien ! où est la trace de cette intervention solennellement promise par l’Europe elle-même ? (..) Quoi, devant tout ce sang versé, devant ces abominations et ces sauvageries, devant cette violation de la parole de la France et du droit humain, pas un cri n’est sorti de vos bouches, pas une parole n’est sortie de vos consciences, et vous avez assisté, muets et, par conséquent, complices, à l’extermination complète… »

(..) Les tueries se poursuivent jusqu’en 1897, faisant en trois ans, 300.000 victimes, selon le patriarcat arménien. (..) Les massacres entraînent également une dévastation des communautés arméniennes : 2.500 villages détruits, des milliers de maisons incendiées, des centaines d’églises et de couvents saccagés, démolis ou convertis en mosquées ou… en écuries. Les provinces arméniennes sont en proie à la famine et aux épidémies de peste et de choléra. Après les massacres de 1895-96, cette « répétition générale » d’avant le génocide de 1915, 100.000 Arméniens quittent la Turquie pour se réfugier en Transcaucasie, dans l’Empire russe. 60.000 gagnent l’Europe occidentale et en Amérique. 12.000 en Bulgarie. Si l’on ajoute les 300.000 victimes, c’est 472.000 Arméniens qui disparaissent… Le gouvernement ottoman dissout les mouvements politiques arméniens. Les massacres, autant dire, déjà, un véritable génocide, qui frappent les Arméniens de Turquie au cours des années 1894-1897 radicalisent encore davantage l’importante communauté arménienne de l’Empire : 2.250.000 au début du XXème siècle.

C’est durant cette période que Daniel Tchiboukiarian dit Varoujan, naît le 20 avril 1884, dans une famille paysanne, à Perknig, un petit village proche de Sivas, Anatolie Centrale. Son grand-père est pâtre. Son père, Krikor, exerce le métier de caravanier. Sa mère, Takouhi, travaille dans les champs. L’enfant grandit dans la crudité de cette terre, au milieu des légendes et des histoires propres à cette région : récits de brigandages, de chasses aux loups et de combats. La grande majorité des Arméniens de cette partie Est de la Turquie, sont, à l’instar de la famille de Varoujan, des paysans. (..) Les Kurdes font payer aux villageois arméniens un tribut (hafir) et usurpent souvent leurs terres. » Et c’est notamment pour ses raisons que le père de Daniel Varoujan émigre à Constantinople, pour mieux assurer le pain de sa famille. À cette époque encore, les élites intellectuelles, artistiques, religieuses et scientifiques arméniennes, constituent les élites mêmes de la Turquie.

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La famille Tchiboukiarian souhaite rejoindre le père à Constantinople, mais ce dernier est emprisonné, sur de fausses accusations. En fait, il est arménien et c’est suffisant. (..) Daniel suit l’enseignement secondaire dans l’école de la Congrégation des Pères Mekhitaristes à Chalcédoine, avant de rejoindre l’école la plus prestigieuse de cet ordre monastique catholique arménien : le Collège Saint-Lazare, à Venise, de 1902 à 1905. Cette congrégation fondée en 1717 et, par ses activités relatives à l’édition de textes et l’éducation, est un acteur important du réveil culturel arménien. Varoujan écrit : Venise, ô dame illustre – de sinople et d’azur, - l’Italie t’enivra du sang de ses vignobles, - ô toi sur qui ruissellent – du front jusqu’aux chevilles – tous les joyaux de l’Orient. Il y restera sept ans, jusqu’en 1905.

 

Un poète réaliste arménien dans le Gand du symbolisme

Détenteur d’une bourse, octroyée par les Mekhitaristes, en 1905, Varoujan poursuit ses études universitaires de Sciences Politiques et Sociales, à Gand, en Belgique. Pendant sa première année à Gand, Varoujan fut inscrit comme auditeur libre, ayant à passer un examen de latin avant de pouvoir s’inscrire dans un programme spécifique. L’examen passé, il choisit d’étudier les sciences politiques, ce qui incluait une série de cours en histoire, économie, droit et psychologie.

Un an plus tard, en 1906, le poète publie son premier livre de poèmes, d’obédience romantique : Les frémissements. On y perçoit nettement les tourments de l’adolescence, comme l’influence de sa vie de villageois et d’exilé, les souvenirs douloureux, ainsi que sa révolte : Voici soudain la haine – dressant ses cornes de taureau ! – Ô barbarie, sur ton passage, - Le bruit des ossatures broyées retentit – jusqu’au fond des cavernes – flamboyantes du ciel !

(..) Les poèmes de Daniel chantent le désir et la liberté : Verse-moi de la bière – et, découvrant tes jambes – revêtues de bas noirs, - viens donc, ô Dalila, - t’asseoir sur mes genoux !, mais aussi la misère des hommes, les affres de l’émigration et de l’injustice sociale : Je me trouvais où des ouvriers percent la mine, - sapent le cœur de l’or, et, frappés de malheur, - n’y trouvent que leur tombe et n’auront pour suaire - que leur chemise misérable et leur sueur.

La poésie de Varoujan tente la synthèse d’éléments contradictoires où se mêlent le romantisme, le Parnasse, le symbolisme, les traditions orientales, en particulier celles de la Perse, les revendications politiques ou de libres divagations, au service de la défense et de l’illustration de sa terre.

En Belgique, Varoujan découvre et rejoint l’idéologie socialiste : Je me trouvais où tous les bâtards de la chance, - pour le droit juste et sacré de la vie - brûlèrent de courroux le front haut des cités.

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Le poète païen, les Jeunes-Turcs et le Sultan rouge

(..) En Turquie, d’autres Ottomans s’insurgent aussi contre la politique du sultan. Des membres du mouvement Jeune-Turc, apparu en 1889, se rapprochent des partis arméniens dans l’exil, tandis que l’Empire continue de se déliter. En juillet 1908, les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès (CUP, en turc : İttihat ve Terakki Cemiyeti), arrivent au pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire dit Révolution Jeune-Turque.

Le Sultan est déchu de son statut de monarque absolu, pour n’être plus qu’un souverain symbolique. C’est, pour les Arméniens, le moment des « grandes espérances ». La Révolution Jeune-Turque instaure les grandes libertés et rétablit la Constitution de 1876[5], réaffirmant ainsi l’égalité de tous devant la loi. Les Arméniens accueillent la révolution avec enthousiasme d’autant qu’elle se traduit aussi par une amnistie des prisonniers politiques et le retour des exilés. (..)

Les membres du Dachnak prônent la collaboration avec le Comité Union et Progrès. En un an, la population arménienne de l’Empire ottoman profite de la fin du règne du sultan Abdülhamid II pour s’organiser politiquement afin de soutenir le nouveau gouvernement, qui leur promet de les mettre sur un pied d’égalité avec leurs compatriotes musulmans et la réconciliation entre les religions et les ethnies de l’Empire.

Les Arméniens étaient jusqu’alors soumis au statut de dhimmi[6]. La population fraternise. L’égalité des droits est réaffirmée.

Le 27 avril 1909, Abdülhamid II[7] est déposé au profit de son demi-frère Mehmed V. (..) Mais, la métamorphose des Jeunes-Turcs est fulgurante. Ils ne tardent pas à s’affirmer comme de farouches nationalistes panturquistes. Cela s’explique certes par la contre-révolution de 1909, mais surtout par l’essence profonde de leur idéologie. Leur programme ? Amorcer la laïcisation de l’Empire et faire de l’Anatolie la patrie des Turcs par l’élimination des Chrétiens, Arméniens, Grecs pontiques et Assyriens. L’aile nationaliste la plus radicale des Jeunes-Turcs impose sa dictature par la terreur. (..) Les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès (CUP) opte pour la turquification de l’espace, des hommes et de l’économie et pour l’Alliance des peuples turcophones des Balkans à l’Asie centrale.

La Première Guerre mondiale ne va pas tarder à leur procurer les conditions idéales pour mettre en application leur plan diabolique. Et tout d’abord en Cilicie, dans le vilayet d’Adana où l’on compte 100.000 Arméniens sur une population de 400.000 personnes. (..) Pendant vingt-quatre heures l’horreur absolue sans interruption. 4.800 maisons sont incendiées dont 4.400 appartiennent à des Arméniens. Le 27 avril, les crimes de masses cessent, mais meurtres et incendies isolés se poursuivent jusqu’à la début mai 1909. Les massacres et destructions d’Adana sont décrites comme étant du jamais vus. C’est dire. Les massacres d’Adana font en tout 30.000 victimes arméniennes et 1.300 victimes assyriennes.

Les Jeunes-Turcs rejettent la responsabilité sur le sultan destitué Abdülhamid II et sur ses partisans. Enver Pacha, ministre de l’Intérieur, pousse le cynisme jusqu’à déclarer que les coupables seront punis avec sévérité. Le docteur Nâzım Bey dirigeant des Jeunes-Turcs, ministre de l’Éducation publique, qui jouera un rôle important dans le génocide arménien en tant que Membre de l’Organisation spéciale créée par Enver Pacha déclare : « L’Empire ottoman doit être exclusivement turc. La présence d’éléments étrangers est un prétexte pour une intervention européenne. Ils doivent être turquisés par la force des armes. »

 

Les Chants païens

Voilà dans quelles conditions Daniel Varoujan revient en Turquie, en 1909 (..), année pendant laquelle Varoujan a publié Le Cœur de la Race (1909), son deuxième livre de poèmes, qui contient peu de relations personnelles, car le poète y joint son aventure personnelle à un destin national, dans une effusion romantique. Élégies, odes, complaintes, épopées, Varoujan joue sur différentes gammes et fais vibrer, dans son lyrisme, toutes les cordes de l’exil et de l’Arménie païenne : Voici le vin ; laisse parler - tes sens : respire ce parfum ; - et, mis en gaîté par l’ivresse, - signe la paix avec ton peuple – à présent converti. Son troisième livre, Les Chants païens (1912), pour leur part, haussent le ton : C’est le printemps, la vigueur triomphante, - tout se réveille : - couronne-toi d’iris, ô Vanadour !

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Varoujan exalte le monde ouvrier contemporain, tout en ressuscitant Haïk (héros éponyme, descendant de Noé, fondateur du Hayastan, l’Arménie), Vahakn (dieu de la guerre, de la victoire et de la Vigueur séminale), Vanadour (dieu de la fête, producteur de tous les fruits), Anahide (Mère de la Sagesse, déesse des eaux et de la fertilité, la Reine des reines, protectrice de l’Arménie), Astrig (déesse de la Volupté et de l’Amour, l’Aphrodite arménienne, l’amante de Vahakn), et en rejetant la tradition chrétienne : O Vahakn, dieu de mes ancêtres, - me voici, avec un taureau - que je tire par son licou. - Il vient des vallées du Taron. - Regarde-le, comme il est gras. - Son poitrail blanc contient le feu - qui anime toute la terre.

Les cinq sens sont omniprésents, car la poésie de Varoujan, charnelle, transmet les épices de la vie, le goût, les odeurs, le toucher, la vue : avec ta frénésie millénaire et barbare, - abreuve-toi de sang, dévore cette viande ! ou encore : Telle une femme enceinte, - les vergers suffoquent sous leur fardeau ; - les troncs sont englués d’une sève suave ; - ton sperme corrobore le cœur de chaque fruit. Le livre déborde aussi de sensualité, de belles femmes et d’amour : Tes yeux réfléchissent l’éblouissant - brasier de l’azur grec. Le génie du ciseau - qui dans le marbre sculpta ton regard - en fit jaillir une âme.

Les Chants païens font scandale. Le poète est accusé de pornographie : rejet du christianisme, célébration de l’ère païenne, de l’amour, du désir et du corps. Mais la notoriété du poète comme son talent sont enfin reconnus. (..)

Varoujan s’est installé à Sivas, sa ville natale où il est devenu professeur. Il est définitivement de retour dans cette Arménie de ses racines. Son malaise personnel et sa colère tendent à s’atténuer. La beauté s’ouvre à lui et ne se sépare plus du quotidien : O terre dorée… Mes blés se déroulent en quatre avenues - d’ambre et de soleil. La réalité du malheur a engendré le besoin du bonheur : je ployai contre moi son souriant visage – et pressai voracement mes lèvres – sur cette bouche offerte..

Bien que chahuté par les esprits conservateurs, Daniel Varoujan est considéré comme le plus grand poète de sa génération, soit le représentant le plus significatif de l’Arménie combattante : j’arme mon poing. Ses poèmes sont largement diffusés, connus et appréciés du public.

Après avoir publié en 1906 son premier livre, alors qu’il vivait à Gand, Les frémissements, puis, Le Cœur de la race, en 1909, et Les Chants païens en 1912, Varoujan entame l’écriture de son recueil le plus connu et qui demeurera inachevé : Le Chant du pain, qu’il envisage de poursuivre par Le Chant du vin, un vaste poème épique, une épopée nationale, qui le hante depuis toujours. Il ne pourra jamais l’écrire.

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Professeur à Sivas, Varoujan a épousé la belle Araksi Tashjian, la fille d’un riche commerçant arménien. Ce ne fut pas simple. La belle-famille souhaitait un meilleur parti pour sa fille que celui d’un poète. Il était d’ailleurs prévu, via Tigran, l’oncle d’Araksi, de la marier au directeur d’une célèbre fabrique de tapis, le jeune, très riche et élégant L. Effendi. L’amour d’Araksi et de Daniel finit par triompher et s’imposer. Ils se marient et deviennent les parents de deux enfants, Veronica et Armen (un troisième, Hayk, allait naître l’année même de sa mort). Varoujan et sa famille s’installent à Constantinople, en 1912. Le poète a été nommé directeur de l’école arménienne catholique de Saint Grégoire l’Illuminateur, dans le Péra.

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L’Empire ottoman 1914-1919 : la guerre et le génocide des Chrétiens

(..) L’Empire ottoman des Jeunes-Turcs s’allie le 2 août 1914 à l’Allemagne persuadé d’être enfin dans le camp des vainqueurs, pour déployer son projet panturc : la réunion de toutes les populations turques dans un seul État et l’évacuation des territoires occupés par les Alliés depuis 1914. Il est aussi question de se venger de décennies de défaites militaires.

(..) Du 22 décembre 1914 au 17 janvier 1915, les Ottomans, désireux de reprendre Kars, russe depuis 1877, subissent une lourde défaite (environ 90.000 morts côté turc). Cette défaite leur sert de prétexte pour une conséquence tragique : le début, en avril 1915, du génocide des Arméniens qu’ils accusent de trahison au profit des Russes.

(..) Le désastre militaire de Sarıkamış sur le front du Caucase face aux Russes, les 2 et 3 janvier 1915, donne le meilleur des prétextes au Comité central Jeune-Turc pour compenser ses revers militaires cinglants par une politique intérieure radicale à l’égard des Arméniens. Les Jeunes-Turques et l’Organisation spéciale crées de toutes pièces un « complot arménien » à l’intérieur de l’Empire. Les autorités civiles et militaires de province reçoivent l’ordre secret de faire état de troubles fomentés par les Arméniens.

On organise des provocations, comme à Van[8] du 19 avril au 17 mai 1915. Les notables arméniens de la province sont assassinés et des villages massacrés. Lorsque l’armée ottomane attaque les quartiers arméniens de Van[9], le 20 avril 1915, les Arméniens se défendent. La presse stambouliote fait ses gros titres sur la « révolte arménienne ». Le « soupçon de trahison » de la communauté arménienne est « vérifiée ».

Jusqu’à nos jours, cette historiographie turque mensongère est toujours colportée, à propos de la légende d’un soulèvement arménien. L’offensive ottomane sur le front caucasien s’accompagne déjà de massacres localisés, le long de la frontière avec la Russie et la Perse. La population arménienne d’une vingtaine de villages est massacrée, y compris en Azerbaïdjan persan, où des chefs tribaux kurdes se joignent aux contingents de l’armée ottomane.

Le 24 avril 1915, sur ordre du ministre de l’Intérieur, Talaat Pacha, l’un des architectes principaux du génocide des Arméniens, les élites arméniennes de Constantinople sont arrêtées. Le 24 avril deviendra la date commémorative du génocide. 650 intellectuels et notables arméniens sont mis en prison et interrogés. Le but est de leur extorquer par la torture des aveux concernant une prétendue « révolte arménienne ». On contraint aussi les populations arméniennes à livrer leurs armes, pour « preuves » d’un illusoire projet de « soulèvement ».

Dans les jours suivants, ils seront en tout 2.000, dans la capitale, à être arrêtés, déportés puis assassinés. À dire vrai, dans tout l’Empire ottoman, on arrête puis on assassine les élites arméniennes. Les soldats arméniens affectés dans les « bataillons de travail » sont assassinés par petits groupes, le plus souvent après avoir creusé eux-mêmes les « tranchées » qui leurs servent de fosses communes.

Le peuple arménien est décapité et privé de ses défenseurs. Il ne reste plus aux dirigeants Turcs qu’à achever le génocide, avec la déportation de toutes les populations civiles arméniennes vers les déserts de Syrie, pour des prétendues raisons de sécurité et d’accusation de « trahison » avec les Russes, qui occupaient le nord du pays. La destination réelle est la mort.

Daniel Varoujan est arrêté sans le moindre motif, le 24 avril 1915, vers minuit, comme de nombreux intellectuels et poètes Arméniens, dont Siamanto et Rouben Sévak, La rafle débute à 20 heures, dirigée par Bedri Bey, le chef de la police de Constantinople. Dans la nuit du 24 au 25 avril 1915, 270 intellectuels arméniens sont arrêtés, des ecclésiastiques, des médecins, des écrivains, des éditeurs, des journalistes, des avocats, des enseignants et des hommes politiques. Ils sont conduits dans des centres de rétention où la plupart sont immédiatement assassinés.

Ces arrestations ont été décidées par le ministre de l’intérieur Talaat Pacha. En comptant les arrestations survenues les jours suivants à Constantinople, on atteint le chiffre de 2.345 déportations. 

Daniel Varoujan va passer quatre mois en prison. Dans l’une des rares lettres qu’il parvient à faire parvenir à sa femme, lui demande son exemplaire de L’Iliade. C’est dire que, tout comme ses amis, il ne se doute pas du sort qui l’attend. Tout va aller très vite dans l’ignoble. L’écrivain Vartanes Papazian et le compositeur, prêtre et poète Komitas sont parmi les rares à y avoir survécu.

(..) Pour « homogénéiser » démographiquement la Turquie, pour turciser l’espace, les « opérations » prennent des formes diverses comme les déportations et massacre de masse qui ont pour finalité l’organisation du génocide. D’avril 1915 à octobre 1916, en un peu plus de dix-huit mois, le parti-État Jeune-Turc élimine trois peuples constitutifs de l’Empire ottoman : les Arméniens qui vivent sur leurs terres depuis trois mille ans, les Grecs et les Assyriens. Les déportations sont systématiques. Elles visent « officiellement » à « déplacer » la population arménienne en Syrie et en Mésopotamie.

(..) Au total, 306 convois de déportés sont dénombrés entre avril et décembre 1915, avec un total de 1.040.782 personnes recensés comme faisant partie de ces convois. Le gouvernement ottoman s’emploie à systématiquement éliminer toute preuve du génocide. Les photographies des convois de déportés sont interdites, les missionnaires sont empêchés d’apporter nourriture, eau, vêtements aux rescapés, la censure officielle interdit aux médias de faire mention des massacres.

À la fin de 1915, à l’exception de Constantinople et Smyrne, toutes les populations civiles arméniennes de l’Empire ottoman ont pris le chemin mortel de la déportation vers un point final : Deir ez-Zor en Syrie. L’ultime étape du processus de destruction a pour cadre les vingt-cinq camps de concentration de Syrie et de Haute-Mésopotamie mis en place à partir d’octobre 1915 et qui accueillent environ 800.000 déportés. D’avril à décembre 1916, quelque 500.000 Arméniens qui y survivent encore sont systématiquement massacrés, en particulier sur les sites de Ras ul-Ayn et Deir es-Zor.

(..) Dans la préface du livre Deutschland und Armenien (1919) le pasteur Lepsius témoigne : « Les sections Jeunes-Turcs affiliées au Comité Union et Progrès dans les villes de provinces étaient les forces motrices dont le rôle fut décisif dans la préparation, l’organisation et l’exécution impitoyable des coups de force. Elles dressaient des listes de proscription en bonne et due forme. Leur activité est à l’origine d’un certain nombre de meurtres politiques visant des dirigeants arméniens. Passant outre à la volonté des vali qui essaient de tempérer les mesures ou de faire des exceptions, elles mettent leurs plans à exécution en ayant recours aux méthodes les plus brutales et font partir les Arméniens jusqu’au dernier. Même les femmes et les enfants, les malades, les aveugles, les femmes enceintes, même les familles des soldats quelle que soit leur confession. Elles recrutent des bandes de malfaiteurs et de brigands kurdes pour attaquer les convois de déportés et les massacrer. Elles s’enrichissent en s’emparant des biens confisqués. Leur but avoué est l’anéantissement du peuple arménien. » L’ambassadeur allemand à Constantinople, le comte Wolff-Metternich a, dès 1916, été explicite : « Personne ici n’est plus en mesure de mater l’hydre du Comité ni de juguler le chauvinisme et le fanatisme. Le Comité exige que les Arméniens soient exterminés jusqu’au dernier et le gouvernement doit céder. Mais le Comité ne se limite pas à l’organisation du parti gouvernemental dans la capitale. Il est présent dans tous les vilayets. Du vali au kaïmakam, chaque fonctionnaire se voit adjoindre un membre du Comité chargé de l’assister ou de le surveiller. »

(..) En 1915, l’Empire ottoman a organisé un génocide contre trois peuples chrétiens avec la participation active, et cela débute bien avant 1915, de leurs sujets et supplétifs Kurdes et Tcherkesses : les Arméniens, les Assyriens et les Grecs du Pont[10]. Si le cas arménien est plus connu dans le monde, ce n’est pas le cas des deux autres. Les Assyro-Chaldéens[11] ont été victimes d’un génocide physique, culturel, religieux et territorial à caractère géopolitique, prélude à leur errance, leur déracinement et leurs souffrances qui continuent à déchirer la communauté.  Ces massacres ont eu lieu sur une vaste échelle. Les Assyro-Chaldéens ont été massacrés en 1915-1918 dans les mêmes conditions et presque sur les mêmes lieux que leurs frères et sœurs arméniens et dans un dessein analogue, qui visait délibérément, selon des plans définis et des objectifs déterminés par les Jeunes-Turcs en vue d’homogénéiser l’Empire : la suppression de tout groupe ethniquement non turc.

À la fin de 1916, le bilan se passe de commentaire : plus des deux tiers des Arméniens (environ 1.200.000 personnes) de l’Empire ottoman ont été exterminés dans des conditions qui annoncent déjà l’horreur du nazisme et de l’épuration ethnique. Tous les Arméniens des provinces (vilayets) orientales ont définitivement disparus d’un territoire qui était le cœur de l’Arménie historique depuis des millénaires. Deux ans plus tard, en 1918, deux mois seulement après la signature du traité de Brest-Litovsk (mars 1918 ; les bolcheviks abandonnent Kars, Ardahan et Batoum aux Turcs), l’Empire ottoman attaque cette fois l’Arménie russe. La cinquième armée ottomane traverse la frontière et attaque Alexandropol et opère une percée. Le but est bien sûr de régler dans le sang encore et toujours la question arménienne, d’écraser l’Arménie.

(..) Entre le 21 et le 28 mai 1918, les Arméniens parviennent de manière héroïque à stopper l’avancée de l’armée turque sur Erevan et ce au cours de trois batailles, à Karakilissé, Sardarabad et Bach Abaran. La bataille de Sardarapat s’achève par une victoire complète des Arméniens sur les Ottomans, qui sont rejetées d’Arménie. Sardarapat entre dans la légende arménienne. Cette bataille décisive n’est pas seulement un arrêt de la progression de l’envahisseur turc. Cette bataille victorieuse a empêché l’anéantissement de la nation arménienne.

(..) La Grande guerre est le tombeau de l’Empire Ottoman, mais aussi celui des Chrétiens de Turquie. L’Empire ottoman a procédé sur son territoire au génocide des Chrétiens, Arméniens (1.200.000 à 1.5000.000 victimes) Assyro-chaldéens (270.000 à 750.000 victimes) et Grecs pontiques (350.000 victimes).

(..) C’est au cours de cette année 1919, que l’on put connaître les circonstances de la mort de Daniel Varoujan. Une partie des intellectuels arméniens raflés dans la nuit du 24 au 25 avril 1915 ont été conduits dans des centres de rétention où la plupart ont été immédiatement assassinés. Une autre partie fut conduite à la gare de Haydarpasa (Constantinople).

Après dix heures d’attente et vingt heures de voyages, le convoi (220 Arméniens) arrive à Sincanköy (province d’Ankara, Anatolie centrale). Les déportés sont divisés en deux groupes, selon le tri réalisé au préalable par le directeur de la prison centrale de Constantinople. Le premier groupe, dont font partie Daniel Varoujan et Rouben Sévak, est envoyé à Çankırı et à Çorum. Le second, dont font partie le poète Siamanto et le prêtre compositeur Komitas, à Ayaş, le 1ermai : soixante et onze intellectuels arméniens sont enfermés dans l’étable d’une ancienne caserne : une pièce unique de sept mètres sur quatorze, aux fenêtres barrées de poutres.

Aucun mobilier, un seul robinet d’eau et un seul cabinet. Durant un peu moins de trois mois, Ayaş devient un centre d’extermination. Jusqu’à la fin août, les exécutions se font au jour le jour, loin de la prison, dans un ravin des environs d’Ankara. Le 24 août, le poète Siamanto y est torturé avant d’être assassiné. Komitas lui, est transféré le 5 mai à Çankırı où il rejoint Varoujan et Sévak, parmi les cent cinquante arméniens assignés dans des chambres réquisitionnées chez l’habitant et entretenus aux frais de… la communauté arménienne.

Daniel Varoujan et Rouben Sévak ? Un traitement particulier leur est réservé, ainsi qu’à trois autres, sur la route du village de Tuney, à quarante kilomètres au sud de Çankırı. (..) Abandonnés et nus, attachés à des arbres et torturés de la manière la plus sadique, la plus gratuite qui soit, pour être livrés en pâture aux chiens affamés ! Voilà la vérité que le pouvoir turc, jusqu’à ce jour, ne veut pas reconnaître, et n’accepte pas de regarder en face.

Ainsi périrent les poètes Daniel Varoujan, Siamanto et Rouben Sévak, assassinés le 26 août 1915 par les couteaux des agents de la techkilet-almahsousa, l’organisation spéciale, créée pour faire disparaître les Arméniens.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

Œuvres de Daniel Varoujan en français : Christophe Dauphin : Daniel Varoujan, le poète de la terre rouge d’Arménie (Les Hommes sans Épaules n°23/24, 2007), Chants païens et autres poèmes, choix et traductions de Vahé Godel (Collection Orphée, La Différence, 1994), Vahé Godel : La poésie arménienne du Ve siècle à nos jours (La Différence, 1990), Le Chant du pain, traductions de l’arménien par Vahé Godel (Parenthèses, 1990), Vahé Godel : Voix d’Arménie (Poésie 1 n°133, 1987), L’Or de la terre, choix de poèmes, traductions de Vahe Godel (La Harpe d’Éole, 1987), Choix de poèmes, traductions de Vahe Godel (La Corde, 1965), Poèmes, présentation et traduction de Luc-André Marcel (Hamaskaïne), Poèmes arméniens : Grégoire de Narek, Poèmes du Moyen Age, Daniel Varoujan, Yéghiché Tcharents, traductions de Luc-André Marcel et Garo Poladian (Hamaskaïne, 1980), Le Chant du pain, traductions de Vahe Godel (éd. Seghers, 1959).

 

Sur le génocide (choix) : Taner Akçam, Ordres de tuer. Arménie 1915 (CNRS éditions, 2020), Raymond H. Kévorkian et Yves Ternon, Mémorial du génocide des Arméniens (Le Seuil, 2014), Joseph Yacoub, Qui s’en souviendra ? : 1915 : le génocide Assyro-Chaldéo-Syriaque (Cerf, 2014), Laure Marchand, Guillaume Perrier et Taner Akçam, La Turquie et le fantôme arménien, Sur les traces du génocide (Actes Sud/Solin, 2013), Gérard Chaliand, Mémoire de ma mémoire (Julliard, 2009), Raymond H. Kévorkian, Le Génocide des Arméniens (Odile Jacob, 2006), Taner Akçam, Un acte honteux. Le génocide des Améniens et la question de la responsabilité turque (Denoël, 2008), Gérard Chaliand et Yves Ternon, 1915, Le génocide des Arméniens (Complexe, 2006), Yves Ternon, Empire ottoman, le déclin, la chute, l'effacement (Le Félin, 2005), Yves Ternon, Enquête sur la négation d’un génocide (Parenthèses, 1989), Yves Ternon, Les Arméniens. Histoire d’un génocide (Le Seuil, 1977), Henry Morgenthau, Mémoires (Payot, 1919), Johannes Lepsius, Rapport secret sur les massacres d'Arménie (Payot, 1919), Arnold Toynbee, Le Massacre des Arméniens : 1915-1916 (Payot, 2004). Voir aussi le site www.imprescriptible.fr

 

TERRE ROUGE

 

J’ai là, sur ma table, dans une coupe,

un peu de terre d’Arménie.

L’ami qui m’en a fait cadeau croyait

m’offrir son cœur — bien loin de se douter

qu’il me donnait en même temps celui

de ses aïeux.

Je n’en puis détacher mes yeux

— comme s’ils y prenaient racine…

 

Terre rouge. Je m’interroge :

d’où tient-elle cette rougeur ?

Mais s’abreuvant tout ensemble de vie

et de soleil, épongeant toutes les blessures,

pouvait-elle ne pas rougir ?

Couleur de sang, me dis-je,

terre rouge, bien sûr, car elle est arménienne !

Peut-être y frémissent encore des vestiges

de brasiers millénaires,

les fulgurances des sabots

qui naguère couvrirent d’ardente poussière

les armées d’Arménie…

Y subsiste peut-être un peu de la semence

qui me donna la vie, un reflet de l’aurore

à laquelle je dois ce regard sombre,

ce cœur que hante un feu surgi

des sources mêmes de l’Euphrate,

ce cœur couvrant l’amour non moins que la révolte…

Y scintillent peut-être

quelques paillettes, quelques bribes

de notre livre d’or : un atome de Haïk[12],

une particule d’Aram[13], un éclat chu

de l’œil cosmique d’Anania[14]

 

Oui, devant moi, sur ma table, emplissant

à peine une coupe, cette poignée de terre

pourpre résume tout un peuple,

un pays mémorable aujourd’hui revêtu

d’une éclatante chrysalide ;

oui, par le truchement de ce corps minuscule

un pays tout entier me parle, m’interpelle

— comme les astres qui fécondent

les bleus labours de l’infini,

sa poussière de feu illumine mon âme …

Tressaille alors la lyre

de mon impatience et mon désert

soudain verdoie comme sous les caresses

d’un souffle printanier ;

des visages meurtris traversent ma mémoire,

des bouches vengeresses – mon cœur est la proie

de griffes inconnues …

 

Cette poignée de terre, cet amas de poudre,

je le conserve avec bien plus d’amour

que n’en aurait après la mort mon âme

en recueillant les cendres de mon corps

dispersées par le vent …

 

Terre rouge, exilée – héritage, relique,

offrande, talisman – alors

même que sous ma plume un poème

est en train de naître, souvent je pleure

à la vue de cet infime lambeau

d’Arménie, je rugis — me rivant l’âme

dans le creux de la main,

j’arme mon poing !

 

Daniel VAROUJAN

 

(Poème extrait de Le Cœur de la race, 1909, et traduit de l’arménien par Luc-André Marcel).


[1] La légende veut que le déluge ait déposé l’arche de Noé sur les flancs du mont Ararat haut de 5.165 mètres, au sommet recouvert de neiges éternelles, qui se situe sur le haut-plateau arménien, à l’est du pays. Bien que le mont Ararat soit aujourd’hui situé en Turquie, il est le symbole national en Arménie, où il est également appelé Masis. En tant que tel il apparaît sur les armoiries du pays et se trouve fréquemment représenté par les artistes arméniens.

[2] L’alphabet arménien a été créé en 405 après J.-C. La première phrase biblique traduite et écrite en arménien était la suivante : « Pour connaître la sagesse et l'instruction, Pour comprendre les paroles de l'intelligence. »

[3] Le congrès des Nations dit de Berlin, du 13 juin au 13 juillet 1878. Après la victoire de l’Empire ottoman contre la Serbie en 1876 et la répression de l’insurrection bulgare d’avril 1876, le tsar Alexandre II, souverain de l’Empire russe, qui se voulait protecteur des sujets chrétiens du sultan, lui déclara la guerre en avril 1877. La guerre russo-turque de 1877-1878 se solda en janvier 1878 par une victoire russe. Les Turcs furent contraints d’accepter les conditions du traité de San Stefano, signé le 3 mars 1878, qui prévoyait l’indépendance des États chrétiens des Balkans, l’Empire ottoman ne gardant que la Thrace orientale en Europe. L’objectif du congrès de Berlin était de sauvegarder ce qui pouvait l’être d’un Empire ottoman faiblissant, donc dépendant des puissances occidentales, pour contrer le panslavisme et l’influence de la Russie, ainsi que le nationalisme grec, en jouant de la diversité nationale des Balkans pour constituer de petits États. Aucun ne devait se développer au-delà d’une certaine limite ; tous étant liés aux grandes puissances européennes. Le congrès de Berlin inaugure ce que l’on a appelé la « balkanisation », processus de fragmentation politique qui débouche sur les guerres balkaniques, contribue au déclenchement de la Première Guerre mondiale, et sert plus tard de modèle à la dislocation de la Yougoslavie dans les années 1991-96.

[4] Régiments de cavalerie légère, corps de l’armée ottomane créé en 1891 et recruté principalement parmi les tribus kurdes. Les Hamidiés constituent jusqu’à 63 régiments en 1898, avec un effectif total de 60.000 hommes, qui bénéficient d’une impunité à peu près totale pour leurs crimes : pillages, tortures, meurtres, incendies…

[5] L’unique constitution de l’Empire ottoman, inaugure la monarchie constitutionnelle voulue par les réformateurs turcs. Trop libérale, aux yeux des conservateurs, elle affaiblit le sultanat au profit du parlement élu, composé de deux assemblées, celle des députés élus par le peuple, et celle des sénateurs désignés par le sultan. Mais, à peine promulguée, en 1876, le sultan Abdülhamid II ferme le Parlement et suspend la constitution en raison de la guerre russo-turque de 1877-1878 et des critiques virulentes dont il est l’objet. L’Empire ottoman redevient une monarchie absolue jusqu’en 1908, lorsque la Constitution est remise en vigueur grâce à la révolution jeune-turque, le 24 juillet 1908. L’Empire ottoman devient une monarchie parlementaire.

[6] Dhimmi, dans le droit musulman, désigne les sujets non musulmans d’un État sous gouvernance musulmane, liés à celui-ci par un « pacte de protection » discriminatoire. Le statut de dhimmi a codifié pendant des siècles la place des personnes de religion monothéiste principalement les minorités juives et les populations chrétiennes à l'origine majoritaires dans les pays soumis aux autorités musulmanes. La tradition attribue la paternité de ce statut au calife Omar, 2e calife de l’islam, après la mort du prophète Mahomet (au VIIe siècle). Pour l'essentiel ce statut stipule que les dhimmi se verront garantir par le sultan la protection de leur vie et de leurs biens ; en retour ils doivent reconnaître la suprématie de l’islam et payer un impôt appelé jizya.

[7] Abdülhamid passera les dernières années de sa vie à écrire ses mémoires en résidence surveillée au palais de Beylerbeyi où il meurt le 10 février 1918.

[8] Les témoignages recueillis montrent que l'attitude des Arméniens à Van et aux alentours a bien constitué un acte de résistance face au massacre. Il s'agit de l'un des rares cas pendant le génocide arménien où les Arméniens se sont battus ou ont été en moyen de se battre contre l’armée ottomane. Après cinq semaines de combats acharnés, les troupes russes entrent dans la ville mettant en fuite les troupes turques. Elles découvrent les cadavres de quelque 55.000 civils arméniens massacrés dans les alenours.

[9] Le réalisateur Arméno-canadien Atom Egoyan consacre à cet épisode héroïque tout un pan de son film Ararat (2002).

[10] Les Grecs pontiques sont les descendants des populations grecques du Royaume du Pont (fondé en 281 av. J.-C), et, entre 1204 et 1461, de l'Empire grec de Trébizonde, successeur de l’Empire byzantin. Les Pontiques étaient 600.000 en 1919 dans les provinces ottomanes riveraines de la mer Noire. En 1924, 400.000 Pontiques ont été expulsés vers la Grèce en application du traité de Lausanne de 1923, mais seuls 260.000 y sont arrivés : c’est le génocide pontique, à l'instar du génocide arménien, car 350.000 personnes ont été massacrées entre 1919 et 1923 pendant et à l'issue de la Première Guerre mondiale ou ont succombé au cours de leur déportation. Environ 65.000 Pontiques réfugiés en Russie se retrouvèrent par la suite citoyens soviétiques. Les quelque 50.000 survivants restés sur place se sont, pour rester en vie, convertis à l'islam : on estime leurs descendants actuels à plus de 200.000 personnes. Mais ce sujet est relativement tabou aussi bien en Grèce (où l'Église les considère comme des apostats, et les nationalistes comme des « traîtres ») qu'en Turquie (où les nationalistes n'admettent pas qu'un « bon » ou « vrai » Turc puisse avoir des ancêtres grecs et chrétiens.

[11] Qui sont les Assyriens ? l’Institut Syriaque de Belgique nous nous dit, dans le cadre d’un dossier pédagogique accompagnant une exposition itinérante, en 2015, que l’identité de la nation assyrienne est fondée sur l’héritage direct des Sumériens, des Akkadiens, des Assyriens, des Babyloniens, des Araméens et des Chaldéens qui ont dominé la Mésopotamie durant l’Antiquité (entre 4000 et 539 av. J.-C.). Parmi   leurs   rois   les   plus   célèbres citons : Sargon le Grand, Hammourabi, Sennachérib ou Nabuchodonosor qui ont régné dans les cités d’Ur, de Babylone ou de Ninive. Avec l’invention de la roue, de l’écriture (symbolique puis cunéiforme), des systèmes d’irrigation des terres, des techniques de guerre, du développement de l’art (monuments et bas-reliefs), l’Empire assyrien s’est agrandi au fil des siècles pour dominer tout le Proche-Orient vers le VIIe siècle avant J.-C. La langue officielle des premiers empires était l’akkadien (langue sémitique) en parallèle avec le sumérien. À partir du XVIIe siècle avant J.-C., la langue araméenne (langue sémitique au même titre que l’arabe et l’hébreu) se diffuse dans tout le Proche-Orient et au-delà, favorisant les   échanges économiques, la diplomatie et la culture. Elle sera même la langue officielle de l’Empire perse à partir de 539 av. J.-C. Les Assyriens, un des premiers peuples ayant accepté le christianisme, développèrent en langue syriaque une littérature florissante entre le IIIe et le XIIIe siècle, qui a été utilisée pour retranscrire la philosophie grecque vers l’arabe. L’arrivée des Arabes au VIIe siècle et celle des Turcs au XIe siècle réduit leur territoire comme une peau de chagrin. Sous l’Empire ottoman, leur situation se dégrade jusqu’à subir un génocide (Seyfo) en 915. Suite à cette tragédie, les rescapés et leurs descendants vont progressivement quitter la Mésopotamie qui va être partagée entre la Turquie, la Syrie et l’Irak. La politique nationaliste ou dictatoriale de ces pays et les intérêts géopolitiques des pays occidentaux   vont accélérer l’exil du peuple assyrien qui sera dispersé dans le monde entier à partir des années 60. En 2014, les islamistes de l’État Islamique sèment la terreur en Irak (dans la province de Mossoul et au mont Sinjar) et en Syrie (dans la province de Hassake) en menant une politique d’épuration ethnique et religieuse dans la poursuite des atrocités de 1915. La Mésopotamie historique se « vide » encore davantage de ses Assyriens. Actuellement, la grande majorité des Assyriens se trouve dans les pays occidentaux (Suède, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Belgique, France, Suisse, Autriche, USA, Canada et Australie).

[12] Selon la légende, Haïk est un géant descendant de Japhet par Gomer et Thorgom (et donc descendant de Noé), et combat Bêl, un géant de Babylone, qu’il finit par vaincre. Cette victoire lui permet ainsi de doter son peuple d’un territoire : l’Arménie. Son peuple le considère comme patriarche de la nation appelée désormais, en son honneur, Hayastan (en français : « Terre de Haïk »). Il est donc le patriarche et l'ancêtre de tous les Arméniens.

[13] Fils d’Haïk.

[14] Anania de Chiral (610-685), célèbre géographe, le premier grand savant arménien.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : JORGE CAMACHO chercheur d'or n° 23