Gregory CORSO
« Gregory était un jeune dur du Lower East Side, qui s’est envolé comme un ange par-desssus les toits, chantant des chansons italiennes douces comme celles de Caruso et Sinatra, mais en « paroles ». « Douces collines de Milan » couvent dans son âme de la Renaissance, le soir descend sur les collines. Étonnant et magnifique Gregory Corso, le seul et unique Gregory Corso le Héraut. Lisez lentement et ouvrez les yeux », a écrit Jack Kerouac, qui considéra très justement Allen Ginsberg et Gregory Corso, comme les deux meilleurs poètes américains de leur temps.
Pour s’en convaincre, il suffit de lire les Sentiments élégiaques américains de Corso, publiés en 1995 chez Christian Bourgois, dans une remarquable traduction de Pierre Joris. Cette anthologie s’appuie sur cinq recueils significatifs Gregory Corso, soit : Gazoline (1958), Le joyeux anniversaire de la mort (1960), Vive l’homme ! (1962), The Geometric poem (1966), et Sentiments élégiaques américains (1970). La préface est signée Allen Ginsberg. En fait, elle date de 1957. Il s’agit du premier écrit critique d’importance de Ginsberg sur la poésie de Corso : « Ouvrez ce livre comme une boîte de jouets bizarres, prenez dans vos mains une beauté raffinée émergeant d’une atmosphère destructrice. Ces combinaisons sont imaginaires et pures, en accord avec le désir individuel (donc universel) de Corso. Quelle originalité ! Quelle est sa connexion, sinon sa propre beauté ? De si étranges juxtapositions haiku-esques ne se trouvent pas dans le livre américain. Ah ! mais la vraie tradition classique – de la description de la métaphore chez Aristote jusqu’à la sauvagerie de son Shelley – et Apollinaire, Lorca, Maïakovski. Corso est un grand jongleur de mots, premier signe nu d’un poète, un maître scientifique des folles bouchées de langage. Il veut une gaie surface d’ellipses, des sauts périlleux d’un phrasé très bizarre cueilli dans les rues de son esprit comme les enfants fous des capsules de soda ».
Corso est le benjamin de la Beat Generation. Il va émerveiller ses aînés, ses amis.
Gregory Nunzio Corso naît à New York, en plein Greenwich Village, au 190 Bleecker Street, le 26 mars 1930. Son père est âgé de 17 ans. Sa mère – à peine âgée de 16 ans lorsqu’elle lui donne la vie – abandonne sa famille et son fils, un an après la naissance, pour retourner vivre en Italie. Gregory va passer la majeure partie de son enfance entre orphelinats et maisons d’accueil. Son père se remarie (Gregory est âgé de 11 ans) et obtient la garde de l’enfant, qui fugue à de nombreuses reprises. Placé en pension, il continue à fuguer. L’adolescence ne sera pas plus simple. Gregory passe même quelques mois en maison de redressement, à cause d’une affaire sordide de vol de radio. Une fois sa peine purgée, Gregory est placé en observation durant trois mois à l’hôpital Bellevue, en raison des sévices qu’il a subit en « prison ».
À l’âge de 17 ans, il est à nouveau reconnu coupable de vol. Il est condamné à trois ans de prison. Pendant son incarcération, il devient un boulimique de lectures et commence à écrire de la poésie. Dès sa sortie, en 1950, il rencontre Allen Ginsberg dans un bar new-yorkais. Ce dernier le présente au reste du groupe qui lui fera découvrir la littérature contemporaine : Jack Kerouac, William Burroughs, etc. L’enfant terrible du Lower East Side est aussitôt adopté par la bande : « Je leur montrai mes poèmes écrits en prison, ils me montrèrent les leurs, écrits à l’Université Columbia. Entente immédiate. » En 1952, Corso travaille dans la marine marchande : il voyagera en Amérique du Sud et en Afrique. En 1954, on le retrouve comme employé à l’Université d’Harvard : « J’étais tombé amoureux des mots anciens, archaïques, oubliés, et à force de les regarder, de les prononcer à voix haute, de les écouter, de les comprendre, j’ai éprouvé l’immense désir de les faire revivre. ».
À Harvard, il sympathise et se fait apprécier des étudiants, qui contribuent énergiquement à aider la publication de son premier recueil de poèmes : The Vestal Lady on Brattla and other poems. Deux ans plus tard, Corso se rend à San Francisco où son recueil Gasoline vient d’être publié par Lawrence Ferlinghetti. Ce recueil le rend célèbre dans les milieux d’avant-garde comme dans ceux de la contre-culture, et le positionne comme l’un des principaux créateurs de la Beat Generation.
Dès lors, Gregory s’installe à San Francisco et participe à toutes les activités du groupe : lectures, manifestations, interviews, prises de position… En 1958, paraît son poème le plus célèbre : « Bomb ». Il s’agit d’un texte en forme de champignon nucléaire. À partir de cette époque, il consacre une grande partie de son temps au voyage : Mexique, Paris, Europe de l’Est. Une vingtaine de volumes vont suivre, dont : The American Express (1961), Selected poems (1962), The Mutation of The Spirit (1964).
L’enfant abandonné que fut Gregory Corso, aura cinq enfants, sept petits-enfants et un arrière petit-enfant. Corso décède des suites d’un cancer de la prostate, au domicile de sa fille, à Robbinsdale (Minnesota), le 17 janvier 2001, à l’âge de 70 ans.
L’originalité est l’un des mots clés qui s’applique avec évidence à la création de Gregory Corso. Ce poète renouvelle la langue en lui donnant un souffle nouveau, à grand renfort d’images insolites. Corso s’est expliqué : « Quand Bird Parker ou Miles Davis soufflent un morceau de musique standard, ils partent dans d’autres sons qui sont les leurs et non-standard – voilà ma manière d’écrire – XY & Z, appelez cela automatique – je l’appelle une coulée standard (car de prime abord les mots sont standard) qui est intentionnellement distraite, déversée dans mon propre nom. Evidemment, nombreux sont ceux qui diront qu’un tel poème n’est pas travaillé, etc. – c’est justement l’effet que je cherche – car je les ai vraiment appropriés – ce qui est inévitablement quelque chose de nouveau – comme tout bon jazz spontané, la nouveauté est acceptable et attendue – par des gens dans le vent à l’écoute. »
Corso reprend à son compte la thématique de la Beat Generation : critique de la société de consommation qui étouffe l’individu, allant jusqu’à le broyer pour des fins purement spéculatives, l’Amérique, la spiritualité, le réel à vif, le pacifisme, l’amour, la solitude, la liberté, l’amitié, la révolte ; mais il l’élargit à des thèmes qui lui sont propres : le temps, la vie de couple, le quotidien, l’enfance, la mort.
Tour à tour, tendre, corrosif, intimiste et coléreux face à l’absurdité environnante que nous donne à voir et à vivre ce monde, Corso se livre toujours avec exigence et sincérité. Il s’avance sans masque, et sa poésie se propose comme une rencontre humaine et fraternelle : La chute de l’homme est un mensonge devant Beethoven – Une vérité devant Hitler – L’homme est la victoire de la vie – Et que le Christ soit la victoire de l’homme – Le Roi de l’univers c’est l’homme, créateur des dieux ; - il ne connaît rien d’autre que lui-même – il se connaît le mieux possible.
L’Amérique et le continent américain sont des thèmes d’importances, comme le prouve ce long et beau poème qu’est « Sentiments élégiaques américains ». À dire vrai, il s’agit d’un prétexte pour saluer l’ami Kerouac, comme pour régler son compte à ce pays-continent, tant aimé et abhorré en même temps. Sans la moindre concession Corso s’adresse à l’Amérique réelle : … beaucoup ont parlé à l’Amérique, comme si l’Amérique leur appartenait par droit de propriété par droit légal acquis législativement par coups d’Etat matérialistes de richesses accumulées et d’héritages… Y-a-t-il liberté aujourd’hui ? pas si vous écoutez l’Indien, le Noir, le jeune… et ce grand exalteur de la liberté, Franklin, payait une prime de 100 dollars pour chaque scalp d’enfant sauvage de l’indépendance naturelle… et plus loin, à l’Amérique Beat : À toi les yeux qui ont vu, le cœur qui a senti, la voix qui a chanté et pleuré ; et aussi longtemps que vivra l’Amérique, bien que ton vieux corps de Kerouac soit mort, tu vivras… car vraiment notre temps fut un temps de prophétie sans la mort pour conséquence… car vraiment après nous est venu le temps des assassins, et qui doutera de tes dernières paroles : après moi, le déluge. Kerouac apparaît ici comme le grand frère, le témoin, l’initiateur : tu étais debout sur l’Amérique pareil à un arbre sans racines et à coques plates. « On the road again », le lyrisme de Gregory Corso transporte sa vérité dans toutes les prairies de l’existence.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire (en français) : Sentiments élégiaques américains, Poèmes choisis et traduits par Pierre Joris (Christian Bourgois, 1996), Cinq poèmes, traduits par Blandine Longre, (Black Herald Press, 2012), Le Joyeux Anniversaire de la mort, poèmes choisis, traduits par Blandine Longre (Black Herald Press, 2014).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Claude PELIEU & la Beat generation n° 42 |