Hans Magnus ENZENSBERGER
Né en 1929 à Kaufbeuren (Bavière), en Allemagne, Hans Magnus Enzensberger fait partie de cette génération dont l’enfance et l’adolescence ont été marquées par le nazisme et la guerre. Poète, essayiste, romancier, dramaturge, proche de l’extrême gauche et des communes de Berlin dans les années 60, il a été éditeur de revues comme Kursbuch qui, au milieu de ces mêmes années 60, a constitué pour toute une génération de jeunes allemands un forum de discussions unique. Curieux d’explorer tous les genres littéraires, et les pratiquant tous avec un égal talent, il s’est illustré aussi bien dans le travail de traduction que dans l’écriture de livrets d’opéra et des chansons, dans les livres pour la jeunesse ou dans les pièces radiophoniques.
Auteur très prolixe, on peut rappeler parmi ses ouvrages les plus marquants Mausolée – Trente-sept ballades tirées de l’histoire du progrès (1975), et son long poème Le Naufrage du Titanic (1978), des essais comme Culture ou mise en condition ? (1962) où il démystifie divers éléments de la vie culturelle devenue « industrie de la culture » ; La grande migration (1992), ou encore Le perdant radical – essai sur les hommes de la terreur (2006), au sein duquel Hans Magnus Enzensberger, après avoir posé la question « le forcené retranché dans un lycée, qui tire sur tout ce qui bouge, a-t-il quelque chose en commun avec les candidats aux attentats-suicides issus de la mouvance islamiste ? », affirme que ce sont des « perdants radicaux » qui répondent aux mêmes caractéristiques et dont il dresse le portrait : des hommes à la recherche désespérée du bouc émissaire, mégalomanes et assoiffés de vengeance, chez qui s'allient obsession de la virilité et pulsion de mort. Un assemblage fatal qui, en définitive, les conduit, quand ils se font exploser, à se punir et punir les autres de leur propre échec. » Dans les années 1980, il fonde la revue mensuelle TransAtlantik et lance sa propre collection, « Die Andere Bibliothek » (« L’autre bibliothèque »), qui sera pendant vingt ans l’un des lieux les plus vivants de l’édition allemande.
Couronné à trente-quatre ans par le très prestigieux prix Büchner, reconnu comme l’un de plus grands écrivains de son pays et l’un des plus brillants penseurs européens, ce voyageur infatigable et polyglotte participe depuis plus de cinquante ans à toutes les aventures de la vie intellectuelle en Allemagne et en Europe. Avec un humour corrosif, une liberté de ton, une lucidité stimulante, et un pessimisme tellement salutaire qu’il finirait presque par se convertir en son contraire, il réfléchit sur le monde et sur ses changements, il dresse des constats, il propose des analyses, il fait entendre sa voix discordante qui ébranle notre confort moral et intellectuel.
Caustique et audacieux dès qu’il s’agit de s’attaquer aux dogmes, à la pensée toute faite, de secouer les invariants de l’ordre établi, il ne s’est jamais soucié des anathèmes qui n’ont pas manqué de le frapper, à droite comme à gauche. Enfant terrible, franc tireur, provocateur malgré lui, parce qu’il touche, avec le sens le plus aigu de l’urgence et des problématiques véritablement actuelles, les points sensibles de notre temps.
Qu’il écrive sur l’Allemagne au lendemain de la guerre, ou sur les guerres civiles contemporaines, sur la question de l’immigration et de la xénophobie, ou sur la construction européenne (absence de démocratie flagrante, organismes innombrables, langue sclérosée, l’Europe, Enzensberger en est convaincu, travaille aujourd'hui à sa perte), qu’il essaie de comprendre les origines de la violence et du terrorisme islamiste, ou qu’il médite, comme dans son poème, Le Naufrage du Titanic, sur les échecs, individuels et collectifs, sur le naufrage des illusions et des utopies, il est ce poète et ce penseur qui regarde le monde en face, non pas depuis le rivage, en sécurité, mais au milieu de la tempête : « dégoulinant – dit-il – je suis aux aguets ».
S’il y a une constante dans sa poésie, dans ses récits, dans ses essais c’est la grande force de pénétration de la matière historique, le sens aigu des destins individuels et du devenir collectif. Son livre Hammerstein ou l’intransigeance – une histoire allemande en est encore une fois la preuve : dans ce récit qui n’est ni une biographie à proprement parler, ni un roman, ni un essai, mais tout ceci à la fois, il retrace le parcours de Kurt von Hammerstein, chef d’état-major général de la Reichswehr, qui en 1933, décida de refuser l’Allemagne nouvelle et la politique d’Hitler devenu son chancelier, mais par delà le destin singulier et les choix d’un homme qui sut garder son indépendance, c’est une multitude de vies qui se croisent dans la tourmente, c’est une puissante fresque de l’Allemagne depuis la décomposition de la république de Weimar, dont il ébranle le mythe, jusqu’à la catastrophe finale.
Hans Magnus Enzensberger occupe sur la scène poétique allemande une place très singulière : poète engagé s'il en est, anti-conformiste dénonçant tous les pouvoirs, il a été tout à la fois applaudi, redouté, insulté, et n'a laissé aucun critique indifférent. Il a d'ailleurs inventé un genre explicitement «acide» et désigné ses textes comme «poèmes déplaisants». Ceux-ci forment la meilleure part de sa Défense des loups et s'en prennent aux agneaux qui aiment tant être dévorés, qui font preuve d'une répugnante paresse d'esprit et qui préfèrent que les loups pensent et agissent en leur nom.
Lucidité, ironie persiflante, démystification sont les armes habituelles d'Enzensberger qui s'attache à saper les puissances établies sur le mensonge, le renoncement et, selon sa formule, « la veulerie des mous». En contrepoint à ces poèmes qui témoignent d'une vision amère du destin de l’humanité, son Mausolée, aussi tonique que déconcertant, célèbre les faits et gestes des personnages phares qui ont, aux yeux de l'auteur, le plus compté en Occident. De Gutenberg à Che Guevara, trente-sept portraits inattendus, pleins de perspicacité, de mordant, d'émotion : une généalogie progressiste qui échappe à toute histoire officielle.
Le poète bavarois a grandi à Nuremberg dans une famille bourgeoise que ses valeurs morales tenaient à distance du nazisme, même s’il appartient à cette génération dont l’enfance et l’adolescence ont été marquées par la guerre. Enrôlé de force durant l’hiver 1944-1945 dans le Volkssturm, milice populaire levée à la fin de la guerre pour épauler la Wehrmacht – il a alors tout juste 16 ans, « trop jeune pour se sentir coupable » –, il déserte six mois plus tard. Il gardera toute sa vie une aversion pour l’autoritarisme : « J’ai toujours sur ma table de travail mon exemplaire du Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie… Il a été le premier à poser la question : comment deux, trois ou quatre individus peuvent-ils arriver à faire marcher en rangs des millions d’hommes ? Comment est-ce possible ? (…) Avec La Boétie, j’ai découvert évidemment Montaigne, les moralistes français tels que Chamfort. Et par la suite, Diderot, “mon” grand écrivain. »
Enzensberger ajoute (in Le Monde, 24 avril 1987) : « Quand j’ai commencé à écrire, la question n’était pas tant de savoir si, selon la formule d’Adorno, on pouvait encore faire un poème après Auschwitz, mais plus directement comment respirer dans un pays comme l’Allemagne. La majorité des Allemands ayant choisi de refouler le passé, les écrivains ont dû accomplir un travail d’éboueur ».
Poète, romancier, essayiste, Hans Magnus Enzensberger était, depuis soixante ans, l’un des grands acteurs de la scène politique et littéraire allemande. concentré sur les sujets qui font mal à la société. D’abord, la société allemande d’avant la guerre, avec notamment Hammerstein (Gallimard, 2010), portrait contrasté d’un général anticonformiste qui a refusé la soumission au nazisme, puis celle d’après la guerre, celle qui se veut désormais bien-pensante et éducatrice du genre humain : « En Allemagne, nous avons été, durant la période nazie, les champions du pire. Après, nous avons eu la volonté d’être les champions du bien : des pacifistes, des démocrates, des écologistes, une nation modèle », où règne finalement « la médiocrité ».
Mais qu’il écrive sur l’Allemagne ou l’Europe (Le Doux Monstre de Bruxelles, Gallimard, 2011), sur l’immigration et la xénophobie ou sur les origines de la violence et du terrorisme, il reste avant tout un poète et un penseur observant le monde au milieu de la tempête : « Ruisselant, je suis aux aguets. » Enzensberger ne s’interdit aucun registre et ne s’impose qu’une contrainte : chasser l’idée reçue,
Dans Vues sur la guerre civile (Gallimard, 1995), Enzensberger décrit l’être humain comme « le seul primate à pratiquer de manière méthodique, enthousiaste et à grande échelle le meurtre de ses congénères. La guerre est l’une de ses principales inventions ». Il voit se propager de manière imperceptible ce qu’il nomme une « guerre civile moléculaire » : « Peu à peu, les ordures s’entassent au bord des rues. Les seringues et les bouteilles de bière brisées s’accumulent dans les parcs. Partout sur les murs apparaissent de monotones graffitis au message autiste : évocation d’un Moi qui n’existe plus… On détruit les meubles dans les classes, les jardins puent la merde et l’urine… Ce sont là de minuscules déclarations de guerre que sait interpréter le citadin expérimenté. »
Hans Magnus Enzensberger est décédé jeudi 24 novembre 2022, à Munich, à l’âge de 93 ans.
Karel HADEK
(Revue Les Hommes sans Épaules).
Œuvres de Hans Magnus Enzensberger traduites en français :
Poésie : Le Naufrage du Titanic : Une comédie, (Gallimard, coll. « Du monde entier », 1981), Mausolée : Précédé d'un choix de Défense des loups, Parler allemand, Ecriture Braille(Gallimard, coll. « Poésie », 2007), L’Histoire des nuages, 99 méditations (Vagabondes 2017).
Prose, essais : Europe ! Europe ! (Gallimard, 1988), Médiocrité et Folie (Gallimard, 1991), Requiem pour une femme romantique (Gallimard, 1995), L’Europe en ruines (Actes Sud, 1995), La Grande Migration (Gallimard, 1995), Les Rêveurs de l’absolu (Allia, 1998), Le Perdant radical : Essai sur les hommes de la terreur (Gallimard, 2006), Joséphine et moi (Gallimard, 2007), Chicago-Ballade : modèle d'une société terroriste (Allia, 2009), Hammerstein ou L’Intransigeance (Gallimard, 2010), Politique et Crime (Gallimard, 2011), Le Bref Été de l’anarchie : La vie et la mort de Buenaventura Durruti, (Gallimard, 2010), Fortune et Calcul - Deux divertissements mathématiques (Chambon, 2010), Le Doux Monstre de Bruxelles ou L’Europe sous tutelle (Gallimard, 2011), Culture ou Mise en condition ? (Les Belles Lettres, 2012), Le Panoptique : 20 problèmes insolubles traités en 20 démonstrations morales et récréatives (Alma, 2014).
Division du travail
Tout ce que tu ne sais pas faire :
faire atterrir le gros-porteur plein à craquer,
démontrer le théorème de Mordell,
tricoter – les autres le font pour toi,
peu doué comme tu l’es, dépendant
du bienheureux Saint Florian,
du directeur de prison, de l’homme
aux pinces isolantes, de la voyante,
de l’éboueur, du chamane,
et sans oublier la maman.
Tous savent faire quelque chose, ensemble
subviennent à tes besoins, te distraient,
et, que tu le veuilles ou non,
te tiennent compagnie – mais toi ?
Hans Magnus Enzensberger
(in L’Histoire des nuages, 99 méditations, traduction de l’allemand de Frédéric Joly et Patrick Charbonneau, Vagabondes 2017).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
|
|
|
Dossier : Claude PELIEU & la Beat generation n° 42 | Dossier : Yusef KOMUNYAKAA & les poètes vietnamiens de la Guerre du Vietnam n° 56 |