Jean SENAC

Jean SENAC



LE CORPOÈME SOUS LES ARMES : JEAN SÉNAC

 par

Christophe DAUPHIN

 

« Poésie et résistance apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité. Parce que la poésie ne se conçoit pas que dynamique, parce qu’elle est « écrite par tous », clé de contact grâce à laquelle la communauté se met en marche et s’exalte, elle est, dans ses fureurs comme dans sa transparence sereine, dans ses arcanes comme dans son impudeur, ouvertement résistante. Tant que l’individu sera atteint dans sa revendication de totale liberté, la poésie veillera aux avant-postes ou brandira ses torches. Au vif de la mêlée, éperdument aux écoutes, le poète va donc vivre du souffle même de son peuple. Il traduira sa respiration, oppressée ou radieuse, l’odeur des résédas comme celle des charniers », ainsi s’exprima, vécu et mourut Jean Sénac (in Le Soleil sous les armes, 1957).

« Poète algérien de graphie française », ainsi qu’il se définissait lui-même, Jean Sénac, né à Béni-Saf en Oranie le 29 novembre 1926, est mort assassiné dans sa cave-vigie d’Alger, dans la nuit du 29 au 30 août 1973, vingt ans avant que Tahar Djaout et Youcef Sebti, deux poètes de ses amis, soient à leur tour, victimes du terrorisme islamiste ; le premier, tué de deux balles dans la tête le 26 mai 1993 ; le deuxième, égorgé dans la nuit du 27 au 28 décembre 1993. Jean Sénac fut le premier martyr d’une horrible liste. Les Français ne lui pardonnaient pas d’avoir été membre du F.L.N. pendant la guerre d’indépendance ; et le pouvoir algérien supportait mal ses positions très critiques à l’égard du système bureaucratique en place. On enterra son œuvre et ses idées presque aussi vite que son corps. Jean Sénac était un homme parfaitement indésirable, en somme, mais pas seulement pour le pouvoir algérien. Il dérangeait beaucoup plus de monde. Il était, selon le témoignage de l’un de ses amis, un scandale permanent. Son audience auprès de la jeunesse, sa vie, sa vie sexuelle surtout, sa liberté de parole en matière politique ou culturelle, les répercussions à l’étranger de ses jugements sur l’Algérie, en faisaient un personnage gênant pour beaucoup de personnes et beaucoup et de calculs à Alger. Ils sont donc nombreux, ceux à qui le crime pouvait profiter. Cette mort, Jean Sénac la sentait rôder : Pourquoi suivre cette trace – d’avance tout est conclu – quand vous laverez ma face – le soleil n’y sera plus.

Parmi les poètes connus et aimés, tout au long de l’histoire des Hommes sans Épaules, Jean Sénac est assurément l’un des plus chers à notre cœur et à notre souvenir : J’écris c’est mon seul territoire ce sont chemins où vous passerez. C’est en 1970, que Jean Sénac se lia d’amitié avec Jean Breton et le groupe des Hommes sans Épaules, reconstitué autour de la revue Poésie 1, au sein de laquelle (n°14, 1971) est publiée la fameuse Anthologie de la nouvelle poésie algérienne. En pleine période d’arabisation du pays, de la culture et de la langue, le manifeste de Sénac (à qui la littérature algérienne de graphie française est largement redevable d’un travail de mise à jour et de théorisation, qui n’existait pas) apparaît comme une ultime provocation que son auteur paiera cher : peu à peu, quasiment toutes les portes se ferment, non pas celles des gens, mais des organismes d’État sans lesquels rien n’est possible dans un pays vivant sous le signe de l’étatisme. Ce manifeste en appelle à une Algérie méditerranéenne, solidaire, socialiste, égalitaire, arabe, berbère et pied-noir, de graphies arabe, berbère et française. Kateb Yacine ne disait alors pas autre chose (in Les Lettres françaises, 1963) : « Il n’y a pas d’Algérie berbère, il n’y a pas d’Algérie arabe, il n’y a pas d’Algérie française : il y a une Algérie. Elle est une nation très riche dans la mesure où elle est multinationale ».

Porte-voix, Sénac ne prêche pas dans le désert et son Anthologie, bien davantage qu’un simple florilège de poèmes, est un véritable manifeste algérien en langue française, du mal de vivre et de la volonté d’être de toute une génération, qui est passée du témoignage, de l’exaltation de la revendication nationale au regard souvent désabusé sur les lendemains qui devaient chanter. Mais, visionnaire, n’a-t-il pas écrit (cf. Lettre à un jeune Français d’Algérie in Esprit, mars 1956), deux ans après le déclenchement de la guerre d’indépendance : « Ton cœur souffre de l’injustice quand elle brise un visage français, mais s’ouvrira-t-il à la peine de tous les hommes ? (...) Depuis plus d’un siècle l’Europe vit sur cette terre sans se soucier des neuf dixièmes de ses habitants. Il est juste que ceux-ci retrouvent enfin leurs droits… L’Algérie se fera avec nous ou sans nous, mais si elle devait se faire sans nous, je sens qu’il manquerait à la pâte qui lève une mesure de son levain… La réalité, c’est que ce pays est arabo-berbère et musulman et que nous sommes, avec les Israélites entre autres, une minorité qui, comme telle, risque d’avoir une place minoritaire. La réalité, c’est que sur cette terre indépendante, un million d’Européens devra abandonner ses privilèges pour participer, dans la proportion de un pour neuf, à l’édification d’un ordre égalitaire. La réalité, c’est que nous perdrons un peu de notre confort de seigneurs et de nos immenses propriétés. La réalité, c’est que si nous le voulons, dans l’égalité des droits et des devoirs, et la justice retrouvée, après une période où l’esprit de revanche nous aura certainement fait souffrir, il sera possible, en prenant appui sur nos différences, de donner au monde un visage généreux de l’homme. Ce sera une expérience difficile et unique… Mais accepterez-vous de lâcher quelques préjugés pour le salut de tous ? »

On le sait, nombreux sont ceux qui n’accepteront pas et n’acceptent toujours pas d’avoir dû lâcher leurs privilèges. L’indépendance de l’Algérie fut officiellement proclamée le 3 juillet 1962. Le 30 octobre 1962, Jean Sénac est de retour à Alger, alors que de nombreux Pieds-Noirs font le voyage inverse vers la France ; mais pas tous. Car les Pieds-Noirs ne sont pas tous de riches colons racistes, qui basculent dans le camp de L’Organisation Armée Secrète, ou dans celui de l’Algérie française. Contrairement à un cliché faisant une règle absolue du départ précipité en 1962 ; il y eut le choix et les Pieds-Noirs restés en Algérie font masse : 200.000, d’après l’ambassade de France, à la fin de l’été 1962 et 100.000 encore, en 1963. Ces Pieds-Noirs connaissent ce pays qu’ils considèrent comme le leur, aux côtés de leurs frères algériens. Ils en connaissent les tensions et les failles et, tout en défendant leur légitimité à trouver leur place dans la nation devenue indépendante, ils savent que ce ne sera pas facile.

Le F.L.N. est lui-même tiraillé entre diverses conceptions de l’identité algérienne, des plus ouvertes à la diversité, aux plus repliées sur sa composante arabo-musulmane. Durant toute cette période, Jean Sénac fait cohabiter au sein de sa poésie, et le militantisme humaniste révolutionnaire et la beauté, l’amour ou les éléments, car : Si nos poèmes ne sont pas eux aussi des armes de justice dans les mains de notre peuple, - Oh, taisons-nous. Cependant, point de dogmatisme chez Sénac : N’immobilisez jamais un poète dans son vers. - Le poète est mobile - Et son éclat baroque va de la lyre aux tripes. Ou encore : L’amour n’adhère à aucun parti. Sénac a lui-même défini son engagement : « C’est-à-dire attentif à la chose publique, à la totalité du monde, confiant dans un bonheur possible, et au plus haut point rebelle à toute castration ». Pour l’auteur du Diwân du Noûn, le poète est condamné à tout dire, à avouer le monde, depuis le fœtus où tout fut gravé. Mais transcrire, c’est aussi déchiffrer, ordonner le message et lui restituer son feu. C’est arracher le corps à ses ténèbres et lui donner dans le vocabulaire un espace de transmission. C’est inventer. Qu’un mot s’accorde à un autre mot et le mythe met en place l’image à souffle continu : l’univers respire, l’homme existe. Il est la transfiguration de ses expériences, et fait acte de « transfigurantisme ».

La poésie est l’unique réponse aux mascarades mensongères du monde, l’expression la plus intime et la plus intense de l’être. Et si « le poème ose et risque », Sénac connaît la force des mots et maîtrise la langue en virtuose. Car si le poème plaque en nous les fragiles extases d’Onan, il ne prend sa voix que transmis. Écrire, c’est toujours répondre à quelqu’un quand bien même ce quelqu’un serait le jumeau noir qui se cache en nous et nous persécute, exigeant de notre vigilance de perpétuelles mutations.

Mais, plus encore, sa vie durant, Jean Sénac aura poursuivi la quête d’un « corps-total », chair et esprits mêlés pour une jouissance sans mesure. Styliste toujours insatisfait, ayant fait de son vécu la toile de fond de son œuvre, non sans angoisses (la solitude du célibataire, la quête du père inconnu et d’un absolu indéfinissable), son poème est un appel presque permanent aux agapes, aux « splendeurs » païennes, à la beauté du Sud comme à celle du jeune corps convoité à l’infini sur les plages. Rarement une existence aura autant collé à la poésie.

Poète, animateur, militant révolutionnaire, chrétien, homosexuel et français, se proclamant ouvertement plus algérien que n’importe qui ; Jean Sénac a dérangé, de son vivant, autant le pouvoir bourgeois et colonial français, que l’extrême-droite, les intégristes islamistes ou la bureaucratie algérienne. À partir d’août 1967, Sénac, qui n’est pas dans la nouvelle ligne politique, qu’il n’hésite pas à critiquer ou à dénoncer, est en pleine disgrâce. On lui jette au visage sa proximité avec Ben Bella, sa condition de pied-noir, de poète libertaire et d’homosexuel. C’est donc au secret qu’il écrit Le Mythe du Sperme Méditerranée, un ensemble de poèmes qu’il ne souhaitera pas publier de son vivant : Tout est foutu - les comités de gestion, le rire, nos érections… - Il nous reste la mort pour mettre debout une vie. - Même secouée de breloques - Qu’elle était belle la Révolution en chaleur !

La sexualité se fond dans la révolution et en assure le relais. Le poète clame sa différence. Le sexe va combler la déception politique. La révolution sera aussi sexuelle. La poésie devient « corpoème », un corps érotisé, et le poème jaillit de sa semence. Le sperme est source de vie et de création poétique : Vers une Méditerranée possible - Un corps possible. Le « corpoème » devient « spoerme », une écriture spermatique. Son œuvre est consacrée davantage encore au désir et à l’introspection individuelle et intimiste : Tu t’accordes alors si bien à ta présence - Que les syllabes font des flammes à tes hanches. Sénac situe son désir et plonge dans les profondeurs de l’être, pour prendre possession de l’espace du corps vivant. Le verbe et le corps deviennent indissociables : Caresse. Demain m’invente une mémoire. À la conquête de ses limites extrêmes, le corps fait naître le poème. L’érotisme submerge toute chose : Je bande. J’écris vertigineusement suspendu - À ta nuque.

Ce corps élu est l’un des éléments clés de la poétique de Sénac, qui identifie le corps au poème. D’une faille à l’autre, le corpoème, saccage de sincérité, tente de susciter une physionomie et du même coup, engage la personne qui écrit à tout donner, « de l’âme à l’excrément. » Les poèmes d’amour sont maîtrisés, alliant l’élan sexuel à l’abandon total. À sa soif de liberté, de justice et d’amitié, le poète ajoute son besoin insatiable de l’autre : Car la révolution et l’amour ont renouvelé notre chair. Au « corpoème » succédera le « spoerme » : Il écrit d’un jet ma joie carnassière la - première syllabe de mon refus.

Sénac réclame la révolution, mais non sans liberté, amour et fraternité, à l’instar de Pier Paolo Pasolini, qui devait connaître un sort identique au sien. La poésie les unit, l’amour, la liberté, le feu du langage et du désir les animent. Pasolini et Sénac se rangent tous les deux du côté du peuple. Leur poésie est ponctuée d’accents intimes, lyriques et d’engagements : « Je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même », écrit Sénac un an avant sa mort. La vie fut âpre pour lui. Profondément engagé pour la lutte de la libération du peuple algérien, Jean Sénac, comme l’a écrit René de Ceccaty, ne joua toutefois pas de la même manière le rôle politique qu’avait tenu, presque au même moment, Pasolini en Italie. Oui, Sénac était idéaliste, confiant dans son aspiration à la justice quand, chez Pasolini, le désespoir et le besoin de dénoncer primaient. Il avait toutefois dans son œuvre, tout comme le poète des Cendres de Gramsci, une force de tribun et un goût de la provocation, que n’atténuaient que la douceur vibrante de sa sensualité et sa passion solaire pour la fraternité.

Jean Sénac n’a jamais été oublié. En France, écrit Hamid Nacer-Khodja, si des cercles retiennent principalement l’approche érotique d’un poète, d’aucuns le fustigent pour son combat nationaliste qui le conduisit à rompre avec son « Père impossible » Albert Camus et ses « frères pieds-noirs » ; en Algérie, la part « maudite »  de l’homme-poète est occultée et celui-ci réduit à sa portée politique univoque : un chantre indépendantiste en temps de guerre doublé d’un animateur culturel exceptionnel en temps de paix, et même bien avant 1954, période méconnue.

Mais Sénac a toujours pu compter sur la fidélité sans faille d’une poignée d’amis historiques, français et algériens, pour entretenir le feu et de sa mémoire et de son œuvre. Avec le temps, il a même gagné davantage d’amis et de lecteurs, auprès des nouvelles générations. Ses œuvres ont continué à paraître, à reparaître et non des moindres, si l’on pense aux Œuvres poétiques (Actes Sud, 1999. Réédition 2019) et Pour une terre possible (Marsa, 1999), jusqu’à Jean Sénac, le forgeron du soleil (2003), un film documentaire d’Ali Akikabeau film, et bien sûr le superbe film, tourné en Algérie, du réalisateur franco-algérien, Abdelkrim Bahloul, Le Soleil assassiné (2004). La chose est peut-être lente et laborieuse, mais indéniable : d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, on redécouvre enfin l’un des plus grands poètes du XXe siècle. On ne ressort pas indemne de la lecture de son œuvre.

Cet homme, qui garda jusqu’à la fin l’Algérie au cœur, constitue une indispensable charnière dans les rapports franco-algériens, et pas seulement sur le plan culturel et intellectuel. Rarement une existence aura autant collé à la poésie et à un pays. C’est qu’à travers Jean Sénac, il ne s’agit pas seulement de « réhabiliter » un poète, jugé paria par les uns et martyr héroïque par les autres. Il ne s’agit pas seulement de débattre de son œuvre poétique. Non, derrière Jean Sénac subsiste et demeure « l’Affaire coloniale » ; une crise de conscience vite refermée et mal digérée. Sénac et l’Algérie n'ont pas fini de nous hanter.

C’est que, soixante ans après que l’Algérie soit devenue indépendante ; les blessures ne sont pas encore refermées. Sénac est aussi là pour nous le rappeler. On n’oublie pas si facilement plus de cent soixante-dix années de colonisation, de drames, de passions et de désillusions. Cette période ; il a bien fallu l’appeler par son nom : la « Guerre d’Algérie », avec son cortège de massacres, de tortures, de viols, d'atrocités. Tout cela se passe neuf ans à peine, après la chute du nazisme. Le général Paul Aussaresses, avec la bénédiction du pouvoir politique français et de ses supérieurs, a adopté les méthodes plus vraies que nature de Klaus Barbie, alors que dans le même temps, Larbi Ben M’Hidi œuvre dans l’ombre, comme l’a fait Jean Moulin, pour libérer son peuple. Larbi Ben M’Hidi est cet ami que Jean Sénac aime et qui, arrêté le 23 février 1957 par les parachutistes français, refuse de parler sous la torture, avant d’être assassiné sans procès, ni jugement, ni condamnation, par Aussaresses, dans la nuit du 3 au 4 mars 1957. Aussaresses le tortionnaire « sans remords, ni regrets » est mort le 3 décembre 2013, à l’âge de 95 ans. Que la terre lui soit lourde.

Dans son livre La Vérité sur la mort de Maurice Audin (éditions Équateurs, 2014), le journaliste Jean-Charles Deniau raconte, dans un récit à la première personne, comment Aussaresses, alors au crépuscule de sa vie, a consenti à lui avouer ce qui constitue un crime d’État : non, le militant communiste Maurice Audin ne s’est pas évaporé dans la nature après son évasion en juin 1957, mais a été assassiné à l’âge de 25 ans au couteau par l’un des sous-fifres d’Aussaresses, puis enterré de nuit dans l’une des fosses de la lointaine banlieue algéroise régulièrement utilisées par les hommes du général Massu ; le tout avec « la couverture pleine et entière du pouvoir politique ». Nous touchons là le fond du problème, écrit Jean-Charles Deniau. Paul Aussaresses a passé sa vie à obéir, pour le meilleur et pour le pire. Le temps passant, il n’a plus fait de différence entre les deux. Sa carrière, qui a souvent été inscrite dans la clandestinité, l’illégalité, parfois même la lutte à mort, a été marquée par la violence. Hannah Arendt n’a-t-elle pas écrit dans d’autres circonstances : « Il s’est consacré à son devoir sans penser à la fin de son action : il n’aurait eu mauvaise conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres. »

Dans le poème (in Espoir et parole, poèmes algériens, anthologie, 1963) qu’il consacre à son ami Larbi Ben M’Hidi (Jean Amrouche lui dédie aussi son poème « Ébauche d’un chant de guerre ») et à Ali Boumendjel, Jean Sénac écrit : Pieds et poings liés, – ils se sont pendus ? – ils se sont jetés des hautes terrasses ? – Feu sur vos mensonges… Vous avez « suicidé » nos volontés de vie… Mais le chanvre a poussé pour que lui soit rendue sa – terre véritable. – De vos cordes de mort – nous tressons nos fouets. – Le dernier souffle des héros – alimente nos forges. Qui pourrait aujourd’hui contester l’importance de l’histoire algérienne et donc de l’œuvre-vie d’un Jean Sénac, dans la (mauvaise) conscience française ? La fin de l’amnésie et la réconciliation seront-elles un jour d’actualité ? Comme l’écrit Dominique Lagarde (in L’Algérie, la désillusion, L’Express, 2011), entre la France et l’Algérie, les relations, cinquante ans après l’indépendance, demeurent difficiles. Elles sont d’autant plus passionnelles que plus d’un million d’Algériens vivent en France, et les enjeux de mémoire restent, de part et d’autre, compliqués, sans parler des groupes de pression qui, en France, ne cessent de rappeler leur peine et leur colère, leur « identité » perdue à recouvrer, leur « communauté » à réhabiliter. Des minorités actives, à juste titre (les harkis dans le cadre franco-français) ou non (la partie des Pieds-Noirs qui vit encore à l’heure de l’Algérie Française), font assaut, cherchent une audience publique et médiatique, politique, culturelle et judiciaire. Quels seront la survie et l’avenir de notre propre « mémoire » ?, disent-elles, engluées dans leur propre douleur.

De son côté, l’Algérie a réécrit son histoire, elle en a fait une épopée nationaliste dont elle a gommé les dissensions internes qui exprimaient pourtant le caractère pluriel de sa société. L’ex-puissance coloniale est aussi un bouc émissaire tout trouvé lorsqu’il s’agit de faire oublier les piètres performances du régime. Mais la non-reconnaissance par la France, des crimes commis durant la période coloniale demeure une souffrance. La Loi votée le 23 février 2005, en France, par l’Assemblée nationale, dont l’article 4 – abrogé un an plus tard – évoque « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » et témoigne de ce manque de lucidité. Nicolas Sarkozy, alors président Français, parle du bout des lèvres, à Constantine, en 2007, d’« injustices », alors que les Algériens attendent un acte de reconnaissance. Le dialogue entre États, les travaux des historiens (Vidal-Naquet, Rioux, Stora, Daum, Branche, Akram Belkaïd ou Mohammed Harbi), le dialogue interculturel entre peuples, finiront par avoir raison des non-dits ; mais ne peut-on aussi se dire que Jean Sénac et la poésie algérienne de graphie française restent et demeurent le plus beau et le plus sûr des ponts qui enjambent toujours la Méditerranée ? La nuit fut longue, – innommable la haine, – nos phrases en sont toutes gâtées. – Nous allons pardonner mais nous nous n’oublierons pas – afin que plus jamais la bête ne surgisse. – Nous connaissons le nom des pierres pour bâtir, – leur place, leur qualité. – Nous allons rendre l’homme à l’homme. – À la place des cris nous allons mettre l’acte. – Le sang nous a brisés, le sang nous a sauvés. – À nouveau le soleil bronze le corps du peuple… Dans les yeux du soleil plantons notre certitude, écrit Jean Sénac (extrait du poème « Istiqual El Djezairi »).

Dès lors, la tentation est grande de vouloir oublier Sénac ou alors, à l’inverse, de le statufier ; d’en faire une icône, un emblème, un symbole. Sénac mérite mieux. Sa personnalité est bien plus complexe que celle, réductrice, de martyr solaire. La première quête de Sénac n’est-elle pas celle, jamais assouvie du père ? Il la redoublera dans ses relations, souvent capricieuses et houleuses, avec des amis plus âgés, tel Albert Camus, mythifiés comme pères substitutifs puis répudiés, ou des avant-courriers comme Verlaine, avec qui il finira, dans son apparence physique, par se confondre. La deuxième problématique de la personnalité du poète, n’est-elle pas celle de l’identité ? Celle de Jean Comma (de son vrai nom), Pied-Noir pauvre aux ascendances espagnoles, né de père inconnu (d’un viol, en fait) qui, ne parlant pas l’arabe et n'étant pas musulman, a opté très tôt, avec radicalité et lucidité, pour une Algérie algérienne.

Dans sa Lettre d'un jeune poète algérien (1950), Sénac écrit : « L'Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice attend son accomplissement. La colère prépare les matins généreux. Chaque jour dans les rues, l’homme y est humilié. Il sent peser sur lui la peur et le désordre, l’inégalité qu’engendre le régime des plus forts… Je salue ceux qui auront vu clair à temps… Que l’exilé s’en aille, mais que celui qui se sent solidaire des hommes du pays entre sans hésiter dans l’amitié de son peuple. Là où est l’injustice, l’artiste doit ériger la Parole comme une réponse terrible à la nuit. Et nous savons que l’injustice a ses bastions sur cette terre. Voilà pourquoi nous ne pouvons plus refuser une action qui nous réclame. » 

Et pourtant, Jean Sénac n’aura jamais pour tout papier qu’une carte d’identité française faite à Blois, en 1968. Du conflit d’identité et de reconnaissance de Jean Sénac, Hamid Nacer-Khodja nous dit : « Son algérianité sentimentale ne pouvait s’enraciner dans la tradition du pays. Ses valeurs personnelles étaient trop différentes de celles de la société dans laquelle il vivait. D’où déséquilibre, inadaptation sociale flagrante, en dépit d’une troublante sincérité intérieure… Ayant tardé à demander sérieusement de son vivant cette citoyenneté, Sénac a cru que pour être Algérien, il suffisait d’opter pour la nation algérienne. Son algérianité était fondée sur la naissance, la résidence en Algérie et l’action patriotique passée, et non sur une quelconque procédure juridique ou autre. »

Sénac ne se préoccupe de son statut que trop tard  - après le coup d’État de Boumediene en juin 1965 - et que le nouveau code de la nationalité  - décrété le 15 décembre 1970  - rende sa naturalisation plus difficile encore. C’est Mohammed Seddik Benyahia  -  rencontré en France au sein de l’Union générale des étudiants musulmans algériens — qui, par ses fonctions ministérielles (notamment ministre de l’Information, sous Boumediene), aide Sénac à voyager à l’étranger avec des papiers en règle.

À partir d’août 1967, Sénac, qui n’est pas dans la nouvelle ligne politique, qu’il n’hésite pas à critiquer ou à dénoncer, est en pleine disgrâce. On lui jette au visage sa proximité avec Ben Bella, sa condition de pied-noir, de poète libertaire et d’homosexuel. Jean Sénac demeure un aîné merveilleux, et je suis fier d’appartenir au groupe de poètes qui l’a soutenu et édité à une époque où en France comme en Algérie, à l’exception de rares amis, tout le monde lui tourne le dos.

C’est en effet, outre l’admirable travail de Jean Subervie (éditeur de Matinale de mon peuple en 1961 et de Citoyens de beauté en 1967), le groupe des Hommes sans Épaules, alors reconstitué autour de la revue Poésie 1, qui publie, nous l’avons dit, la fameuse Anthologie de la nouvelle poésie algérienne (n°14, 1971) de Jean Sénac, puis, en 1972, toujours sous la houlette de notre aîné Jean Breton, le dernier ouvrage du poète vivant, Les Désordres (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1972), puis, le premier livre posthume de Sénac, A-Corpoèmes suivi de Les Désordres dans Jean Sénac vivant, essais, témoignages, documents, (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1981).

Mais, la disgrâce ne touche pas que Sénac. Les déviations et les débordements du régime de Boumediene pousse de nombreux artistes et intellectuels, ce que Sénac refuse, à s’exiler en France, et non des moindres : Mohamed Dib (mort dans le silence et l’oubli et enterré au cimetière de la Celle Saint-Cloud, le 2 mai 2003) ; Rabah Belamri (mort dans un hôpital à Paris, en 1995, non sans avoir déclaré : « Voilà plus de quarante ans que la littérature algérienne de langue française a acquis une légitimité en Algérie et hors de l’Algérie. Imposée par l’histoire, elle est, qu’on le veuille ou pas, une réalité nationale. Vouloir chasser de notre mémoire littéraire Amrouche ou Sénac, Kateb ou Mammeri : un comportement d’automutilation. L’anathème jeté sur cette part de notre culture est franchement scandaleux. Il constitue une atteinte à la liberté d’expression et de création. » L’absence de diffusion de ces œuvres algériennes en Algérie le révoltait) ; Jamel Eddine Bencheikh (qui s’est imposé un « exil » volontaire, pour protester contre les restrictions de libertés imposées par le régime de Houari Boumediene, est mort et enterré en France, en 2005). Parmi ces poètes de l’exil, Kateb Yacine n’est pas le moins grinçant.

Le cycle bien à du Soleil-Sénac – « un talent qui ne doit rien à personne, lumineux et sain, avec une vraie bravoure », nous dit, dès 1953, Albert Camus, dont la rencontre jumelée avec celle de Char, fut une sorte de sésame pour l’entrée en littérature de Sénac -, s’étale sur une vingtaine d’années (1948-1973). Dix-sept livres de poèmes (« transfiguratisme » de ses propres expériences : Les mots roulent dans la chair – comme des galets bien ronds – comme des cris polis – une langue de fond) qui font chair avec le langage comme avec la vie ; à ces livres, il faut ajouter les inédits ; un roman : Ébauche du père (1989) ; une Anthologie de la nouvelle poésie algérienne (1971), de nombreux articles sur la poésie, la littérature, l’art et la politique, des journaux, des textes de conférences, des œuvres radiophoniques et théâtrales. Si les écrits de jeunesse gardent traces de la foi chrétienne comme de l’influence de Verlaine, l’écriture de Sénac se forge rapidement ses propres armes, après avoir subi d’autres influences primordiales : les poètes arabes classiques, Lorca, Artaud ou Char.

Immédiatement, le poète chante le soleil, la mer, les citoyens de beauté, le paysage méditerranéen et l’Algérie : Tout est ici de peau bronzée – abricot doux comme une fièvre – les regrets ont mis sur mes lèvres – la nourriture d’un été. Le poète s’éveille au monde et à la vie par la poésie. Il demeure cet émerveillé perpétuel devant la beauté de la nature, comme devant l’enfance, la vérité d’une œuvre ou le merveilleux d’un corps qui n’est alors qu’effleuré : Je dis que le baigneur lègue un corps désirable. La poésie est absolue, elle est la vie acceptée dans ses moindres détails, et jusqu'à la souffrance, s’il le faut : Ne frappe pas à leur porte – toutes les pierres sont choisies – aucune larme n’est assez forte – pour tirer de l’œil un cri. Sénac s’interroge sur la fonction du poète : Porteurs furieux des gerbes mortes, – humanistes en la noire ferraillerie des livres, – que sommes-nous sinon – les officiants du bavardage, – les aèdes au miroir qui se pâment à rayer le tain ?

L'amour, l’identité et le langage traversent, comme des éclairs fulgurants, sa poésie. Sénac, le fait est moins connu, fut également l’auteur de plusieurs pièces de théâtre inédites, comme Soleil interdit, Les Colombes ou encore La Galerie. Achevée fin 1958, Le Soleil interdit est une tragédie qui renvoie à un amour impossible entre un français, Jérôme, et une algérienne, Malika, à la veille de la guerre d’Algérie. Longtemps inédit, publié par la revue Awal, Le Haricot vert fait quant à lui partie des Grotesques, un ensemble de trois « tragédies-bouffes », écrites en 1959. Aussi mesure-t-on, plus de quatre décennies après sa brutale disparition, l’importance de l’œuvre-vie de Yahia El Ouahrani (Jean l’Oranais, comme il s’est lui-même baptisé), qui écrivit : Je n’étais pas né pour ces plaintes ni pour que – La rose se brise à mon chant. – L’éclat du jour je le portais au poing – faucon nubile de mes rêves.

Jean Sénac est un phare, non seulement de sa génération, de la poésie du Maghreb et de la Francophonie, mais aussi et surtout un poète universel. Écrire, c’est toujours répondre à quelqu’un quand bien même ce quelqu’un serait le jumeau noir qui se cache en nous et nous persécute, exigeant de notre vigilance de perpétuelles mutations.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

Oeuvres de Jean Sénac

Poésie : Poèmes, avant-propos de René Char (coll. Espoir, Gallimard, 1954. Rééd. Actes Sud, 1986), Poésie (Diwan du Môle, Les Petites Voix, La Route d'Ombre), (Imprimerie Benbernou Madjid, 1959), Matinale de mon peuple (Subervie, 1961), Le Torrent de Baïn (Éditions Relâche, 1962), Aux Héros Purs, sous la signature de Yahia El Ouahrani (Alger, Édition spéciale pour MM. les députés de l'Assemblée nationale constituante, 1962), La Rose et l'ortie (Paris-Alger, Cahiers du monde intérieur, Rhumbs, 1964), Citoyens de beauté (Subervie, 1967. Réédition La Bartavelle éditeur, 1997), Avant-Corps précédé de Poèmes iliaques et suivi de Diwân du Noûn (Gallimard, 1968), Lettrier du soleil (Alger, Centre culturel français, 1968), Les Désordres (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1972), A Corpoème suivi de Les Désordres dans Jean Sénac vivant, essais, témoignages, documents, (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1981), Dérisions et vertige : trouvures, (Actes Sud, 1983), Le Mythe du sperme–Méditerranée (Actes Sud, 1984), Plaques (Nouvelle Revue Française n°521, 1996), Œuvres poétiques (Arles, Actes Sud, 1999. Réédition 2019), Pour une terre possible, poèmes, articles et textes inédits réunis par Hamid Nacer-Khodja, dessins de Denis Martinez  (Marsa, 1999), Pour une terre possible, Poèmes (Collection Points, Le Seuil, 2013).

Anthologie : Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, essai et choix de Jean Sénac (Youcef Sebti, Abdelhamid Laghouati, Rachid Bey, Djamal Imaziten, Boualem Abdoun, Djamal Kharchi, Hamid Skif, Ahmed Benkamla et Hamid Nacer-Khodja), illustration de Mustapha Akmoun (revue Poésie 1 n°14, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1971).

Récit : Ébauche du père, avant-propos de Rabah Belamri, (Gallimard, 1989).

Essais : Le Soleil sous les armes, Éléments d'une poésie de la Résistance algérienne (Subervie, 1957), Journal, janvier-juillet 1954) suivi de Les Leçons d’Edgar (Edmond Charlot éditeur, 1983), Visages d'Algérie, Écrits sur l’art (Paris, Paris-Méditerranée/EDIF 2000, 2002).

Correspondance : Jamel-Eddine Bencheikh, Jean Sénac : clandestin des deux rives (Éditions Séguier, 1999), Albert Camus, Jean Sénac, ou le fils rebelle (Éditions Paris-Méditerranée/ EDIF 2000, 2004), Les deux Jean : Jean Sénac, l’homme soleil, Jean Pélégri, l’homme caillou, Correspondance 1962-1973, poèmes inédits (Chèvre-feuille étoilée - Barzakh, 2002).

 

 


 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




Claude de BURINE, Gérard MURAIL, Jean SENAC n° 5

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