Philip LAMANTIA
Il est impossible d’évoquer Philip Lamantia sans parler de l’état et de l’histoire de la poésie surréaliste aux États-Unis. Or, s’il est un fait, c’est que cette dernière, tout comme l’aspect purement littéraire du surréalisme, a longtemps, contrairement à la peinture, aux œuvres plastiques, été ignorée aux États-Unis. L’Occupation de la France par les nazis entraîna André Breton et d’autres de ses amis sur la route de l’exil, à New York. Une activité surréaliste s’y déploya jusqu’à la fin de la guerre, notamment avec l’Exposition surréaliste internationale de 1942 et la publication de la revue VVV (1942-1944).
Mais le surréalisme new-yorkais demeura une affaire d’expatriés et pris fin lorsque ceux-ci rentrèrent en Europe. Il fallut attendre l’été 1966, pour que soit crée, avec les encouragements et l’appui d’André Breton, le groupe surréaliste de Chicago par Penelope et Franklin Rosemont (1943-2009), qui écrit (in préface à Anthologie des poètes surréalistes américains, 2002) : « Tracts, scandales, manifestations politiques, sabotages divers, proliférèrent à vive allure. Aucun autre groupe de poètes n’eut plus d’ennuis que nous avec la police, et ce fut notre fierté… Chaque manifestation, chaque publication collective, nous amenait de nouvelles recrues. Finalement, à mesure qu’individus et groupes dans d’autres villes commençaient à prendre part à nos activités, le groupe surréaliste s’étendit et se métamorphosa en mouvement surréaliste américain… Nos racines se trouvaient dans l’aile révolutionnaire du mouvement ouvrier. Il existe à Chicago, plus que nulle part ailleurs en Amérique, des traditions qui perdurent : le séculaire mouvement anarchiste…
Le surréalisme de Chicago peut être considéré comme une sorte d’exubérance révolutionnaire, porteuse d’espoir, à la fois culture du refus et engagement politique, organiquement liée à la classe ouvrière… Nous avions aussi fait du jazz un élément fondamental de nos recherches prospectives, tout comme de l’anti-misérabilisme et de la culture populaire. De notre point de vue, Bugs Bunny a la même importance que le Docteur Faustroll et les meilleurs dessins animés de Tex Avery égalent tout ce que Hegel a pu écrire… Les poèmes des surréalistes américains, ne ressemblent pas aux autres « made in USA », parce que les surréalistes ne ressemblent pas aux autres poètes. En Amérique, aujourd’hui, quatre-vingt quinze pour cent des « poètes reconnus » sont désespérément respectables, grassement payés et, pour la plupart, d’ennuyeux professeurs d’université. Les surréalistes demeurent une petite et déconcertante minorité de fauteurs de troubles dont l’attitude de base envers toutes les institutions officielles peut se résumer en un mot : le refus.
D’instinct, nous nous sommes toujours tenus à distance des milieux artistiques et littéraires, de leur élitisme obséquieux et de leur conformisme social. Nous nous sommes toujours refusés à collaborer à de pseudo-anthologies surréalistes. En fait, nous n’avons pratiquement jamais collaboré à un magazine littéraire. Rejetant les tendances dominantes de la poésie américaine du vingtième siècle d’Ezra Pound et T. S. Eliot à Charles Olson et Allen Ginsberg, sans parler des soi-disant « poètes du langage », les surréalistes américains, chacun à leur manière, se sont mis en quête de quelque chose d’autre, suivant en cela l’observation pénétrante de Fabre d’Olivet, selon laquelle la poésie demeure toujours en matière linguistique, le principe le plus élevé… Qu’on le veuille ou non la poésie a réponse à tout. Dans le nouveau millénaire, le surréalisme américain demeure ce qu’il a toujours été : une clandestinité poétique et révolutionnaire à ciel ouvert. »
Et ce groupe de Chicago ; ce mouvement surréaliste américain ; Philip Lamantia, qui en est probablement le poète le plus singulier, en fut l’un des fers de lance.
Surréaliste Lamantia ? Et pourtant, d’autres le situent dans la Beat Generation. Lamantia fut en effet très proche de tous les protagonistes, de Jack Keroauc (qui, dans les Anges de la Désolation, le fait apparaître sous les traits de David D’Angeli et, encore, sous le nom de Francis Da Pavia, dans Les Clochards célestes et Tristessa), à Allen Ginsberg, William Burroughs, Lawrence Ferlinghetti (qui a écrit : « Philip était un visionnaire comme Blake, il a vraiment vu le monde entier dans un grain de sable ») et bien d’autres.
Ainsi, Lamantia est-il présent le 7 octobre 1955, lors de la fameuse lecture publique du Howl d’Allen Ginsberg à la Six Gallery. Il lira lui-même des poèmes de son ami John Hoffman, récemment décédé. Lamantia fut un merveilleux passeur de poésie entre surréalistes et beats. Bruno Sourdin va même jusqu’à avancer que « Philip Lamantia a exercé une véritable fascination sur les poètes new yorkais de la Beat Generation… Lamantia a fait le lien entre le surréalisme français et la contre-culture américaine, bien qu’il ait toujours refusé qu’on le classe comme un poète Beat. »
C’est à Jean-Jacques Celly que nous devons de connaître Philip Lamantia ; poète qu’il a défendu, présenté, traduit et fait publier en France. Lui-même poète, traducteur, romancier et angliciste, auteur d’une vingtaine de livres ; Jean-Jacques Celly, né à Marseille en 1934, a enseigné en France et aux États-Unis. Il est décédé en avril 2006, un an après Lamantia, dont il nous a donné la notice ci-dessous.
D’ascendance sicilienne, Philip Lamantia est né à San Francisco le 23 octobre 1927. Il commence à écrire de la poésie dès sas années de collège. Personnalité tourmentée, facilement portée à la révolte : telle est le jugement que devaient formuler ses maîtres à son endroit. Il est d’ailleurs temporairement exclu de son établissement pour « délinquance intellectuelle ». Une grande exposition consacrée à Salvador Dali et à Joan Miró au Musée des Beaux-Arts de San Francisco, le révèle à lui-même. Il veut tout connaître du surréalisme auquel il ne tarde pas à adhérer avec passion. Durant de nombreux mois, il s’impose une discipline d’écriture quotidienne.
En 1943, il fait paraître quelques textes dans la revue New Yorkaise View. Suite à un échange de lettres avec Charles Henry Ford, Parker Tyler et André Breton (réfugié aux États-Unis), il part pour New York et évolue dans la mouvance des surréalistes parisiens en exil. Lorsque ces derniers retourneront en Europe, Lamantia rentrera à San Francisco et connaîtra une longue période de solitude. Il n’a que seize ans, mais André Breton parle déjà : « d’une voix comme il s’en élève une fois par siècle. »
Toute sa production de 1946 à 1966, est régie selon le principe du « pur automatisme psychique ». Mais ses livres ne touchent qu’un public restreint et ne fascinent qu’une frange d’écrivains marginaux, en révolte contre l’ordre établi. La fin de la guerre et les années qui suivent annoncent le retour du despotisme académique, du formalisme, de l’abstraction. Pour Lamantia, il apparaît évident que l’univers intellectuel et littéraire étatsunien est totalement réfractaire au surréalisme. Se référant à cette période, il déclare : « Ce fut une époque marquée par une angoisse presque incommensurable, où je me sentais totalement isolé, vivant dans un vide absolu. »
1949-1959 : période de voyage, Mexique et brefs séjours au Maroc et en France. En 1968, il se rend à nouveau en Europe pour étudier la philosophie, les mathématiques et l’ésotérisme.
En 1967, il a fait paraître un choix de poèmes, réunissant ses publications antérieures : Selected poems 1943-1966. En 1971, en compagnie de son épouse Nancy Peters, il se rend dans plusieurs villages indiens, s’initie aux rites : fascination d’ethnologue autant que d’écrivain.
En 1980, il fera des lectures publiques au bénéfice des Hopis et des Navajos. Quand il ne voyage pas, Philip Lamantia réside à San Francisco où il a enseigné à l’Université et à l’Institut des Beaux-Arts. Coéditeur de la section Le mouvement surréaliste aux États-Unis, de l’Anthologie City Lights, en 1974 ; membre du comité éditorial de la revue Arsenal, organe du mouvement surréaliste étatsunien, depuis 1976, il a publié douze livres de poèmes. Philip Lamantia décède d’une crise cardiaque à son domicile de North Beach, le 7 mars 2005.
Des poèmes inédits (en français) de Philipp Lamantia, extraits de son premier livre, Erotic Poems (Bern Porter, 1946), ont été traduits de l’anglais (États-Unis) par Cédric Barnaud et publiés dans Les Hommes sns Epaules n°49 (2020).
Karel HADEK
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire (en français) : Révélations d’un jeune surréaliste, Poèmes choisis 1943-1966. Traduction et présentation par Jean-Jacques Celly, (Jacques Brémond, 1996), Jean-Jacques Celly, Lettre à Philip Lamantia (Jacques Brémond, 1992), Jean-Jacques Celly, Brève Anthologie du surréalisme américain (Le Cri d’os n°19/20, 1997), Jean-Jacques Celly, Anthologie des poètes surréalistes américains, préface de Franklin Rosemont, (Jacques Brémond, 2002).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
|
|
|
Dossier : La parole est toujours à Benjamin PÉRET n° 41 | DOSSIER : La poésie brésilienne, des modernistes à nos jours n° 49 |