Rodrigo GOMEZ ROVIRA

Rodrigo GOMEZ ROVIRA



« ÚLTIMO SUR » : LES PHOTOS-POÈMES DE RODRIGO GÓMEZ ROVIRA

 par

Christophe DAUPHIN

 

à Consuelo et à Raúl, In memoriam

 

J’écris un article sur Rodrigo Gómez Rovira. Son dernier livre, Último Sur. Je vais donc parler d’un parcours de vie, de mémoire, de musique, d’amitié, de photographie, de poésie… Mais voilà, nous sommes dimanche 20 octobre 2019 et avec Rodrigo, de plein fouet au Chili, le pays de la Terre de feu, le pays des volcans, dont la plupart frôlent ou dépassent les 6.000 mètres d’altitude. On en totalise 2.000. Plus de 100 sont actifs. Une dizaine sont en éruption. Les secousses sismiques font partie du quotidien, le pays étant l’un de ceux qui connaissent la plus forte activité sismique au monde. Et pour cause, il est situé au milieu d’un carrefour de plaques tectoniques ; parmi ces dernières, les plus redoutables sont assurément les plaques politiques, sociales et économiques, toutes chevauchées par l’injustice la plus criante, la plus aberrante. Le chilien n’habite pas seulement le pays des volcans ; il est lui-même un volcan. Il sommeille, puis il se réveille, il érupte. Cette éruption du 18 octobre 2019 n’est pas le fruit du hasard ou d’une énième mesure injuste :  l’augmentation du prix du ticket de métro, de 800 à 830 pesos (environ 1,04 euro) ; ticket qui deviendrait impayable pour de nombreux usagers. Ils sont trois millions, à Santiago. Elle résulte de dix-sept ans de dictature impitoyable et de quarante-six ans de politique économique ultralibérale.

Alors, au Chili, le pays de Rodrigo, de nouveau le peuple manifeste en chantant l’un des titres emblématiques de nos chers Quilas, El pueblo unido jamás será vencido ! (Le peuple uni ne sera jamais vaincu). Le pays s’est embrasé. Le pays, pour la deuxième nuit consécutive, est sous la mesure d’un couvre-feu, décrété à Santiago de Chile, entre 19 heures et 6 heures, heure locale. L’état d’urgence est en vigueur dans plusieurs régions. Un général, sur ordre du président de la droite ultralibérale Piñera, a déployé 10.500 carabineros et soldats dans Santiago. Alors, je pense très fort et non sans crainte à mon ami Rodrigo, qui doit être dans les rues de Valparaiso, appareil photo en main ou à l’œil, à AnnaMaria, à leurs deux enfants, aux deux frères de Rodrigo aussi, et bien sûr à Raúl et à Consuelo, à Felippe dans son Atacama et à bien d’autres. Et que chantent les Quilas :  El pueblo unido jamàs sera vencido ! Venceremos !

J’écris sur Rodrigo Gómez Rovira et je vais donc parler d’un parcours de vie, de mémoire, de photographie, de poésie, d’amitié et d’Último Sur… Dire, tout d’abord que j’ai eu l’occasion d’avoir la maquette superbe d’Último Sur entre les mains, à Valparaiso, en juillet 2018 ; mais recevoir le livre, qui parait le 7 novembre 2019, est encore autre chose. C’est fait et j’en reste bouche bée. Último Sur (éditions Xavier Barral), ce livre auquel il croyait, l’éditeur Xavier Barral ne le verra pas imprimé. Il est décédé, le 16 février 2019, à l’âge de soixante-trois ans. Hommage doit être rendu à cet artisan du livre photographique qui a hissé sa maison d’édition à l’égale des meilleures sur le plan international. Último Sur, est le grand œuvre photographique de Rodrigo Gómez Rovira ; l’aboutissement autant d’un art que d’un travail de mémoire. Cette parution nous offre l’occasion de revenir sur le parcours de ce photographe au parcours atypique.  

J’ai déjà eu l’occasion de dire tout ce qui me liait à Rodrigo Gómez Rovira : notre enfance/adolescence à Colombes, nos frasques dans l’ombre des Quilapayún alors au grand complet. Mesurions-nous alors d’être et de vivre dans l’intimité de ce groupe légendaire, dont les hymnes résonnaient de l’exil, de notre cité des Fossés-Jean à Colombes, pour gagner le monde entier ? El pueblo unido jamás será vencido ! Non. Pas alors. Et pourtant, entendre ces quena (flute droite), guitare, basse, flûte de Pan, charango (petite guitare), bongo et conga (percussions), dont Quilapayún avait fait des armes au service de l’amour, de la justice, de la poésie et de la liberté, ne fut pas rien, loin de là. Tout cela est lié depuis longtemps à l’histoire de Rodrigo et j’ajoute, à la mienne aussi. Aujourd’hui encore, je ne sais écouter les Quilas ou leur cher Victor Jara, sans avoir une certaine chair de poule, comme on dit. En 2018, à Valparaiso, Rodrigo m’a fait un très beau cadeau, en m’offrant l’édition originale vinyle de la Cantata Santa María de Iquique (qui est considéré comme le chef-d’œuvre des Quilas et de la Nouvelle chanson chilienne) ; pas n’importe quel exemplaire ; celui de Raúl, son père. En juillet 2015, la carrière du groupe a atteint sa 50e année d’existence avec un bilan de vingt-cinq disques originaux, six dvd, un grand nombre de compilations et environ deux mille deux cents prestations publiques.

Groupe fondé à Santiago du Chili, en 1965, par Julio Numhauser, Eduardo et Julio Carrasco, Quilapayún (du mapuche quila, trois et payún, barbe) a soutenu activement l’Unité Populaire qui a porté Salvador Allende à la présidence du Chili en 1971. La connotation poétique mais aussi fortement sociale de leurs textes amena les Quilapayún au premier plan de l’actualité artistique, mais aussi politique. Nommé ambassadeur culturel par le président, Quilapayún a quitté le Chili, fin août 1973 pour une tournée européenne, avec deux principaux rendez-vous à la Fête de l’Humanité et à l’Olympia, lorsque survint le coup d’État militaire du 11 septembre 1973, au Chili. Immédiatement, leur billet de retour s’envola en fumée. L’ami Hernán Gómez, l’un des membres historiques, me dit : « Nous avons compris que nous ne pourrions pas y retourner. Nous étions trop engagés auprès de Salvador Allende, lequel nous avait nommés ambassadeurs culturels. Nous étions aussi proches de Pablo Neruda. » La France leur accorda, ainsi qu’à bien d’autres chiliens (15.000 personnes), l’asile politique. Dominique Frelaut, le maire communiste (il le sera de 1965 à 2001) de Colombes (Hauts-de-Seine), dont je salue la mémoire, les accueillit avec familles et entourages, et leur proposa des logements dans la Tour Z, une HLM emblématique de la cité dortoir des Fossés-Jean où je demeurais aussi. Rodrigo est alors âgé de cinq ans, tout comme moi. Il ne le sait pas encore, bien sûr, mais là, sont posés, les miens aussi, les jalons de son œuvre, de sa création et de son travail.

Les exilés chiliens ont marqué l’imaginaire de l’histoire de l’immigration en France. Ils ont dû reconstruire leurs liens sociaux, s’adapter à une nouvelle forme de socialisation et se résigner à une déqualification professionnelle. La durée prolongée de l’exil a poussé ces réfugiés à s’intégrer dans la société française. De même, les enfants, traumatisés par les implications familiales de l’exil plus que par leur position de migrant, ont fait preuve d’abnégation pour adopter la culture et des modes de communication hexagonaux par un savant syncrétisme. Aucun d’eux n’a pour autant abdiqué ses idées, ni cessé de lutter pour un monde plus juste. Il s’agit de l’une des plus grandes tragédies du XXe siècle. Un photographe français, également ami de Rodrigo, a travaillé sur le sujet et publié un très beau livre de photographies et entretiens avec des enfants d’exilés chiliens. Il s’agit de Hijos del exilio, Enfants de l’exil (Créaphis éditions, 2013), d’Éric Facon.

Quilapayún se produisait en concert en France et ailleurs, mais aussi bien sûr à Colombes. Et c’est ainsi que, fin des années 80 et durant les années 90, le nom de Chile m’est parvenu ; que la cordillère des Andes a supplanté notre barre en béton ; que le Pacifique a submergé notre Seine crasseuse ; que le chant des Quilas et de leur ami Víctor Jara, que les poèmes de Neruda, de Huidobro, se sont imposés à moi et que j’ai commencé à rêver d’Atacama, de Pascua, de Patagonie, de Valparaiso ; mais les Quilapayún chantaient aussi Venceremos, Allende, le Pouvoir Populaire... Je croisais alors très souvent les Quilas. Ils étaient discrets, modestes et simples, chaleureux et fraternels, abordables et disponibles. Et dignes, toujours dignes. Ils portaient tous la barbe et arboraient sur scène un poncho noir. Ils souriaient, mais toujours, au fond des prunelles, la tristesse l’emportait.

J’ai connu leurs enfants, à l’école et au stade : nous jouions ensemble au football au Racing Club de Paris. Au premier chef, comme je l’ai déjà écrit : Rodrigo Gómez Rovira, qui était notre libéro que rien ni personne ne pouvait arrêter sur le terrain. Un caractère affirmé et combatif. Rodrigo est né tout comme moi en 1968, lui à Santiago-de-Chile, ville qu’il n’aurait jamais dû quitter. Nous avons grandi à Colombes dans la même cité dortoir, laquelle était prolongée au niveau de « ma tour » par un bidonville (qui fut démantelée par la suite en raison des travaux de l’A86). Nous pataugions dans la même boue. Il y avait des chiliens, des algériens, des marocains, des latinos, des arabes, des kabyles, des français, tous promis au même avenir que leurs parents, lesquels étaient des émigrés économiques ou politiques, les autres des prolétaires encagés dans des barres HLM lorsqu’ils n’étaient pas à l’usine. Les enfants du FLN et du MNA côtoyaient ceux du MIR, du Parti communiste et d’autres.

C’était quoi être kabyle, chilien, algérien ou français ? Et harki ? Nous n’en savions rien et nous nous en foutions, jusqu’à ce que certains adultes et la société se chargent de rappeler à chacun ses origines et ses différences. Dans la cité, nous étions solidaires. Nous avons grandi ainsi et nous le sommes restés. Dans la cité, s’est forgée la conscience politique, mais aussi celles la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Dans la tour Z, quasiment tout un étage était occupé par les chiliens, les parents de Rodrigo et autres Quilapayún. Arrivé au dit étage par l’ascenseur, nous débouchions, non pas sur un palier froid et désert, mais sur une rue de Santiago. Aucun appartement n’était fermé. Tous étaient ouverts sur l’agora qu’était devenu le palier et les appartements, qui figuraient une sorte de Colombes-sur-rio-Mapocho ou de Santiago-sur-Seine. Une seule machine à laver tournait pour tout le monde.

Le père de Rodrigo, Raúl, lié à Victor Jara et à Pablo Neruda, plus que le manager, était un membre à part entière du groupe, en même temps qu’une véritable plateforme à lui tout seul de la musique latino-américaine. Raúl et son épouse, la très attachante et dynamique Consuelo, comme les autres membres du groupe et bien d’autres chiliens exilés, mirent du temps, beaucoup de temps, à défaire les valises, à s’installer. Longtemps, chez Rodrigo, il n’y eut aucun meuble, seulement des cartons, des caddies du supermarché des arcades. La situation était provisoire. La Révolution allait être sauvée ; Pinochet et sa junte allaient être défaits ; il fallait être prêt à partir. L’histoire évolua différemment, hélas. L’exil va durer quinze ans, durant lesquels le groupe enregistrera une vingtaine d’albums originaux, ainsi que quelques compilations et albums live, tout en se produisant dans plus de trente pays.

La défaite de Pinochet, lors du référendum de 1988, marqua la fin de la Dictature militaire, le retour à la démocratie et la fin de l’exil pour Quilapayún, dont quelques membres retournèrent au Chili. Ce fut le cas de Consuelo et Raúl Gómez, dont les deux passions furent la musique et la photographie, que Raúl pratiquait en amateur éclairé. La photo devint en quelque sorte son journal intime au fil des ans. Raúl et son appareil photo était quasi inséparable. Je m’en souviens. C’est ainsi que Rodrigo se familiarisa tôt avec cet appareil, avant de s’en emparer lui-même, plus tard. Autant Consuelo était un soleil qui rayonnait de tous ses rayons, une pile électrique ; autant Raúl était introverti, homme blessé, ténébreux, peu bavard, discret, mais il fallait le connaître pour savoir mais quelle bonté, quelle chaleur fraternelle, humaine, il y avait en lui, derrière tout cela ! Raúl avait fait siens, au plus profond de son être, les vers de Neruda : Jamais ma Patrie de neige et satin – ne fut pour moi substance passagère ; - mais une terrible plaie dans ma chair – ou bien lutte errante dans la campagne. – J’ai mis ma racine dans tes montagnes – et puis j’ai fleuri dans les cordillères. – Jamais loin de toi en terre étrangère, - je vis dans ton drapeau toute l’année. Raúl est décédé en 2007. Consuelo en 2017. Usés jusqu’à la corde. On leur a volé quinze ans de leur vie et tout l’espoir qui bouillonnait dans leurs veines.

Demeuré à Colombes, après des études de psychologie, Rodrigo Gómez Rovira se consacra à la photographie en autodidacte et œuvra pour la mairie de Colombes, qui lui commanda son premier travail, qui porta sur le quartier où nous avons grandi : Les Fossés-Jean. Il est déjà question de portraits saisis sur le vif, de paysages, urbains, en l’occurrence, de distances et de proximités autant géographiques que sociales, humaines ; de l’autre, des autres, du regard qu’ils portent entre eux et qui est porté sur eux ; de montrer qu’il ne s’agit pas là d’un pays de cocagne, mais pas pour autant d’un enfer. Que des gens vivent ici, loin des clichés dans lesquels on les enferme ; des gens qui ont une histoire. Et la photo, justement, n’est pas qu’une affaire d’esthétique. Elle raconte avant tout une histoire. Le photographe Gilles Ehrmann nous a dit : « Dans la photo, il y a une recherche de matière qui peut aboutir à une impasse : une belle photo. Mais la lumière dépasse la matière. Avec la couleur, on arrive vite à l’hyperréalisme du monde, c’est pour cela qu’il faut la décolorer pour arriver à une haute lumière. »

Rodrigo Gómez Rovira travaille deux ans comme photographe municipal. Puis, à son tour, après ses parents et ses deux frères Gonzalo et Fernando en 1989, Rodrigo est devenu à son tour, un retornado : il est retourné au Chili en 1996, au terme d’une traversée de quarante-cinq jours à bord d’un cargo. Sur place, il crée la première agence de photographes, IMA (Imagen Memoria Autor). En 2003 il est commissaire de l’exposition présentée à Perpignan retraçant le travail de quatre photographes chiliens pendant la dictature. En 2005, il s’installe à Valparaiso, fonde une famille avec son épouse, l’artiste visuelle, Anamaría Briede. Photographe, correspondant en Amérique Latine de l’Agence VU, il est aussi le fondateur et directeur de l’impressionnant Festival International de Photographie de Valparaiso (FIFV).

Le FIFV, c’est des expositions en plein air, en galerie, des éditions de livres photographiques, des affichages par les brigades photographiques d’images sur les murs de la ville, l’impression d’une revue à 3.000 exemplaires, des Diálogos Fotográficos (débats et rencontres)… Des manifestations d’envergure, qui rassemblent un public nombreux. Chaque année, plusieurs photographes à la renommée internationale y sont invités ; non pas pour exposer leurs travaux mais pour y animer des ateliers avec de jeunes artistes chiliens et pour développer un projet personnel en résidence. Le résultat de cette semaine de création photographique est ensuite affiché, édité, projeté. « L’idée est de se situer dans le temps de la création, avec toutes les tensions que cela provoque », explique Rodrigo, qui s’est imposé, sans conteste, et au-delà du Chili, comme l’un des grands talents de sa discipline : la photographie. Son travail photographique, qui se concentre essentiellement sur le Chili et l’Amérique Latine, raconte une histoire, à travers un portrait, un objet, un lieu. Rodrigo Gómez Rovira réalise à ce titre régulièrement des commandes d’Etat (comme, sur l’isolement social au Chili) et des commandes privées. Ses photos sont en outre publiées dans de nombreuses publications nationales et internationales : Paula, Elle, Le Monde, Libération, Science et Vie, Newsweek….

En juillet 2002, Rodrigo a dressé un « mur photographique », inauguré sur le pont de Bulnes, au-dessus du rio Mapocho qui traverse Santiago du Chili, pour rendre un hommage public aux victimes de la dictature de Pinochet et à ses « disparus ». Là encore, pour Rodrigo, il s’agit de créer une mémoire vivante, de laisser une trace de l’ampleur des atrocités et de la cruauté qui ont accompagné la disparition de ces personnes. Sur un total de 1.197 détenus disparus, selon la commission Vérité et Réconciliation de 1991, Rodrigo est parvenu à trouver 928 photos, portraits, dans les archives des organisations des droits de l’homme et des organismes gouvernementaux et auprès des familles. Ces images constituent les archives les plus complètes sur les détenus disparus entre 1973 et 1988. À propos de ce mur de la mémoire, Rodrigo Gómez Rovira a écrit (in journal Libération, 2003) : « Il est impossible d’échapper à ce qui s’est passé, que nous sommes le résultat de ce que nous avons été. L’appareil photo, cet « électroménager de la mémoire », a enregistré un instant de la vie de chacun de nos amis pour nous emmener dans un temps impossible où il n’y a ni passé ni futur : tout est présent. »

Sa série, Mujeres quechua / El Terrado, est le fruit de ses pérégrinations sur le continent sud-américain, alors qu’il s’arrête au village quechua d’El Terrado, dans l’Altiplano bolivien, en 2006. Il y dresse des portraits magnifiques des quechuas du village. Toujours la même année, Rodrigo se trouve au marché tripartite de Visviri, où tous les dimanches, des commerçants de la communauté Quechua des trois nationalités (Chili, Bolivie, Pérou) échangent leurs produits. Avec ce marché, les habitants de l’altiplano ont accès à des fruits, légumes, qui ne poussent pas à cette altitude (4.500m) et à des produits manufacturés. 2006, enfin, c’est l’année de la mort de l’infâme Pinochet. Rodrigo réalise à l’occasion deux séries. La première, sur les sympathisants d’Augusto Pinochet aux portes de l’hôpital militaire de Santiago, où il a été hospitalisé pour un infarctus. La deuxième, après l’annonce de la mort du dictateur, alors que des milliers de gens se sont réunis dans la capitale pour laisser exploser leur joie.

Trois ans plus tard, en 2009, Rodrigo Gómez Rovira est au Pérou, pays où il a déjà travaillé en 2008 ; mais aussi au Paraguay, au Nicaragua, à la rencontre des acteurs locaux du commerce équitable, petits producteurs agricoles et responsables de coopératives. En 2009, sa série, Pérou, hors des sentiers battus, traite du pays au sortir de la guérilla du Sentier Lumineux et du chaos économique et politique, où les disparités territoriales et les exclusions sociales sont loin d’avoir disparues. La privatisation d’entreprises a entraîné des grèves massives d’ouvriers qui, en bloquant les routes, privent Lima de la production agricole de la Vallée Mantaro, véritable grenier du Pérou. Les régions reculées de la Cordillère des Andes, formés de jungles et de hautes montagnes, sont totalement coupées du reste du pays. Les différentes minorités amérindiennes qui vivent là ne sont pas conviées à la vie civile du pays.

Un an plus tard, en 2010, Rodrigo rend compte du séisme d’une magnitude de 8,8 sur l’échelle de Richter, qui a touché le Chili dans la nuit du vendredi 26 février ; l’un des cinq plus violents enregistrés au monde, qui a provoqué plusieurs tsunamis. Cette année 2010 est terrible pour le Chili, comme Rodrigo le montre, avec Los 33 : Piégés après le séisme survenu au Chili le 5 août dernier, trente-trois mineurs sont ensevelis à 688 mètres sous terre, dans une mine d’or et de cuivre au nord du Chili. Les secours et les familles se sont organisés pour rester en contact permanent avec eux. On les surnomme désormais les « 33 » ou les « miraculés ». Toujours en 2010, à 4.000 kilomètres des côtes chiliennes, il se confronte aux Moais, à la culture et à l’histoire des Rapanui, perdus au milieu de l’océan Pacifique : l’Île de Pâques.

En 2014, Rodrigo Gómez Rovira est de nouveau au Pérou, d’où il rapporte les poignantes photos des forçats du Guano (îles Chincha). Le guano, produit par l’accumulation des excréments de ces oiseaux, est un extraordinaire engrais biologique. C’est la raison pour laquelle, en 1845, l’Angleterre et les Etats-Unis commencèrent à l’exploiter. Aujourd’hui, le gouvernement péruvien exploite encore une vingtaine d’îles le long de la côte du pays.  La majorité des hommes qui travaillent pour ces récoltes vient d’une même communauté de la cordillère des Andes (Ancash). Pour pouvoir récolter tout le guano, ils sont obligés de séjourner sur l’île pendant toute la période de la récolte. Le travail n’est pas réalisé par des machines mais uniquement grâce à la force humaine. Chaque exploitation compte environ 200 hommes, qui grattent le Guano et le mettent dans des sacs. Une fois sur le continent, le guano ne subit aucun traitement, si ce n’est un passage au tamis qui élimine les plumes et les cadavres des oiseaux morts. Les conditions de travail sont très dures : la journée commence à 4h du matin et se termine vers 12h, afin d’éviter les fortes températures qui peuvent grimper jusqu’à plus de 35 ºC dans la journée. La chaleur, la poussière, l’effort physique, l’isolement… Depuis des générations, les modalités de l’exploitation du guano au Pérou n’ont pas changé. C’est ce dont témoignent les photos de Rodrigo Gómez Rovira ; photos qui n’ont rien à envier à celles du photographe Sebastião Salgado, lequel a pu nous dire, à propos de son art : « La photographie n’est pas objective. Elle est profondément subjective. Ma photographie est cohérente éthiquement et idéologiquement avec la personne que je suis. Chacun photographie avec sa propre histoire. » Je retrouve tout à fait Rodrigo dans ces propos ; Rodrigo qui est, à l’instar du franco-brésilien, photographe du travail « de la Main de l’Homme », de l’humanité, des exodes, de la terre ; un humaniste et voyageur infatigable, qui n’a pas encore travaillé dans autant de pays que Salgado (ils n’ont pas non plus le même âge), mais suffisamment, déjà, pour que, militant de cœur, il se soit naturellement attaché à décrire la condition des plus défavorisés. Ce que « raconte » le travail de Rodrigo Gómez Rovira, c’est aussi son histoire de réfugié, d’ex-exilé. En fait, tout comme Sebastião Salgado (militant des Jeunesses communistes, Salgado fut contraint à l’exil durant la dictature au Brésil, de 1969 à 1979), ses travaux ont un lien très fort avec son parcours de vie.

En 2015, Rodrigo Gómez Rovira publie l’album, Valparaiso / Cuaderno Fotografico (FIFV Ediciones) ; une série qui mêle des photographies réalisées par l’artiste à Valparaíso et des images anciennes de la ville et d’autres encore, trouvées, achetées, reçues et prises à Valparaiso ces dix dernières années. Une histoire imaginaire où cohabitent des époques différentes. La photo, pour lui, dresse aussi un pont entre les hommes comme entre les époques. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si le thème de la 8ème édition du Festival International de Photographie de Valparaiso (FIFV) - qui s’est tenue du 27 octobre au 17 novembre 2017 -, soit : A qué distencia miramos la diferencia ?  (À quelle distance regardons-nous la différence ?) ; thème qui embrasse autant qu’il embrase toute la thématique gomézienne.

Un œil de poète, assurément, relié au cœur, le sien comme aux tripes du monde. Sa création est forte car sans trompe l’œil. La mémoire y joue un rôle prépondérant ; mémoire de sa rencontre avec un continent, un pays qui était sien mais qu’il ne connaissait qu’à travers les témoignages de ses parents. Cette histoire, une photo retrouvée dans les archives familiales, bouleversante, la résume. Il y est question du temps suspendu : ce qui est, puis ce qui a été, laissant envisager ce qui aurait pu être et n’a pas été. Un instantané de vie fixé sur la pellicule, juste avant le temps des assassins. Un tirage papier, mémoire, espoir et tragédie d’une famille et de tout un peuple. Cette photo a été prise par son père, Raúl Gómez, un dimanche de 1972 à Santiago. Cette photo : on y voit un homme en pull-rouge (qui s’est invité sur la photo) avec sa petite fille et Salvador Allende tenant Rodrigo par les épaules. À droite : sa mère Consuelo et son jeune frère Gonzalo. La mère de Rodrigo raconte que lors d’une promenade, apercevant le Président marcher dans la rue avec ses gardes du corps, son mari lui demanda s’il pouvait le prendre en photo. Le Président accepta à condition que ce soit avec toute la famille. C’était quelque mois avant le coup d’État fasciste. Cette photo lui a servi de trame pour réaliser, avec quatre autres photographes chiliens, l’exposition Compañero podemos tomar una photo ?, dans le cadre du Festival ImageSingulières de Sète, en mai 2015, où fut également exposée la « photo des survivants » (moins Allende, hélas, et pour cause !), prise en 2006 par Raúl Gómez. Raúl, nous y revenons, car c’est en 2013 que Rodrigo a fait paraître, Répertoire (FIFV Ediciones) ; un livre magnifique, bouleversant : le journal d’exil de son père, illustré par un choix de photos prises par Raúl et qui balisent son itinéraire, lequel rejoint celui de maintes familles chiliennes exilées, pour ne pas dire un pays tout entier. Les photographies partent du particulier, parfois le plus intime, pour rejoindre l’universel. Telle est la vision, la conception, que Rodrigo se fait de l’art photographique.

Rodrigo Gómez Rovira utilise la photographie comme un moyen de connaissance, qui doit l’aider à percer le mystère des apparences ; ce sont ses recherches qu’il a développées dans son œuvre et dans ses livres. Rodrigo se réapproprie une histoire, un pays une culture dont il a été privé par l’exil ; il remonte le fil du temps, mais jamais ne s’enlise dans la mélasse de la nostalgie ; car cette histoire, il l’expose en même temps qu’il la transcende (et c’est là qu’il est artiste) en y ajoutant ses propres acquis, son vécu, ses émotions. Último Sur en est l’un des exemples les plus probants. Il y a que pour Rodrigo Gómez Rovira, comme j’ai pu l’écrire à propos d’un grand photographe que j’ai eu la chance de côtoyer, Gilles Ehrmann, photographie et poésie ne font qu’un. Rodrigo ne parle pas en vain de « la dimension poétique dans le regard » ; dimension qu’il possède lui-même, qui imbibe son travail et qu’il recherche sans cesse, comme on traque inlassablement l’Or du temps. 

La photographie de Rodrigo Gómez Rovira est une matière poétique qui va à la rencontre de… de quoi ? Des gens, de leur vie, leurs paysages autant géographiques qu’intérieurs et de leurs œuvres à travers le temps et l’espace. L’espace nous n’en manquons pas ici. Il est question de la Patagonie, également appelée « Le Grand Sud » ; région située dans la partie méridionale de l’Amérique du Sud et partagée entre une partie chilienne à l’ouest (dont il est question ici) et une partie argentine à l’est, pour une superficie d’environ 800.000 kilomètres carrés. Ces deux régions, séparées par la cordillère des Andes, abritent des paysages extraordinaires et contrastés de montagnes, de glaciers, de pampa, de forêts subpolaires, de littoraux, d’îles et d’archipels. Elles sont habitées depuis plus de 10.000 ans par les Sud-Amérindiens, tels les valeureux Mapuches.

Cette terre, c’est le pays de Francisco Coloane, écrivain chilien qui, dans Terre de Feu, s’attache à décrire la lutte pour la survie des hommes de la Patagonie chilienne. Autodidacte, comme Rodrigo Gómez Rovira, Francisco Coloane est l’auteur d’une quinzaine d’œuvres (romans, nouvelles) dont les récits d’aventure à la fois épurés et lyriques le font comparer à Jack London ou à Joseph Conrad. Coloane, avant Rodrigo, s’est intéressé à des contrées ou des aspects du territoire national délaissés jusqu’alors par la littérature et dont l’œuvre exalte dans leur âpre beauté ou leur brutalité sauvage, les paysages et les habitants de l’Archipel de Chiloé, de la région de Magellan et de l’Antarctique chilien.

Rodrigo Gómez Rovira, sans s’inscrire dans les pas de Coloane, son glorieux aîné, pratique de manière identique, dans ses pas à lui ou plutôt, ceux de sa famille maternelle qui s’y est installée en 1938, au début de la réforme agraire au Chili, qui divisa les grandes exploitations afin de les redistribuer à de petits agriculteurs. La famille Rovira débuta ainsi l’élevage de moutons. Il en va toujours de même de nos jours. Cette Terre de feu familiale, Rodrigo ne la découvrit pour la première fois qu’en 1978, lorsque ses parents exilés politiques en France et interdits au Chili, l’envoyèrent malgré tout avec son frère Gonzalo pour un court séjour en Patagonie, afin qu’ils puissent connaître leur pays d’origine.

Depuis son installation au Chili en 1996 ; Rodrigo a accompli plus de trente voyages en terre de feu et témoigne : « J’ai adopté ce territoire. Là où le Sud n’existe pas. Là où la fin du monde n’est pas une métaphore. C’est l’Ultime Sud. Les éléments de la nature s’imposent, sculptent le caractère et l’horizon de ses habitants. Que tu sois commerçant, berger ou docteur, il y a toujours une dimension poétique dans le regard. » Ce projet, le photographe le portait en lui. Ne manquait plus que le déclencheur. Ce fut, après le décès de Consuelo, sa mère, la découverte d’un album photos réalisé par son grand-père.

Comme il l’a déjà fait, notamment au sein de son livre, Valparaiso / Cuaderno Fotografico ; Rodrigo Gómez Rovira a mêlé, au sein d’Último Sur, photos d’autrefois, de jadis, puisant dans l’album constitué par son grand-père, aux siennes propres, prises lors de ses voyages en Terre de feu. Le résultat, ce n’est bien sûr pas, un « beau livre de photos pour touristes », mais une ode du retour aux sources, la reconquête d’une histoire aux pages de terre, d’espaces sauvages, de montagnes et d’océan, où l’Homme navigue ou naufrage, créant un lien entre paysages et visages d’hier avec ceux d’aujourd’hui. Toute la thématique gomezienne se trouve ici réunie, avec autant de poésie que d’humilité, de respect, d’émerveillement et aussi de douleurs face à la vie dure que l’on mène en Terre de feu.

Último Sur, c’est une histoire de temps, d’espace, de mémoire, de différence, où l’autre et ses paysages intérieurs et extérieurs, nous ouvre son cadre de vie, sa ou ses vérités, l’histoire ou plutôt les histoires qui sont à débusquer derrière le quotidien - comme un poète débusque le poème, ici photographie – derrière un objet, un regard, un paysage, un souvenir. « La poésie n’est certainement pas dans les choses, autrement tout le monde l’y découvrirait aisément, comme tout le monde trouve si naturellement le bois dans l’arbre et l’eau dans la rivière ou l’océan », nous dit le cher Pierre Reverdy. Il en va de même avec les photographies de Rodrigo Gómez Rovira. Personne d’autre que lui ne peut les prendre, ses photos, car sa photographie - paraphrasons encore Reverdy - n’est ni dans la vie ni dans les choses – c’est ce qu’il en fait et ce qu’il y ajoute.

La Photo-poème de Rodrigo Gómez Rovira n’est pas dans l’objet Avoir, elle est dans le sujet Être. Último Sur, chaque page est une photo-poème qui donne autant à voir qu’à ressentir, des portraits, des regards, des paysages qui à eux seuls incarnent l’Último Sur, ou alors des choses infimes, comme du bois mort, une voiture sous la neige, une assiette et une cuiller sur un égouttoir, mais d’où émergent toujours une émotion, une vérité ; celle que le Sud n’existe pas ; que la fin du monde n’est pas une métaphore. C’est l’Último Sur.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Le site du photographe chilien Rodrigo Gomez Rovira

Le site du Festival International de photographie de Valparaiso (FIFV)

Le site du photographe chilien et manager des Quilapayun Raul Gomez




Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Dossier : Poètes chiliens contemporains, le temps des brasiers n° 45

DOSSIER : La poésie brésilienne, des modernistes à nos jours n° 49