Vicente HUIDOBRO

Vicente HUIDOBRO



VICENTE HUIDOBRO OU LA LEGENDE D’ALTAZOR

(Extraits)

par

Christophe DAUPHIN

 

L’influence de Vicente Huidobro, tant de sa création que de ses théories, fut considérable et dépassa le continent américain, pour s’étendre à l’Europe, et notamment à la France et à L’Espagne. De cette œuvre immense, nous ne connaissons, en France, qu’une part de l’œuvre poétique. L’œuvre en prose, toute aussi imposante demeure encore à traduire, à l’exception du roman, Papá o El diario de Alicia Mir. Mais, Vicente Huidobro, comme l’a écrit Fernando Gaspar dans Le poète infini, fut également l’un de ces artistes par qui le scandale arrive. Mémorables, ses déclarations provocatrices et son ego furent à l’origine d’éclats retentissants. Toujours convaincu du bien-fondé de ses idées et de ses théories, Huidobro a constamment eu recours à la polémique et à la confrontation avec ses pairs. Ses batailles n'admettaient aucune concession. Sa stratégie fut toujours celle d’un boxeur  conscient de la force de son coup de poing et qui frappait jusqu’à la victoire. À l’inverse, Huidobro reconnaissait rarement ses chutes et ses défaites, nourrissant sa vie durant, le mythe de l’irrépressible créateur. Elevant la poésie au rang suprême d’Art de vivre, Huidobro ne fut étranger à aucun mouvement artistique de son époque, et les polémiques qu’il déclencha ne doivent en aucune manière masquer ou effacer l’importance qu’il put avoir tant sur le plan du renouveau de la création poétique que de la théorie, au Chili, en Amérique latine, en France et en Espagne. Son but fut celui de réinventer le monde, de transformer le possible à l’aide des forces de l’imaginaire.

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L’influence de Vicente Huidobro, durant la première moitié du XXe siècle, a été très importante sur la poésie hispanique et européenne, nous l’avons dit. Huidobro est le théoricien du Créationnisme. Cette théorie poétique n’a bien sûr rien à voir avec l’aberrante doctrine qui s’oppose à la théorie de l'évolution découlant des travaux de Jean-Baptiste de Lamarck puis de Charles Darwin au XIXe siècle. Le Créationnisme est une théorie esthétique générale que Huidobro a commencé à élaborer en 1912, partant du postulat que si l’homme avait soumis à lui les trois règnes de la nature, il ne lui était pas impossible d’ajouter aux règnes du monde, son règne à lui, le règne de ses créations. Le poème crée, c’est-à-dire, créationniste, est un « poème dans lequel chaque partie constitutive et tout l’ensemble présente un fait nouveau, indépendant du monde externe détaché de toute réalité autre que lui-même, car il prend sa place dans le monde comme un phénomène particulier à part et différent des autres phénomènes… Le poème créationniste se compose d’images créées, de situations créées, de concepts créés ; il n’épargne aucun élément de la poésie traditionnelle, seulement ici, ces éléments sont tous inventés sans aucun souci du réel ni de la vérité antérieure à l’acte de réalisation. »

Huidobro est un brillant et influent théoricien, certes, mais avant tout poète virtuose, qui s’est affirmé comme un artiste de tout premier ordre, tant par la portée de son œuvre de création que par sa contribution au débat sur la critique de la poésie contemporaine. Novateur, il fut, par exemple, le premier, en 1913, avant Apollinaire, en 1916, à réaliser des calligrammes. C’est en effet en 1913, dans la seconde partie de son recueil, Canciones de la noche, que Huidobro dispose plusieurs poèmes en forme de calligrammes (« Triangulo harmonico », « Fresco nipon », « Nopina », « La carpilla aldeana »), alors que c’est en 1916 seulement que parut, dans le numéro 12 de la revue Sic, « Il pleut » d’Apollinaire. Et c’est à juste titre que Waldemar George, préfaçant le catalogue de l’Exposition de Poèmes de Vicente Huidobro, organisée à Paris en 1922 (du 16 mai au 22 juin), au théâtre Edouard VII, écrivit : « L’idée de présenter des poèmes sous une forme d’images plastiques… appartient en toute propriété à Vicente Huidobro. »

Bien avant que son frère-ennemi Pierre Reverdy (qui en récupèrera à tort la paternité) ne signe dans Nord-Sud (en juin-juillet 1917 seulement, n°4 et 5), un article où figure la phrase fameuse citée par André Breton dans son premier Manifeste : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées sont lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique » ; Huidobro avait déjà écrit que « la poésie n’est autre chose que l’ultime horizon qui est, à son tour, l’arête où les extrêmes se touchent, où il n’y a ni contradiction ni doute. Le poète vous tend la main pour conduire au-delà de l’ultime horizon, plus haut que la pointe de la pyramide, en ce champ qui s’étend au-delà du vrai et du faux, au-delà de la vie et de la mort, au-delà de l’espace et du temps, au-delà de la raison et de l’imaginaire, au-delà de l’esprit et de la matière. » Huidobro reprendra cette même affirmation en 1925, dans ses Manifestes : « À propos de l’imagination, les surréalistes nous donnent comme nouvelle la définition qui dit que l’imagination est la faculté par laquelle l’homme peut rapprocher deux réalités distantes. Cette définition que j’ai donnée en mon livre En passant, en 1913 (en réalité, Pasando y pasando fut publié en 1914), non pas comme de mon invention mais bien comme la définition courante qui se trouve dans n’importe quel texte de rhétorique pas trop mauvais, est peut-être l’une des plus anciennes que l’on connaisse. – J’ajoutais alors, et je le répète ici, que le poète est celui qui surprend la relation occulte entre les choses les plus lointaines, les fils cachés qui les unissent. Il s’agit de toucher du doigt comme une corde de harpe ces fils cachés, et donner une résonance qui met en branle les deux réalités lointaines. L’image est l’agrafe qui les attache, l’agrafe de lumière. Et sa puissance réside dans la joie de la révélation… – Pour le poète créationniste, une suite de révélations par images pures sans exclure les autres révélations de concepts, ni l’élément mystère, créera cette atmosphère de merveilleux que nous appelons poème. »

Dès 1917, dans l’atelier du peintre Juan Gris, Huidobro s’adonna au jeu des « cadavres exquis », que les surréalistes ne pratiqueront qu’en 1925. On connaît le jeu du « cadavre exquis » : jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu’aucune d’elles ne puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. Huidobro, témoigne : « Je me rappelle qu’un soir de 1917, à l’atelier du peintre Juan Gris, nous nous amusions avec quelques amis à faire des poèmes en écrivant chacun un vers sur une feuille de papier et en la laissant pliée à son voisin pour qu’il écrivît le sien sans lire les antérieurs. L’effet était assez curieux et parfois même très beau, mais de cette beauté du hasard dans laquelle toujours on sentira quelque chose qui manque, et cette chose n’est que la volonté, la volonté fatale qui doit traverser comme un fer rouge d’un bout à l’autre toute oeuvre qui a un élan d’altitude supérieure. Picasso qui était parmi nous, amusé par le jeu, se mit à parler d’une machine que l’on remplirait de phrases et de mots découpés au hasard dans les journaux et qu’on sortirait au hasard en y mettant deux sous comme dans les appareils des bars. »

Bien avant qu’André Breton ne prononce sa fameuse phrase, qui contribuera à définir le projet surréaliste : « Tout porte à croire qu’il existe  un certain point de l’esprit où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement » ; Huidobro avait déjà énoncé, en 1921, lors d’une conférence à Madrid, que « la poésie n’est autre chose que l’ultime horizon qui est, à son tour, l’arête où les extrêmes se touchent, où il n’y a ni contradiction ni doute. Le poète vous tend la main pour conduire au-delà de l’ultime horizon, plus haut que la pointe de la pyramide, en ce champ qui s’étend au-delà du vrai et du faux, au-delà de la vie et de la mort, au-delà de l’espace et du temps, au-delà de la raison et de l’imaginaire, au-delà de l’esprit et de la matière. » Les textes sont là, datés, indubitables, écrit Fernand Verhesen : « La similitude des termes est telle qu’il est impossible de croire à une convergence fortuite. Le Surréalisme, aussi, doit quelque chose à Huidobro. »

Mais Huidobro, reconnaissant le surréalisme, marqua en même temps ses différences.

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Aujourd’hui, Huidobro est toujours considéré comme un phare de la poésie hispanique et sud-américaine. Au Chili, son prestige n’a pas diminué. En France, pays dans lequel il a pourtant vécu et crée, il en va autrement, malheureusement. Il aura fallu toute la pugnacité de Fernand Verhesen, soit cinquante ans de combat acharné et passionné (traductions, articles, publications), pour que cette œuvre ne sombre pas totalement dans l’oubli. Pour mémoire, c’est en 1974, que Jean Breton qui a toujours considéré Huidobro comme un aîné capital (on sait qu’il a emprunté un vers au fameux Altazor du poète chilien pour titrer l’un de ses plus fameux recueils : Je dis toujours adieu et je reste, 1973), avait publié, aux éditions Saint-Germain-des-Prés, dans la collection « Poésie sans frontière », Le Citoyen de l’oubli, la plus copieuse anthologie de poèmes de Huidobro, élaborée, bien sûr, par Fernand Verhesen, à qui, Jean avait également confié la préparation des quatre volumes consacrés, entre 1971 et 1972, à la Poésie belge, pour sa revue Poésie 1. C’est toujours sur l’invitation de Jean Breton, que Fernand Verhesen, avec André Miguel, constitua le comité bruxellois de Poésie 1. Les liens entre Fernand Verhesen comme avec notre regretté André Miguel (voir HSE n°27), sont donc forts et historiques.

Vicente Garcia Huidobro Fernandez est né le 10 janvier 1893 à Santiago du Chili, dans une famille de la haute bourgeoisie, de Vicente García-Huidobro et de María Luisa Fernández Concha, féministe et passionné de littérature. Il s’agit d’une famille de propriétaire terrien et de vignobles, liée au monde de la politique et de la banque, soit l’une des plus riches et influentes que comptent alors le Chili. La famille (maternelle) est originaire de Cartagena (ville située au bord de l’océan Pacifique, à quatre-vingt km de la capitale) et compte de nombreux domaines, dont un palais (aujourd’hui détruit) dans le centre de Santiago.

La jeunesse de Vicente est choyée et aisée. Il fait ses études au collège jésuite de Saint-Ignace de Santiago, dont, élève turbulent, il est renvoyé. Tôt, Vicente manifeste un caractère indépendant et rebelle, ce qui ira en s’accentuant. Neruda ne parlera pas en vain, plus tard, de « l’air chahuteur devant toute chose » du poète, qui, alors, poursuit des études de littérature à l’Université du Chili et publie son premier livre de poèmes en 1911, à l’âge de dix-huit ans : Ecos del alma (Echos de l’âme) ; lequel reflète le milieu dans lequel il a grandi. Catholique et entiché de son ascendance espagnole, le jeune poète ne peut être que romantique. Cela lui passera vite.  Un an plus tard, il fonde la revue Musa Joven (Jeune Muse), très influencée par le Modernisme de Ruben Dario, soit du Symbolisme français, lequel, transposé, devint le Modernisme hispanoaméricain. Vicente épouse Manuela Portales Bello (le mariage durera de. 1912 à 1926), également issue de la haute bourgeoisie chilienne. Le couple aura quatre enfants : Manuela, Vicente, Marie Louise et Carmen.

Deux ans plus tard, en 1913, paraît La gruta del silencio (La grotte du silence) ; recueil qui témoigne d’une nette opposition à la poésie en vogue, de facture rebelle à l’égard de la critique dont il dira plus tard (in Manifestes). : « Ce qui m’affirma le plus dans mes théories, ce fut la critique violente, les commentaires burlesques de mes poèmes, surtout de mon livre La gruta del silencio, publié en 1913. Tous les critiques tombaient en crise nerveuse sur les vers qui me plaisaient, sans peut-être savoir pourquoi. Personne ne devinera jamais comme ce fait sans importance me fit réfléchir. Sans le vouloir, les critiques m’aidèrent beaucoup dans mon travail en détachant avec des ciseaux précis des vers ou des images comme : Dans mon cerveau il y a quelqu’un qui vient de loin ; La chambre s’est endormie dans le miroir. ».

La même année, il fonde, avec le poète Pablo de Rokha, la revue Azul. Le titre rend hommage à Ruben Dario, le grand nicaraguayen, le « Libérateur » de la littérature hispano-américaine, qui avait publié au Chili précisément, lors de son premier exil, un ouvrage sous le titre de Azul (Valparaiso, 1888). Huidobro se débarrassera assez vite de l’influence du symbolisme parnassien, tout comme avant lui, Ruben Dario l’avait fait du post-romantisme. Dans le numéro 3 de sa revue Azul, Huidobro déclare sans ambages : « Nous sommes aujourd’hui en d’autres temps, et le vrai poète est celui qui sait vibrer avec son époque ou la devancer, ne pas retourner en arrière. Cela, c’est le propre des crabes ». Plus nettement encore, le jeune poète affirme : « Les Classiques s’inspirèrent de la Nature, et ils avaient la faculté de créer, mais cette faculté n’existe plus aujourd’hui ; cela étant, vous les imitez (Huidobro s’adresse à un critique de la revue El Mercurio), vous êtes les miroirs qui renvoient les figures, vous êtes les réflecteurs, vous jouez le rôle des phonographes et des perroquets et vous ne créez rien… »

Un an plus tard, en 1914, Pasando y pasando, regroupe les essais de Huidobro sur la poésie et les poètes : « J’admire ceux qui perçoivent les relations les plus lointaines des choses. Ceux qui savent lire des vers qui glissent comme l’ombre d’un oiseau sur l’eau et que seuls remarquent ceux qui ont bonne vue. » C’est au sein de cet essai que Huidobro fait pour la première fois allusion aux peintres cubistes Les théories de Vicente sur l’art et la poésie sont en train de prendre forme : « Le Créationnisme est une théorie esthétique générale que j’ai commencé à élaborer vers 1912 et dont vous trouverez les tâtonnements et les premiers pas dans mes livres et mes articles, bien avant mon premier voyage à Paris. Dans le numéro 5 de la revue chilienne Musa joven, je disais : Le règne de la littérature est terminé. Le vingtième siècle verra naître le règne de la poésie dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire création, comme l’appelèrent les Grecs, bien qu’ils n’arrivèrent jamais à réaliser leur définition. »

Si La gruta del silencio rompt déjà avec la poésie traditionnelle ; c’est dans un Manifeste, (in Non serviam), lu en 1914 à l’Ateneo de Santiago et publié en 1916, que Huidobro prend catégoriquement position : « Jusqu’à maintenant nous n’avons rien fait d’autre que d’imiter le monde dans ses apparences, n’avons rien créé… Nous avons chanté la Nature (ce dont elle n’a que faire). Jamais nous n’avons créé de réalités propres, comme elle le fait et l’a fait par le passé, lorsqu’elle était jeune et lourde d’impulsions créatrices… Moi aussi j’aurai mes arbres qui ne seront pas comme les tiens, j’aurai mes montagnes, j’aurai mes fleuves et mes océans, j’aurai mon ciel et mes étoiles…  Le poète, en pleine conscience de son passé et de son futur, lance au monde la déclaration de son indépendance à l’égard de la Nature. Il ne veut plus la servir en qualité d’esclave… Nous avons accepté, sans plus de réflexion, le fait qu’il ne peut y avoir d’autres réalités que celles qui nous entourent, et nous n’avons pas pensé que, nous aussi, nous pouvons créer un monde qui attend sa faune et sa flore propres. Flore et faune que seul le poète peut créer, par ce don spécial que lui fit la même Nature, à lui et uniquement à lui –. Je n’ai pas à être ton esclave, Mère Nature, je serai ton maître. Tu te serviras de moi, c’est bien. J’aurai mes arbres qui ne seront pas comme les tiens, j’aurai mes montagnes, j’aurai mes fleuves et mes océans, j’aurai mon ciel et mes étoiles. » C’est sur ces fondements, que Huidobro va bâtir son œuvre double de poète et de critique de la poésie. Inflexible et entier, Huidobro entend incarner dans la vie la poésie et les idées qu’il porte et rompt avec sa famille comme avec l’aristocratie chilienne.

En 1916, Huidobro publie Adam, dédié à la mémoire d’Emerson, qui confirme dans sa préface, sa démarche poétique : « Car ce ne sont pas les rythmes qui font le poème, mais la pensée créatrice du rythme ; une pensée si passionnée, si vive que, comme l’esprit d’une plante ou d’un animal, elle a une architecture propre… » Le poète précise encore : « Mon Adam n’est pas l’Adam biblique (ce singe de glaise à qui on donne la vie en lui soufflant dans le nez) mais l’Adam scientifique. Il est le premier chez qui s’éveille l’intelligence et fleurit l’admiration. » Huidobro demeure à la recherche d’une architecture propre de la pensée et de la poésie ; recherche à laquelle il va se consacrer.

En juin 1916, Huidobro se rend à Buenos Aires et prononce à l’Ateneo de la capitale argentine une conférence importante et fondatrice de son art, comme de sa pensée : « L’artiste prend ses motifs et ses éléments dans le monde objectif, les transforme et les combine, les rend au monde objectif sous forme de faits nouveaux, et ce phénomène esthétique est aussi libre et indépendant que n’importe quel autre phénomène du monde extérieur tel qu’une plante, un oiseau, un astre ou un fruit et il a comme ceux-ci sa raison d’être en lui-même et autant de droits et d’indépendance. » Le Créationnisme prend sa forme définitive.

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Après un passage Buenos Aires, ville qui lui parut trop petite, Huidobro gagne l’Espagne pour finalement, en décembre 1916, s’installer à Paris, où il ne tarde pas à se lier avec les principaux artistes de l’avant-garde : Juan Gris (qui l’introduira dans les cercles littéraires de l’époque et corrigera ses premiers textes en français), Robert Delaunay, Pablo Picasso, puis Pierre Reverdy, entre autres. C'est la ligne de transport qui le reliait à Vicente Huidobro, qui inspire à Pierre Reverdy le nom de leur revue : Nord-Sud ; revue dont il fut l’un des fondateurs et dont il finança probablement la publication, aux dires de Guillermo de Torre, où il publia en août-septembre 1917 (n° 6 et 7), son fameux poème « Tour Eiffel ».

L’appartement de Huidobro, à Montmartre, devient rapidement un bouillonnement constant de rencontres, d’où émerge quantités de projets, d’idées, de coups de gueule et d’éclats de rire. « Je vivais alors en France. C’était l’époque héroïque où on luttait pour un art nouveau. Le bruit des canons n’étoffait pas les voix de l’esprit. Malgré la catastrophe, l’Intelligence maintenait se droits : tout du moins en France. Je faisais partie du groupe cubiste, l’unique groupe qui ait eu une importance vitale dans l’histoire de l’art contemporain », écrite plus tard en 1939 (in Pro-Arte), Vicente Huidobro.

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Plus profonds et complexes sont les rapports que Huidobro entretient avec Pierre Reverdy. Une longue et fastidieuse querelle les opposa.Reverdy publie dans le premier numéro de Nord-Sud (1917), un célèbre article « Sur le Cubisme » : « Le Cubisme est un art éminemment plastique, mais un art de création et non de reproduction ou d’interprétation. » Un art de création ! Il s’agit de la conception défendue et théorisée par Huidobro depuis 1912, et à présent revendiquée par Reverdy. Le Créationnisme ayant été conçu et ainsi nommé par Huidobro, il était fatal que surgît une polémique entre les deux grands poètes. La querelle fut alimentée par le critique Guillermo de Torre, qui prit le parti de Reverdy et contribua ainsi à tisser autour de Huidobro une injuste « Légende noire », bien que le Créationnisme de Huidobro soit suffisamment caractérisé pour n’être confondu avec les positions « cubistes » de Pierre Reverdy, qui ne se priva pas de qualifier Huidobro de « plagiaire », de « pick-pocket » et de « mauvais disciple. »  Reverdy joua de toute son influence et de son prestige pour créer, et pour de longues décennies, autour de Huidobro, un climat de suspicion qui jeta sur le personnage comme sur son œuvre un discrédit qui le fit sombrer, en France du moins, dans l’oubli le plus injustifié.

Vers la fin de l’année 1917, les relations de Huidobro et de Reverdy se gâtent définitivement et Huidobro poursuit seul, reprend plusieurs poèmes de El espejo de agua, qu’il traduit en français et publie sous le titre de dans Horizon carré (éd. Paul Birault, 1917. Illustrations de Juan Gris). Le poète s’explique à propos du titre de ce célèbre livre de poèmes : « Au moment de la revue Nord-Sud dont je fus l’un des fondateurs, nous avions tous une ligne générale plus ou moins commune dans les recherches mais au fond on était bien loin les uns des autres. Tandis que d’autres faisaient des lucarnes ovales (La Lucarne ovale, éd. Paul Birault, 1916), je faisais des horizons carrés. Et voilà la différence expliquée en deux mots. Toutes les lucarnes sont ovales… voici comment j’explique mon titre Horizon carré dans une lettre au critique et ami Thomas Chazal à l’époque de la publication du livre : Horizon carré. Un fait nouveau inventé par moi, crée par moi, qui ne pourrait pas exister sans moi. Je veux englober dans ce titre toute mon esthétique, soit : 1/ Humaniser les choses. Tout ce qui se passe à travers l’organisme du poète doit prendre la plus grande quantité de sa chaleur. Ici une chose vaste, énorme comme l’horizon, s’humanise et devient intime, filiale avec l’adjectif carré. L’infini rentre dans le nid de notre cœur. 2/ Le vague devient précis. En fermant les fenêtres de notre âme, ce qui pouvait s’échapper et devenir gazeux, filandreux, reste enfermé et se solidifie. 3/ L’abstrait devient concret et le concret abstrait. C’est-à-dire l’équilibre parfait, parce que si, l’abstrait vous l’étirez davantage vers l’abstrait, il se défera dans vos mains ou filera entre vos doigts. Le concret, si vous le faites encore plus concret, peut vous servir peut-être pour boire du vin ou meubler votre salon, mais jamais pour meubler votre âme. 4/ Ce qui est trop poétique pour être créé devient une création en changeant sa valeur usuelle parce que si l’horizon était poétique en soi, si l’horizon était poésie dans la vie, avec le qualificatif carré, il devient poésie dans l’art. De poésie morte passe à être poésie vivante. Les quelques mots explicatifs sur ma conception de la poésie, à la première page du livre dont nous parlons, vous diront ce que je voulais faire dans ces poèmes. Je disais : Créer un poème en empruntant à la vie ses motifs et en les transformant pour leur donner une vie nouvelle et indépendante. Rien d’anecdotique ni de descriptif. L’émotion doit naître de la seule vertu créatrice. »

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1917, c’est encore l’époque ou Huidobro participe à de nombreuses réunions d’avant-garde, notamment avec les dadaïstes, regroupés autour de Tristan Tzara, dont le chilien nous dit (in Manifestes) : « Je trouve chez Tristan Tzara d’admirables poèmes qui sont très près de la plus stricte conception créationniste. Bien que chez lui la création généralement est plus formelle que fondamentale. Mais l’homme qui a écrit les vers suivants est sans l’ombre d’un doute un poète… » Il y a qu’en effet, le Créationnisme est proche du Dadaïsme. Huidobro rejoint Tzara dans sa révolte, son attitude de refus du monde tel qu’il est et de rupture avec l’art académique. C’est fort justement, comme le remarque Fernand Verhesen, que Georges Hugnet fait place à Huidobro dans L’aventure Dada (1916-1922) et reproduit deux poèmes d’Horizon carré, « Paysage » et « Orage », qui avaient paru dans Dada Almanach (Berlin, 1920). Henri Behar consacre un chapitre de son excellent ouvrage, Etude sur le théâtre dada et surréaliste (Gallimard, 1969), à la pièce de Huidobro, Gilles de Rais (publiée à Paris en 1922 avec un portrait de l’auteur par Picasso et des illustrations de Joseph Sima), qui se situe dans la lignée des ouvrages dadaïstes ou plus exactement pré-surréalistes : « Longue et diffuse (la pièce de Huidobro) se veut surtout une exaltation poétique d’un personnage légendaire, dangereusement fascinant. Elle suggère une interprétation des différents mythes créés autour de Gilles de Rais et de sa prétendue identification à Barbe-Bleue. »

Huidobro s’éloigne de Paris à la fin de 1917 et prend la route de Madrid avec tout « son équipage de nouveautés et de surprises. » Huidobro occupe un appartement meublé, Plaza de Oriente, qui devient rapidement, contre toute tradition madrilène, un centre de réunions : « Toute la vie littéraire se passait dans les cafés et les domiciles privés étaient inaccessibles… et ce qui était plus insolite encore, des femmes étaient invitées chez Huidobro, ce qui donna tout de suite aux réunions une allure plus civile que de coutume. J’ai entendu, de la bouche de Huidobro, les premiers noms véritables qui allaient définir l’époque naissante : j’ai vu chez lui les premiers livres et revues des nouvelles écoles… J’ai connu des artistes étrangers survivants du naufrage européen, qui faisaient escale à Madrid. En premier lieu, les époux Delaunay, Sonia et Robert, des compagnons de Lénine, etc. », témoigne Guillermo de Torre. Bref, Huidobro agite vigoureusement l’existence assez terne des écrivains espagnols, et il publie Hallali – Poème de guerre (Madrid, 1918, écrit directement en français), Équatorial (ibid.), Poemas articos (ibid.).

En 1921, après qu’il eût, pour autant qu’on le sache, parcouru divers pays d’Europe entre ses deux séjours dans la capitale espagnole, Huidobro donne à l’Ateneo de Madrid une conférence qui fait date. Le poète espagnol Gerardo Diego rend parfaitement compte du rôle que joua Huidobro dans le renouveau de la poésie espagnole : « Directement ou à travers Larrea ou quelque autre disciple immédiat, ce qu’il y a de meilleur en Fernando Villalon, en Rafael Alberti, en Pablo Neruda, en Leopoldo Marechal, en Federico Garcia Lorca, en d’autres poètes de langue espagnole et d’autres langues, procède de source huidobrienne ».

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En 1922, Huidobro expose une nouvelle fois sa théorie sur la création, à Paris, lors d’une conférence donnée au Théâtre du square Rapp : « Le poème créationniste naîtra seulement d’un état de superconscience ou de délire poétique. » Cette superconscience sera définie en 1925, année où il publie Automne régulier, Tout à coup et Manifestes : « La superconscience est le moment où nos facultés intellectuelles acquièrent une intensité vibratoire supérieure, une longueur d’onde, infiniment plus puissantes qu’à l’ordinaire. Cet état dans le poète peut être produit, peut être déclenché par unphénomène insignifiant et parfois inaperçu du poète même. » C’est à cette époque également, que les préoccupations politiques de Huidobro s’affirment avec combativité et enthousiasme. Séduit par la Révolution russe, Huidobro fait siennes les thèses communistes et donne en 1924, une « Élégie à la mort de Lénine. »

Un an plus tard, en 1923, les péripéties de Huidobro se heurtent à un obstacle spectaculaire : il s'agit de « l’affaire du livre anglais ».

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En avril 1925, Huidobro est de retour dans son pays natal. Peu de temps après avoir mis le pied en terre chilienne, Huidobro se fait interviewer par le poète Juan Emar. Tout le monde se presse pour rencontrer Vicente Huidobro, ce poète de trente-trois ans, qui est devenu une véritable légende au Chili comme dans toute l’Amérique du Sud. Emar lui demande ce qu'il pense du Chili. Ce à quoi Huidobro répond (in La Nación, 29 avril 1925) : « Les gens pleurent en dansant, et on m'a dit qu’au parc municipal les gardiens éclairent les couples avec des lampes-torches. C’est vrai mais, après tout, la danse et les lampes-torche ça n’est pas… Si ! Ça l’est ! Une lampe-torche, en soi, ça ne représente pas grand-chose, mais c'est la valeur qu’elle représente qui symbolise la mentalité d’un pays. C’est un symptôme de l’imbécillité régnante. Vouloir réduire toute une ville à une cour de collège jésuite, surveillée par le gendarme du coin, et que 500.000 habitants n’y voient rien à redire, c'est bien plus qu’une seule lampe-torche, c’est un symptôme de maladie mortelle. Le remède ? Je n’en vois aucun à part l’immigration. Pour faire du Chili un grand pays, le cri de guerre de tout véritable patriote doit être: noyer, confondre le créole dans le sang blond du nord de l’Europe ».

Huidobro, entame une polémique qui s’avèrera sans fin, avec Pablo Neruda, et publie Vientos contrarios, un volume composé d’annotations disparates, de réflexions sur les sujets les plus divers, mêlées d’aphorismes, de croquis ou de caricatures féroces : « Vis. Tu n’as qu’une seule vie. Proclame ta liberté… sois inconséquent, défie-toi des principes, ne crois pas en cette vieille cocotte repentie qu’in appelle la morale et lance ta protestation dédaigneuse à ceux qui te regardent la bouche ouverte et passe alors en un grand vol d’aigle à trois mille mètres par-dessus le troupeau d’esclaves qui vont courbés sous le poids d’énormes globes gonflés de conventionnalismes… Je suis inconséquent avec tous les instants parce que je suis conséquent avec chacun d’eux. Les dieux sont la divinisation de nos ignorances. »

Vicente prend part d’une manière toute huidobrienne, c’est-à-dire corrosive, provocatrice et subversive, aux débats politiques. L’Assemblée de la Jeunesse chilienne le propose à la présidence de la République. Le voyage que Huidobro entame alors dans son pays n’est que le début d’un tourbillon qui entraînera son environnement proche mais également les sphères de l’aristocratie chilienne. Huidobro se rapproche des communistes chiliens et, critique ouvertement les politiciens et les conservateurs de son pays. Les scandales se succèdent : il est nommé candidat à la présidence; on le roue de coups à la sortie de son domicile pour avoir dénoncé la corruption des autorités. Le Diario de Purificación Nacional, journal qui parait sous sa direction, est fermé. Il en fonde un autre dans la foulée : La Reforma. Une bombe est aussitôt posée devant sa maison.

A cette époque, ce ne sont pas seulement ses péripéties politiques qui choquent le plus, mais plutôt aussi le fait qu’il soit tombé amoureux d’une adolescente : Ximena Amunátegui Lecaros, qui, outre son appartenance à une famille très influente de la bourgeoisie chilienne, se trouve être sa belle-sœur par alliance. La famille Amunátegui porte plainte. Huidobro est arrêté par la police qui, depuis longtemps, n’attendait qu’un prétexte pour passer à l’acte. La suite des évènements est tout aussi tumultueuse. Ayant reçu des menaces de mort et cédant aux exhortations de sa mère et de quelques proches, Huidobro quitte à nouveau le pays en abandonnant femme et enfants. Il échoue aux Etats-Unis.

En 1927 on entend parler de lui dans la presse. « Chilean gets film prize », un article du New York Times, daté du 23 juillet 1927, annonce que Huidobro vient de recevoir, à New York, la somme de dix mille dollars de la League for Better Pictures ; une institution liée à Hollywood, qui souhaite adapter son Cagliostro au cinéma. Le projet finira dans les oubliettes du cinéma muet. Durant tout ce temps, Huidobro est resté en contact avec Ximena, par l’intermédiaire d’une bonne. Il n’abandonne pas l’idée de retourner la chercher au Chili. En 1928, il entre clandestinement dans le pays, enlève littéralement Ximena et l’emmène à Paris. Le scandale est retentissant. Divorcé de Manuela Portales Bello, Huidobro épouse la belle Ximena qui sera sa femme jusqu’en 1944. Le couple aura un fils : Vladimir García-Huidobro Amunátegui. En 1945, Vicente se séparera de Ximena pour épouser, en 1945, celle qui sera sa dernière femme : Raquel Señoret Guevara.

A Paris, le Surréalisme est en pleine effervescence. Huidobro ne tarde pas à diriger avec Tzara, la section littéraire « Feuille volante », des Cahiers d’arts. Huidobro collabore à de nombreuses revues, publie et maque ses différences d’avec le surréalisme : « Dans les manifestes surréalistes, il y a beaucoup de bonnes choses et si les surréalistes font des œuvres qui marquent un moment d’altitude du cerveau humain, ils seront dignes de toutes les louanges. Nous devons leur faire crédit, même si nous n’acceptons pas leur chemin et si nous ne croyons pas à l’exactitude de la théorie. Dans le manifeste d’André Breton, je vois cité comme exemple de belles images, comme exemple d’image très dépouillée : « La nuit rentre dans un sac » ou « Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule ». Deux images d’une banalité effrayante d’un rapport si facile, qu’elles reposent sur le lieu commun de : « La nuit comme une gueule de loup » et l’autre sur le cliché « le chant de l’eau ». Sans besoin d’être poète, on peut trouver de telles images. Je lui préfère de beaucoup la mienne que vous trouverez dans Horizon Carré » et qui dit : « La nuit sort de sous les meubles », et dans mon poème « Adam », écrit en 1914, en parlant de la mer : « On ne sait pas si c’est l’eau qui fait le chant, ou si c’est le chant qui fait l’eau »… Moi personnellement, je n’admets pas le Surréalisme, parce que je trouve qu’il abaisse la poésie en voulant la mettre à la portée de tout le monde comme un simple jeu de famille après le dîner. »

Enfin, voici Altazor, le chef d’œuvre, qui paraît en 1931, à Madrid. Huidobro a porté ce très haut poème pendant de longues années, puisque c’est en 1919 qu’il a commencé à l’écrire : Ouvrez la bouche pour recevoir l’hostie de la parole - blessée – L’hostie brûlante et angoissée qui naît en moi je ne sais où – Qui vient de plus loin que mon cœur – La - délicate cataracte d’or en liberté. « Altazor, précise toutefois Fernand Verhesen, « n’est pas le seul grand poème de Huidobro : Tremblor de cielo, poème en prose, a été publié en cette même année de 1931 et traduit en français par l’auteur (Tremblement de ciel, éd. de l’As de cœur, Paris, 1932). Poème d’amour et de mort, Tremblor de cielo a pu être rapproché de certains Chants de Maldoror, et il suffit pour situer le niveau de cette œuvre. » Mais, il faut reconnaître que la parution d’Altazor, marque le point culminant de la création poétique de Huidobro et sans doute de la poésie latino-américaine. Ce vaste et superbe poème de la maturité absolue du Créationnisme, s’appuie sur un mythe fondamental : Altazor, incarnation du poète, qui descend dans les profondeurs, comme Orphée ou Dante. Altazor est également un tour de force poétique et émotionnel. Comme toute grande parole poétique, le poème huidobrien apparaît prophétique : Quelle sanguinaire étoile refuse de céder le pas ? – Où es-tu triste noctambule –Dorée de l’infini –Qui passe dans la forêt des songes ? Avec Altazor, Huidobro ne reçoit que des louanges.

(..) 

En 1932. Plus actif que jamais, Huidobro continue de bouleverser la vie littéraire du Chili, comme nous le dit Fernand Verhesen : Autour de lui se groupent des écrivains, des peintres et de jeunes musiciens avec lesquels il organise des fêtes d’art, des expositions, des récitals, publiant aussi d’éphémères revues : Pro, Vital, Primero de Mayo et Total, revue à laquelle collaborent André Breton, Paul Éluard, René Daumal, et où paraît son manifeste du même nom. Ce n’est qu’en 1941 que Huidobro publie à nouveau des poèmes, après avoir fait paraître, notamment, Cagliostro (romanfilm), La Proxima (roman), Papa o el diario de Alicia Mir, En la luna, et surtout les Tres immensas novelas, écrit à Arcachon, en collaboration avec Hans Arp. Ecrits en 1923 et en 1934, deux volumes voient le jour, Ver y palpar et El Cuidadmo del olvido.

Durant la guerre d’Espagne, Huidobro, membre du Parti communiste chilien, rejoint le camp des Républicains. Il participe aux combats et couvre le conflit comme correspondant de guerre pour un journal uruguayen. Il participe au Congrès des intellectuels antifascistes, à Valence, tandis que se prolonge sa polémique avec Neruda. La défaite des Républicains espagnols étant consommée, il revient au Chili, ulcéré, déçu, découragé. Après la signature du pacte germano-soviétique, il quitte aussitôt le Parti communiste. C’est en tant que capitaine sous les ordres du général de Lattre que Huidobro, de retour en Europe, participe à la Seconde Guerre mondiale. Blessé à deux reprises en avril et en mai 1945, il retourne au Chili avec son butin : le téléphone privé de Hitler.

Installé dans sa propriété de Cartagena, une hémorragie cérébrale, aggravée par les séquelles de ses blessures, emporte Vicente Huidobro, le 2 janvier 1948. Pas un mot, en Europe, ne signale la disparition du poète. Son dernier recueil, publié quelques jours après sa mort, par les soins de sa fille, Manuela Garcia Huidobro, Ultimos poemas, contient d’admirables poèmes, notamment « El pasajero de su destino » et surtout « Monumento al mar », dont la traduction fut publiée dans Le Journal des Poètes (n°2, de février 1948) et ce fut, constate amèrement Fernand Verhesen, le seul hommage rendu à Vicente Huidobro, quelques semaines après sa mort. Vicente Huidobro allait avoir cinquante-cinq ans.

Il a fallu attendre 1990, pour qu’une Fondation Vicente Huidobro soit créée à Santiago du Chili, avec pour objectif de préserver l’œuvre et les archives du poète, tout en rendant accessible le fonds aux chercheurs et aux étudiants.

Le 6 avril 2013, ce fut autour du Musée Vicente Huidobro d’ouvrir ses portes, à Cartagena, au sein même de la maison familiale (héritée de sa mère en 1938) où le poète a vécu et où il est décédé en 1948. On accède à la cas-museo, en voiture, au départ de Valparaiso, par la Route de la mer, également appelée « Littoral des poètes », car, en effet, en une demi-heure, nous pouvons relier la cartagena de Vicente Huidobro à l’Isla Negra de Pablo Neruda, deux lieux très forts et émouvants. Le musée Huidobro, outre des documents originaux d’exceptions ayant appartenus à Vicente, propose un riche parcours thématique sur les trois cent vingt mètres carrés de la casa. Un peu plus haut, à moins d’un kilomètre à pied, on peut se rendre sur une colline, que surmonte la tombe du poète ; tombe qui a été déclarée monument historique en 1992. J’ai eu la chance de pouvoir me rendre en cet endroit, en juillet 2017 et d’y être accueilli très chaleureusement par la direction. Sur place, on me fit savoir que le dossier (in Les HSE n°28, 2009) que Les Hommes sans Epaules avaient consacré à Vicente Huidobro avait été et demeurait très apprécié.

Un grand poète tel que Vicente Huidobro ne s’efface pas de ce monde. Le « Citoyen de l’oubli » a traversé l’océan pour revenir parmi nous. L’épitaphe du poète, qui a été gravée sur sa tombe, n’est-elle pas : Ci-gît le poète Vicente Huidobro - Ouvrez la tombe - Au fond de cette tombe on voit la mer.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).


À lire (en français) : Monument à la mer (Le Cormier, 1956. rééd. éditions Unes, 1996), Le Citoyen de l'oubli, Anthologie, Préface de Pablo Neruda, traduction de Fernand Verhesen (éditions Saint-Germain-des-Prés, 1974), Gilles de Raiz, théâtre (José Corti, 1988), Altaigle (éditions Unes, 1996), Horizon Carré, édition bilingue (éditions Indigo, 2002), Manifestes (éditions Indigo, 2003), Tremblement de ciel, édition bilingue (éditions Indigo, 2003), Tour Eiffel, Automne régulier, Tout à coup, Hallali, édition bilingue (éditions Indigo, 2003), Papa ou le Journal d’Alicia Mir, roman (Phébus, 2005), Equatoriale, édition bilingue (éditions Indigo, 2007), Horizon carré, édition fac simile de l'édition originale de 1917 (Fondation Vicente Huidobro, 2016), Altazor, le Voyage en parachute (L'Harmattan, 2017).

Site internet de la Fondation et du Musée Vicente Huidobro.

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VICENTE HUIDOBRO

par

Pablo NERUDA

 

Voir Vicente Huidobro depuis Bruxelles – sa Grand’Place, Sainte-Gudule –, dans l’herbier de la poésie française et flamande, c’est autre chose que de le voir depuis le Chili, sa patrie antarctique, isolée de tous les mondes par des cordillères et des océans.

Pour vous, Huidobro fait partie du feuillage, de la croissance. Pour nous, Chiliens, Huidobro est rapprochement, relation, voyage.

Huidobro, comme Ruben Dario, est un importateur de tendances, de constructions, de fragrances composées au feu central de l’Europe de la Première Guerre mondiale. Apollinaire, Juan Gris et le Cubisme, les Ballets Russes, libèrent une nouvelle rose des vents et notre Huidobro est le premier Américain dont les regards suivent la flèche et qui sente grandir la rose en ses propres mains. Je ne dis pas en son cœur : Huidobro est un artisan, un architecte du château de l’air, un orfèvre engagé dans l’alchimie.

Son monde magique est doué du mouvement et de l’insistance d’une répétition manuelle : son adresse est celle du prestidigitateur merveilleux : ses éclairs sont le produit d’un exercice voltaïque ininterrompu.

Ruben Dario, sans laisser d’être un Américain fondamental, un Indien mélancolique, nous ouvrit les portes du grand modernisme : il importa en Amérique la douceur cendreuse de Verlaine et nous fit entendre le colloque de Laforgue et le hurlement de Lautréamont. Vicente Huidobro, tout imprégné d’élégance cubiste, aperçut, du fond de son humanisme interplanétaire, la chevelure surréaliste qui devait flotter jusqu’aujourd’hui sur l’Océan atlantique, comme des algues marines.

La poésie chilienne fut fondée au XVIe siècle par un conquistador espagnol, page de Charles-Quint, nommé Alonso de Ercilla. Le jeune soldat, égaré dans la forêt sanglante de la guerre, révéla au monde, l’épopée araucane. L’Empire espagnol perdit beaucoup de sang en cette guerre qui dura trois siècles.

Ercilla célébra, plutôt que les envahisseurs, le peuple envahi. La poésie du Chili émergea comme une fleur rouge du combat livré par une race qui fut décimée mais ne se rendit pas au formidable ennemi. C’est alors que ce petit pays acquit sa voix propre. Et cette voix se répercute sur les neiges andines et les écumes infinies du grand océan.

Un élément important de cette voix, de ce lumineux château dressé dans nos solitudes, c’est le chant créateur, inventif, ludique et fantastique de Vicente Huidobro.

Ce jeu soutenu qui, telle une source apparemment inépuisable, élève en sa tour de cristal un cercle de splendeur et d’allégresse, c’est l’oeuvre du poète chilien auquel rend hommage, par cette édition, la culture ancestrale de la Belgique actuelle.

C’est avec plaisir et honneur que j’écris ces mots pour célébrer cet événement, en remercier les poètes belges et saluer la mémoire de mon compagnon disparu, lorsque surgit, cette fois très loin du Chili, l’éclat de sa poésie.

Pablo NERUDA

(Préface - texte traduit de l’espagnol par F.Verhesen - du Citoyen de l’oubli de V. Huidobro, éd. Saint-Germain-des-Prés, 1974). © Les Hommes sans Épaules éditions.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




Dossier : LES POETES DANS LA GUERRE n° 15

Dossier : VICENTE HUIDOBRO ou la légende d'Altazor n° 28

Dossier : Poètes chiliens contemporains, le temps des brasiers n° 45