Adrian MIATLEV

Adrian MIATLEV



Ravageur permanent, ardent polémiste (« Contre-crieur de contre-journaux, mon travail c'est de ruiner tout le monde sur mon passage, en gueulant »), critique redouté pour sa férocité (« Ma critique est de provocation pure et simple »), Adrian Miatlev (1910-1964), qui a écrit (in Le cas de l’oncle Tom, La TdF, septembre 1964) : « Je n’ai ni dieu ni maître, mais j’ai une fidélité toujours présente dans mon cœur… C’est la sainte lumière de la solitude et de la fraternité tout ensemble », fut considéré, avant comme après sa mort, comme un mythe qui perdit toutefois de son éclat en 1992 avec la disparition de celui qui en avait été l’instigateur : Pierre Boujut, le fondateur et directeur de la revue La Tour de Feu (149 numéros de 1946 à 1981, auxquels s’ajoute  un ultime numéro 150, en 1991). Entre Miatlev et Boujut, tout fut intense, disproportionné, jusque dans les ruptures qui ne duraient guère longtemps, comme ce dernier l’a rapporté : « Il avait rompu parce que je m’étais permis assez véhémentement de lui faire la morale. Je voyais bien à quelle fin prématurée le menaient ses abus d’alcool et particulièrement de vin rouge ! Miatlev n’admettait aucun droit de regard sur sa façon de vivre et il rejetait violemment ce que, plus tard, il nomma L’Abominable Sollicitude… Ainsi ce 28 novembre 1953, la porte s’ouvrit et la réconciliation eut lieu sur-le-champ. Je venais de lui écrire : Nous avons échangé des paroles mortelles et seules les paroles sont mortes ! ».

Sur quoi repose le mythe miatlévien ? Sur l’esprit délirant, burlesque et sarcastique du poète ; sur son œuvre, certes, mais plus encore sur le personnage. Miatlev avait pourtant écrit : Je suis pierre et sur cette pierre personne ne bâtira d’église ; ou encore (Lettre à Pierre Boujut in La Tour de Feu n°111) : « Je suis quand même assez inquiet de ce numéro « Miatlev tel qu’en nous autres. » J’espère que tu n’as pas abusé de tes facilités de divulgateur. Tu as déjà si souvent publié des fragments de mes lettres qui n’étaient pas destinées au public que je peux craindre le pire. Plus de pudeur, ami. Faut-il montrer son cul à tout le monde. Ah, la voilà bien cette Tour de Feu ! Tu sais que de mon vivant j’avais toujours refusé ce Festival Adrian Miatlev, même sous la forme burlesque… » Le mythe Miatlev repose tout d’abord sur le mode de vie du poète. Ce dernier menait une vie bohême entièrement consacrée à la poésie, qui forçait l’admiration de ses amis. Ces derniers qui avaient tous en dehors de la littérature un emploi en arrivaient pour un grand nombre à complexer et à culpabiliser face à Miatlev ; bien que Boujut ait déclaré : « Mon admiration était immense, mais elle n’était pas aveugle ».

Miatlev, érudit peu commun, vivait dans un dénuement extrême (ce fut aussi son choix) et non à compte d’Etat (cela existait-il à l’époque ? C’est-à-dire de subventions, de résidences, comme tant de « talents creux » de nos jours, qui y trouvent un filon digne d’un trésor). Pierre Chaleix put ainsi écrire (cf. La musique d’une âme in La TdF n°90) : « Comment peut-on aimer les hommes et les fuir ? Je pense qu’il les fuyait, qu’il nous fuyait parce qu’il ne sentait pas notre amour humain à la grandeur du sien. Il nous fuyait quand il découvrait soudain en nous tous notre soumission aux exigences du monde, à l’utilité, que lui, homme né pour être libre ne pouvait admettre… Combien de fois la solitude de sa chambre à Ymeray ou ailleurs lui a été lourde ? Je ne suis pas du tout certain que Miatlev fût la sorte d’ermite que l’on se plaît à croire… » Fred Bourguignon (cf. L’homme du tout et rien in La TdF n°90), a aussi largement témoigné sur la fascination que pouvait exercer le poète : « Je le vois arriver ici, évadé de Paris, à pied, crevant de soif et rien à lui donner. En bonne santé, chargé d’histoires à raconter, fumant du vrai tabac, mangeant comme un oiseau et croyant à la religion des hommes. À la vie des hommes, au bonheur entre les hommes, à l’insatiable besoin de parler avec des hommes, qui sont promis à tout partager dans l’éternité. Au Dieu des hommes, à la bêtise des hommes mais jamais à la fin des hommes. Même s’il les a voulus désunis, dispersés, ennemis, prisonniers, généreux, menteurs, sans passion et par-dessus tout comme ils sont. Des hommes et point des poètes. C’est tout ça qui a bouleversé les données et la destinée de la revue La Tour de Feu et de tous ceux qui sont venus pour s’y chauffer. À cause de ce Demeuré Spécial nous sommes des hommes et sur le papier aussi, marqués par cette volonté de lui donner raison et sans raison. À moins que ce ne soit seulement pour être dans le même wagon et pour dérailler avec lui. Que s’est-il passé depuis qu’il a modifié, dynamité, soulevé, intrigué, ulcéré, provoqué, insulté, inventé le « cractère » des hommes de La Tour ? Peu de poètes en furent informés. Et pour cause. Il les avait découragés, éloignés, et plus encore désignés à leurs petites besognes de métiers. Parce que lui vivait d’un vrai travail qui n’était pas un travail. Il vivait de la vie même. Alors que nous nous échinions sur n’importe quoi à longueur d’année… Mais il faut pourtant le dire et le répéter : jamais la peur, l’espérance, la catastrophe, l’angoisse, la religion, n’ont passé la porte avec lui. Seule, habillée, vue de près, juste, comme elle est, la mort nous est apparue sans épouvante ni renoncement… C’est Pierre Boujut qui a toujours donné la grande place à celui qu’il voyait et voit toujours comme le plus grand. Il l’est d’ailleurs et pour nous tous du comité de rédaction, puisqu’il nous a été bien impossible de continuer son sacerdoce avec la même férocité et de la même bonté… terrible épée de ses chroniques qui rouille maintenant entre les pages de nos anthologies personnelles. »

Pacifiste en colère (Et tous, de cette façon - Dans une fraternité surprenante - Celle qu’on chercherait en vain - A réaliser par des moyens pacifiques - Pillent, pillent, dépècent, écorchent - Et convoient à sa fin malheureuse - Ce monde humain), ne croyant pas en Dieu (mais furieux qu’il n’existe pas), mécontent de l’homme (Cette prison dont les murs sont des hommes), Miatlev, qui disait se soucier assez peu de faire une œuvre, avait en plus un physique à part qu’il a lui-même décrit : « Moustache raide et rousse, oreilles poilues, cheveux à ressorts qu’on a tant enviés et vantés, chevaux où tant de mains ont « passé » (mais se baigne-t-on jamais deux fois dans le même fleuve ?) et ces yeux surtout dont l’expression est naturellement farouche et terrible, même au repos, ces yeux qui « piquent », qui gênent, et pourtant ne voient rien et ne veulent rien voir », (A.M. in Le Sacrement du divorce, 1960).

Miatlev fut idolâtré mais aussi controversé en tant qu’homme, critique et poète (« Tout ce côté spectacle m’irritait au plus haut point », dira notre collaborateur Jean Chatard), y compris au sein du groupe d’élection qui fut le sien : celui des camarades-rois de La Tour de Feu. « Depuis les premiers jours de sa collaboration, sa présence à La Tour de Feu est perpétuellement discutée. Admirée par les uns avec la même véhémence qui déclenche le mépris des autres, il ne suscite pas la tiédeur ; il a le don de réveiller la colère aussi bien que l’amour. Et lui-même ne sait pas s’il préfère l’incompréhension qui le couronne d’un prestige altier à l’admiration qui lui ouvre le cœur d’autrui. Il balance entre soleil et solitude… Miatlev l’imbuvable, le mythomane, le Saint-Just du charabia ! Ce bonhomme tranche de toutes choses avec une assurance, un pédantisme, un primarisme renversants. La Tour de Feu, où il emmerde tout le monde, gagnerait à se débarrasser de cet olibrius à la médiocrité agressive. » Plusieurs de nos lecteurs contresigneraient volontiers ce jugement, par contre pour de nombreux autres, la présence de Miatlev est tonique, géanthropique, indispensable », à écrit Boujut (préface à Adrian Miatlev, Syllabies, Les Poètes de La Tour, 1966).

Et lui-même, Adrian Miatlev, que pensait-il de son mythe et de sa légende ? Après avoir écrit : « Il est des glorifications qui sont des utilisations » ou « On n’a pas besoin de martyrs parce qu’on n’a pas besoin de victimes, mais d’être incrucifiables » ; Miatlev évoqua la question dans une lettre à Roger Noël-Mayer, en 1955 : « Je n’ai pas le droit de jouer au grand homme, à l’individu célèbre, au poète méconnu, au poète tout court, car il reste trop à faire. Je n’ai pas le droit de me prélasser dans l’estime que quelques-uns me portent (ça ne veut pas dire que je n’en ai pas besoin et que je ne m’appuie pas dessus) car je vois trop de travail devant moi. » Plus tard en 1964, dans une lettre à sa femme, il ajoutera : « Et puis ceux-là, je leur ai assez donné de spectacle, et du plus pur et du plus terrible ! Qu’ils relisent mes chroniques toutes pavées de nos communes aventures. Et la Noire légende ? C’est-y pas aussi la grande fresque de ma vie ? Le plus souterrain des autoportraits… que les meilleurs copains n’ont encore regardé, j’en ai peur, qu’en rasant les murs. »

Adulé, Miatlev le fut. Rappelons que La Tour de Feu publia dix-neuf numéros intitulés : Miatlev nous écrit et un étonnant numéro spécial (n°90, Adrian Miatlev tel qu’en nous autres). Pierre Boujut put écrire dans son éditorial : « Je ne veux pas faire de religiosité à son sujet. Je ne dirai pas que nous avons connu en lui un dieu irréfutable ou un fils de Dieu nouveau modèle. Et je n’entrerai pas dans ces mysticités fausses, dans ces comparaisons futiles où sombrèrent les amis d’Antonin Artaud. Si je dis qu’Adrian Miatlev fut mon poète et mon prophète, fut pour moi à l’état absolu le poète et le prophète, il y a là une constatation de grandeur spirituelle, mais aucune volonté de divinisation. Toutefois, je remarque que le passage d’un tel être parmi ceux qui l’ont connu, ceux qu’on peut déjà nommer témoins ou disciples, développe nécessairement après sa mort une certaine atmosphère évangélique. L’Évangile et ses paraboles composent un mythe éternel qui recommence à fonctionner après le départ de toute personnalité insolite et admirée. Il en sera sans doute ainsi avec Miatlev, étant donné le poids, la nouveauté de son message écrit, et aussi la magie intransmissible de sa présence, de sa parole tout, comme de son silence. Les heures passées avec lui sont inoubliables. Qu’on le veuille ou non, le cahier actuel de La Tour de Feu est bien une sorte d’Évangile selon Adrian Miatlev ».

Aussi n’est-ce pas en vain que Pierre Chabert put écrire, avant de se retirer du groupe : « Un pareil culte est indéfendable. » Jean-Claude Roulet témoigne à son tour (in Les Mots sauvés n°1, 1998) : « La Tour de Feu eut son dieu. Constant et cependant fugace, indiscutable quoique contestable, statufié mais fragile, il fut au sein de l’ignition turrignienne le phénix renaissant à chaque numéro de la revue. D’aucun pensaient : « Adrian est Dieu et Pierre Boujut est son Prophète ». Mais son verbe n’était pas reçu par tous. Irrités par le burlesque de ses paraboles, les ombrageux contestaient ses divins messages. Ses zélateurs n’en avaient cure. »

Jean-Pierre Joyeux (cf. Miatlev, poète de la simplicité in Adrian Miatlev, Les Feux de la Tour, 2001), conserve un souvenir ébloui d’adolescent : « J’ai rencontré Miatlev, pour la première fois, à un congrès de La Tour de Feu, en 1956. J’avais seize ans. Comme tous, je fus frappé par le personnage : grand, maigre, yeux clairs, cheveux bouclés, noblesse de gestes, rare élégance, l’allure d’un Prince. Il m’apparut comme le poète absolu dont la vie et l’œuvre coïncidaient parfaitement. Il me disait : « Il faut être poète vingt-quatre heures sur vingt-quatre ». Il était lui-même ce poète, ayant tout sacrifié à la poésie, ne vivant que de poésie. « Il faut que le poète soit la preuve vivante et ambulante de son poème », écrivait-il. Son côté solaire éblouissait son entourage : il avait un étrange pouvoir de séduction. Et il m’apparaissait comme l’âme même de ce groupe de « poéteupotes » que je découvrais. « Chacun de nous porte en lui un fragment de Miatlev, un éclat de Miatlev, un instant de Miatlev », écrivait Pierre Boujut. Le Miatlev cher à mon cœur c’est le poète de la simplicité, c’est-à-dire « le retour tranquille aux choses élémentaires et naturelles, « un bain de nudité »... Il aimait les choses simples : « On reconnaît le poète à ce qu’il s’émerveille de choses petites, banales, domestiques et secondaires. » Il était plein de tendresse pour les pierres, les animaux, les hommes les plus humbles, comme ses « compagnons d’Ulysse ». Il était attentif à tous les êtres et débordait pour eux d’une tendresse infinie : « Ceux qui puisent à la force des bras… Ne savent que rarement qu’ils accomplissent une œuvre de beauté simple ». Il était aussi attentif aux jeunes poètes que nous étions. »

Poursuivons avec un échange virulent (reproduit dans La TdF n°150), qui intervient lors de l’un des derniers congrès de La Tour de Feu. Adolphe Grad : « Quand donc La Tour de Feu cessera-t-elle de se référer à Miatlev ? Voici dix ans qu’il est mort et vous ne cessez de l’évoquer comme une augure. Contre la poésie vivante, vous entretenez une tradition morte. » Moreau du Mans : « Grad a raison. La Tour de Feu crève de cette religiosité miatlévienne, de cette célébration permanente d’un homme disparu... Il est des morts qu’il faut qu’on tue. » Boujut : « Tu me plonges dans une de mes contradictions. Je le reconnais volontiers… Nous avons tissé autour de Miatlev une sorte de légende, nous avons créé un mythe dans l’esprit même d’une tradition que par ailleurs je désavoue…. Il y a des jours où j’emmerde les morts… Et il y a des jours où je bénis Miatlev, où je continue à le faire vivre, quoi qu’en pense Moreau du Mans. » Moreau du Mans : « Il faut tuer son père ! » Chabert : « Miatlev n’était pas notre père ! » Moreau du Mans : « Mais si, et La Tour de Feu en crève ! » Annie Duthil : « C’est pas vrai ! » Laurent : « Disons que Miatlev n’est pas un mort comme les autres. Il fut parmi nous la poésie incarnée… Miatlev n’est pas une ombre, c’est un soleil que nous entretenons. » Moreau du Mans : « Je prétends que Miatlev n’est pas un poète. C’est un grand prosateur… En fait vous invoquez un fantôme et la mort n’ajoute aucun mérite à un poète, même mort jeune, comme Cadou ou Artaud. » Follain : « Je ne me lève pas parce que ça me fatigue. Je dis seulement que je voudrais qu’on n’éternise pas ce débat. »

Miatlev n’avait d’autre royaume que celui du feu de son imaginaire : Il y en a qui cachent leur nudité. Moi je cache mes vêtements, d’où mon invisibilité. Pour Miatlev, la langue, le rythme, la raison et le sujet (ou l’idée ou l’atmosphère) d’un poème devaient être étroitement liés et ce poème avoir son équivalent de pureté intérieure et d’existence sociale. Il fallait que le poète soit la preuve vivante et ambulante de son poème. Boujut était bien sûr au premier rang de ses amis et admirateurs, écrivant notamment : « Misère et grandeur ! En tout sens, il me dépassait. La terrible insécurité et les aléas de son existence me donnaient le vertige. Aussi quand il venait à Jarnac, c’était un personnage de l’Olympe que j’allais chercher à la gare. Et pourtant, ce Jupiter, déguisé en homme, n’avait rien de hautain, ni de méprisant. Il ne jouait pas au grand poète. » Quant à l’œuvre de celui qui brandissait ses poèmes pour dénoncer le conformisme et qui, révolté, vivait dans la misère « ivrogne qui roule dans le fossé », Jean Follain a dit : « La poésie d’Adrian Miatlev résistera de par sa haute qualité à toute épreuve du temps. Bienfaisante et révoltée, elle participe d'une inquiétude majeure, d'un immense désarroi, liée à l'aspiration tragique vers l'impossible sérénité… Son œuvre ne cessera de se développer dans le temps. On ne pourra que lui faire un jour le sort qu’elle mérite. Ce sera alors un grand éblouissement. »....

Christophe DAUPHIN

(in Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvres d’Adrian Miatlev : Paix séparée (Le Seuil, 1945), Ce que tout cadavre devrait savoir (La Tour de Feu, 1948), Ode à Garry Davis (La Tour de Feu, 1949), Le Livre des cicatrices (La Tour de Feu, 1951), Syllabies (Les Poètes de La Tour, 1955), Dieu n'est pas avec ceux qui réussissent (La Tour de Feu, 1959), Le Sacrement du divorce (Gallimard, 1960), L’Abominable sollicitude (La Tour de Feu, 1964), Excelsismes (Club du Poème, 1964), Quand le dormeur s’éveille (éd. Rencontre, 1965), Soleil de miel, avec Pierre Boujut, (La Tour de Feu, 1966), Ce que tout cadavre devrait savoir, suivi de Qu’elle était noire ma légende (Barbare, Tanger, 1969), Le Sens de la marche, poèmes choisis, (Robert Morel, 1972), Poèmes inédits (Plein Chant, 1972), Adrian Miatlev nous écrit, dix-neuf fascicules (La Tour de Feu, 1970-1980), Saint-Simon 52 (La Tour de Feu n°142-143, 1979)… à ces livres et recueils, il convient d’ajouter les nombreux écrits publiés dans Esprit et dans La Tour de Feu.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : LA POESIE ET LES ASSISES DU FEU : Pierre Boujut et La Tour de Feu n° 51