Charles BAUDELAIRE

Charles BAUDELAIRE



CHARLES BAUDELAIRE

& LES FLEURS DE LA NORMANDITÉ

(Extraits)

 

par Christophe DAUPHIN

 

Claude Pichois, biographe du poète et auteur de l’édition de ses œuvres complètes dans la Pléiade, dit, que « contrairement à Rimbaud qui nous entraîne loin de nous-mêmes, Baudelaire nous ramène toujours à nous-mêmes ». Si Baudelaire a tant voulu se démarquer de ses aînés romantiques, comme de ses contemporains parnassiens, c’est bien sur le plan de l’approche de la nature et du naturel. Baudelaire, qui se dit surnaturaliste[1], est bien le poète de cette l’infatigable ardeur vers l’idéal, l’entraînante aspiration vers l’unité et l’incessante ascension vers l’infini.

Baudelaire est l’héritier critique du romantisme, dont il refuse la complaisance dans l’introspection, le pur épanchement lyrique et surtout l’abandon à toutes les facilités ou licences de l’art, mais dont il nous dit : « Il y aurait injustice à nier les services qu’a rendus l’école dite romantique. Elle nous rappela à la vérité de l’image, elle détruisit les poncifs académiques, et même au point de vue supérieur de la linguistique, elle ne mérite pas les dédains dont l’ont uniquement couverte certains pédants impuissants. Mais, par son principe même, l’insurrection romantique était condamnée à une vie courte. La puérile utopie de l’école de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de l’humanité… Je préfère le poète qui se met en communication permanente avec les hommes de son temps, et échange avec eux des pensées et des sentiments traduits dans un noble langage suffisamment correct. Le poète, placé sur un des points de la circonférence de l’humanité, renvoie sur la même ligne en vibrations plus mélodieuses la pensée humaine qui lui fut transmise ; tout poète véritable doit être une incarnation… »

Mais, le Romantisme ne dura-t-il pas en fait presque un demi-siècle ? Ne débute-t-il pas sous les auspices de Chateaubriand, pour trouver son expression la plus accessible sous la plume de Victor Hugo et manifester sa plus juste quintessence dans les œuvres de Nerval et de Baudelaire ? J’ajoute Xavier Forneret, trop souvent qualifié de manière méprisante (ainsi que Nodier, Rabbe, O’Neddy, Borel, Esquiros, Lacenaire, Aloysius Block ou Lefèvre-Deumier), de « petit romantique ».

Le Parnasse ? Baudelaire en condamne le culte excessif de la forme, dénonce aussi bien la « bonne nature », figée dans les poses ou les tableaux éternels des tenants de « l’art pour l’art ». Le poète impose au contraire l’image d’une nature humaine lépreuse, viciée, coupable, lieu ou cause d’une perdition certaine : « La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-même… Je dis que si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. »

Négation de la misère humaine, la poésie ne peut être pour lui que révolte. Là où Baudelaire et Mallarmé ne pensent qu’à créer une œuvre d’art, les surréalistes voudront, après Arthur Rimbaud, réaliser une œuvre de vie et essaieront de conjuguer action et écriture. Baudelaire écrit : « Qui n’a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d’un azur plus transparent s’enfonce dans un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, et où les parfums racontent des mondes d’idées ? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l'esprit. Elle est revêtue d’intensité et sa splendeur est privilégiée. Comme la nature perçue par des nerfs ultrasensibles, elle révèle le surnaturalisme. »

Peignant des charognes, des cerveaux gangrenés et des fontaines de sang là où d’autres voyaient des trésors de fraîcheur, d’innocence et de grâce, Baudelaire orchestre le cruel ballet de tous les monstres du naturel. Son obsession de se perdre, de se dissoudre, n’est pas moins que la hantise balzacienne de la dépense du plaisir. Ni sa sensibilité, qui le prévient contre le vampirisme du naturel, ni son intelligence critique, qui lui désigne partout la corruption, ni sa foi, qui lui dénonce le mal et le crime « originellement naturel, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère », ne lui autorisent la moindre compromission.

Trois ans avant la parution des Paradis artificiels[2] (1860), Baudelaire n’hésite donc pas à réaliser dans la poésie des Fleurs du Mal (écrite entre 1841 et 1857), « le maître livre de notre poésie », dit Yves Bonnefoy, les leçons ambiguës de Thomas de Quincey, en cherchant à combler son « goût de l’infini » par le recours aux artifices les plus divers. Toutefois, Baudelaire ne se méprend pas ; il sait par expérience, que cette artificialité est aussi dangereuse que provisoire. Tout au plus est-elle la métaphore du désir d’élévation ou de dépaysement que l’être oppose à l’opacité sclérosante du réel.

Baudelaire, qui ne fut vraiment ni alcoolique ni toxicomane, est bien davantage lui-même quand il s’abandonne à ces autres artifices que sont les raffinements sophistiqués de certaines sensations ou rêveries : l’envoûtement du « parfum exotique », la tiédeur engourdie des soirées au « balcon », la mollesse magnétique des chats, le vertige langoureux d’une harmonie du soir, l’inconsistante divagation d’une invitation au voyage. Les vraies drogues, et les plus efficaces des Fleurs du Mal (1857 et 1861), sont en réalité celles du langage, quand le poète arrive à fixer dans la nébuleuse de ses mots et de ses vers, ses pulsions, ses sens, et les fantasmes de l’imaginaire.

Lire Baudelaire, c’est recevoir le ciel et l’enfer, l’extase et l’abîme, l’azur et les ténèbres, les souvenirs et la mélancolie, la réalité et le rêve, le meilleur du romantisme et le meilleur du parnasse, la sensualité et le parfum, la dignité et la révolte, la lumière blanche et la lumière noire, le refus et le défi… Baudelaire, c’est l’irruption d’un autre emploi des mots, rythmé, musical, une esthétisation de la perception des sons et des couleurs. Avec lui, la poésie se distingue de la littérature comme le désir d’être se distingue de la gestion de l’avoir. Elle ne cherche pas des significations mais le sens, le sens qu’il y a à vivre. Et c’est pourquoi la société a toujours et surtout aujourd’hui grand besoin d’elle. Baudelaire perçoit les insuffisances du réel, que seule l’imagination pourra transgresser et métamorphoser. Loin de se dérober à la vision du monde naturel délabré, le poète impose à l’image, la mission d’exorciser cette ruine. La démarche poétique doit être un « effort exalté pour atteindre la beauté supérieure. » Quelle que soit la corruption du réel, il existe « ailleurs », un espace sanctifié vers lequel il faut faire mouvement « d’élévation », tant par la méditation de l’âme que par les tensions conjointes du langage et de l’imaginaire.

La fameuse « Théorie des Correspondances » n’est rien d’autre que la mise en œuvre poétique de ce présupposé. Classique par conscience et par formation ; moderne par tempérament et par conviction, Baudelaire sera le précurseur du symbolisme et du surréalisme. Et s’il est un sonnet des Fleurs du Mal, qui a fait couler beaucoup d’encre, c’est bien le quatrième poème du livre. Déjà dans « L’Albatros » et dans « Élévation », Baudelaire fait état de deux mondes parallèles : celui de « l’azur » qui correspond à « l’idéal », au céleste, et celui des humains, terrestre fait de sensations. Cette théorie, qui rappelle la théorie de Platon sur les idées, est reprise dans le sonnet « Correspondances ». Pour Baudelaire, le rôle du poète est d’établir une communication entre ces deux mondes. Pour cela, deux types d’analogies sont suggérées : les « correspondances verticales » (monde terrestre/monde supérieur) et horizontales (entre les différentes sensations). Poème fondateur de la poétique de Baudelaire (et à terme du mouvement symboliste), « Correspondances » exposer une théorie tout en la mettant en pratique. Les deux premiers quatrains énoncent la théorie des correspondances, tandis que les deux tercets suivants l’illustrent.

Ainsi, en même temps qu'il expose sa théorie, Baudelaire la met en pratique. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». À chaque parfum correspond une vision, à chaque vision un son…  Ce sont là les correspondances faites dans le réel : les correspondances horizontales. Les réunir dans un poème, c’est donner une unité à ce qui, dans la réalité, apparaît comme fragmentaire. Tout ce que le réel sépare (parfums, couleurs et sons sont bien des choses distinctes), le poème les réunit, les fait se correspondre, en donnant à chacun d’eux un équivalent verbal au sein d’un même texte, voire d’un même vers. La forme du poème, sa musicalité, ses réseaux d’images, achèvent de parfaire cette harmonie recréée. C’est pour cela que Baudelaire, à propos de la poésie, évoque une « sorcellerie évocatoire ». Il s’attache à des impressions éphémères (comme l’apparition de la passante) susceptibles d’évoquer l’Idéal par les sensations qu’elles procurent. Les correspondances horizontales, en offrant par une synthèse de sensations un aperçu de l’Idéal, permettent donc une « correspondance verticale », un lien avec un monde situé « plus haut », qui transcende le réel.

L’imagination, « reine des facultés » selon Baudelaire, permet cela, sans « poétiser » le monde (ce qui reviendrait à sélectionner des sujets « poétiques » par nature, ou à enjoliver la réalité de façon artificielle), de transfigurer la réalité en Beauté. Ainsi, dans le poème « Charogne », un objet laid et corrompu devient beau dans le regard du lecteur, transcendé par le poème, qui révèle une Beauté encore inconnue jusqu’alors. Idem, avec le corps de son amante dans « Parfum exotique » : la seule odeur du « sein chaleureux » de la Vénus noire devient source d’évocation d’une île paradisiaque. Telle est l’alchimie baudelairienne : des sensations réunies (correspondances horizontales) offrent un aperçu d’une harmonie perdue (correspondance verticale). L’imagination du poète lui fait sentir, instinctivement, que certaines sensations, réunies en une harmonie unique, élèvent l’âme et l’esprit, le guérissent un instant du spleen.

Nombreux sont ceux qui associent le spleen baudelairien à l’ennui. Mais comme Jacques Crépet, le fils d’Eugène, qui fut l’ami, l’admirateur et l’un des spécialistes incontestés de Baudelaire, l’a écrit : le spleen est plus brumeux, l’ennui le plus noir : Le silence et la nuit s’installèrent en lui, - Comme dans un caveau dont la clef est perdue. Le spleen est paralysie, malaise profond, asphyxie, comme le montre dans « Spleen », les images du couvercle, du caveau, de la geôle ou du filet qui traduisent chez le poète l’étouffement. Le spleen est un tyran, un ennemi qui le ronge : l’Espoir, - Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, - Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Ce que demande Baudelaire à la poésie, c’est de l’arracher, par les voies de la révolte et de l’art, aux malédictions sociales et métaphysiques. Chaque poème tente d’édifier un nouvel univers où l’harmonie, les images, la musique, rendent la vie possible, la terre humaine habitable. Mais, le lecteur, écrit Robert Sabatier, prend souvent goût à ses aspects les plus ténébreux ou les plus violents. Ainsi dans le poème « Une Charogne », poème-choc qui ne pouvait faire que scandale : Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, - D’où sortaient de noirs bataillons - De larves, qui coulaient comme un épais liquide - Le long de ces vivants haillons…. - Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine - Qui vous mangera de baisers, - Que j'ai gardé la forme et l'essence divine - De mes amours décomposés !

« Qu’est-ce que l’art pur ? » interroge Baudelaire en 1859, c’est « créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même. » « Tout l’univers visible, écrit Baudelaire, n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit gérer et transformer. Toutes les facultés de l’âme humaine doivent être subordonnées à l’imagination qui les met en réquisition toutes à la fois. » On voit quelle fonction Baudelaire entend assigner la poésie et l’art en général : se servir librement des données de l’univers afin d’établir entre elles « de nouveaux rapports » ; le poète doit recréer le monde en quelque sorte, ou, du moins, lui imposer un ordre nouveau qui le transfigure, grâce à l’imagination, fonction, dit Baudelaire, « qui garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le créateur conçoit, crée et entretient l’univers… Comme l’imagination a créé le monde, elle le gouverne ». Et Baudelaire a tout livré à son imagination : sa vie, ses douleurs, ses vices, ses extases, ses fantômes…, et ce pour, non pas se complaire, mais faire « de la beauté », évidente pour tous, une beauté qui ne saurait se confondre forcément avec le bien.

Baudelaire fait de la poésie une épreuve purificatrice et non un exercice de stimulation. Pour Baudelaire, à l’encontre de la littérature de son temps, complaisante, si pleine de gratuité et d’euphorie verbale, c’est tout entier sans complaisance que l’on s’engage, jusque et y compris l’agonie. Se perdre pour être poétiquement sauvé.

Et les femmes de Baudelaire ? Il chante leurs corps comme cela n’a jamais été fait avant lui, olfactif, tactile, sensuel, voluptueux, charnel, de la chevelure (Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, - Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ; - Sur les bords duvetés de vos mèches tordues - Je m'enivre ardemment des senteurs confondues - De l'huile de coco, du musc et du goudron), au regard (Quand vers toi mes désirs partent en caravane - Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis), pour embraser le corps (Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche - Est large à faire envie à la plus belle blanche ; - À l'artiste pensif ton corps est doux et cher ; - Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair). Baudelaire idolâtre la femme, il l’idéalise, la divinise : Ma terrible passion ! – Avec la dévotion – Du prêtre pour son idole. Ou encore : Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse, - Un autel souterrain au fond de ma détresse, - Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur, - Loin du désir mondain et du regard moqueur, - Une niche, d’azur et d’or tout émaillée, - Où tu te dresseras, Statue émerveillée.

Mais, loin d’apporter à l’être déchiré le réconfort d’une présence unique et généreuse, les femmes de Baudelaire ne font qu’exacerber le supplice de sa dualité en n’étant elles-mêmes que douleurs derrière leurs sourires : Toi qui, comme un coup de couteau, - Dans mon cœur plaintif es entrée. La femme est aussi démiurge : Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, - Et que languissamment je me tournai vers elle - Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus - Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus ! Chacune des trois grandes figures féminines des  Fleurs du Mal, sera une variation sur le thème de la « grandeur artificielle » :

Jeanne Duval, « la Vénus noire », rencontrée dès 1842 et qui, malgré ses caprices et ses infidélités, hantera encore les cauchemars du malade de 1866 ; Marie Daubrun, « la femme aux yeux verts » qui, entrée dans la vie du poète vers 1846 (avant de devenir la maîtresse de Banville), lui apportera les plaisirs les plus subtils et les plus équivoques de l’innocence perverse ; Apollonie Sabatier enfin, « la Présidente », adulée platoniquement et anonymement de 1852 à 1857, et qui aura régné sur l’âme du poète de toutes les grâces éthérées de son profil angélique et apollinien, qui contraste dans les contrepoints de l’écriture du recueil, avec celui de Jeanne, satanique et dionysiaque.

L’amour, « fleur du mal » par excellence, état mental et poétique imposé par les nécessités de la vie et de l’écriture, est ainsi de tous les artifices baudelairiens, le plus raffiné et le plus cruel. Artifice puisqu’il exclut par essence, l’équilibre apaisant de la vertu et de l’authenticité ; cruauté puisque son jeu constamment faussé ravive les hantises de l’aliénation et de la dépossession de soi en un « autre » aussi mutilant que fascinant. Cet « autre », n’est-il pas « qu’une des formes séduisantes du Diable ? »

Baudelaire à l’obsession de l’enfer. Il a installé Satan au cœur de l’homme. Il écrit : « Ma vie est damnée » et apporte son alliance aux parias. Le conflit baudelairien entre satanisme et mysticisme paraît prendre la relève de celui du spleen et de l’idéal, quand l’écriture se fait plus grave, plus désespérée. Il y a bien, tout au long des Fleurs du Mal, un débat majeur entre le divin et le diabolique ; débat qui englobe et excède à la fois, tous les conflits du livre (nature corrompue, paradis artificiel, femme impossible…).

À vrai dire, Baudelaire ne porte son choix ni sur Dieu, ni sur Satan. Il renvoie l’un à l’autre, dos à dos, leur préférant le « nouveau » et « l’inconnu ». Chez Baudelaire, comme le note Luc Decaunes, c’est la dignité de parole qui tient tête à l’homme quotidien, qui surmonte, enfin, le stérile débat entre la nuit et le jour, pour atteindre à cette « ouverture sur l’aurore », que postule plus ou moins expressément toute parole poétique, sauf à n‘être pas. Car, la poésie tend en dernier ressort, à désenchaîner Prométhée, et non à nous décrire complaisamment ses affres et ses blessures ; elle aspire à nous emporter avec lui en d’ardentes métamorphoses, et non à nous enfermer dans ses tourments renouvelés.

En fin de compte, ce qui justifie cette activité insensée et sublime, c’est bien moins le drame qu’elle révèle et manifeste, que cette certitude, cette « paix », cette « joie », cette émotion, qui sont accordées au poète et à son lecteur, chaque fois que le langage les réconcilie avec eux-mêmes et leur douleur, les éveille à une réalité autre. Mais Baudelaire est tout entier dans ses contradictions, qui éclatent dans sa vie comme dans ses écrits : le démenti formel que le poète inflige à l’homme aigri ou désabusé. Ce qui se traduit nettement entre Les grands poèmes des Fleurs du Mal, des Paradis artificiels, et les Journaux intimes, aux vues étroites, aux propos fielleux, aux puérilités énoncées gravement, aux partis-pris de l’homme vieillissant et il est vrai incompris, qui a, somme toute, « raté son bonheur », s’opposant douloureusement au clair et profond regard du poète. On dirait alors que son amour du Beau, son esthétique flamboyante ne font plus ici que servir ses rancœurs, aiguiser ses amertumes, quand bien même, il y a, en 1864, dans Fusées, dans Mon cœur mis à nu, des pages où le poète, mais aussi le critique lucide, se réveillent, étincellent brusquement.

Le pessimisme de Baudelaire, son scepticisme brutal à l’égard de l’humanité, si fondés qu’ils nous apparaissent parfois, sont surtout l’expression de sa lassitude morale, de son épuisement. Ce n’est plus par volonté poétique, qu’écrit ici Baudelaire - cependant l’homme le plus humain, le plus sensible et le plus profond de son temps, qui a su, sans illusions, exprimer la condition de l’homme et ses aspirations désespérées vers le bonheur -, mais pour protester rageusement contre tout ce qui a meurtri, ligoté, défiguré sa vie. Baudelaire l’a dit d’Edgar Allan Poe : « Il a beaucoup souffert pour nous. » Tout être humain a son drame, sa déchirure, née, selon l’expression de Pierre Reverdy, « du contact poignant avec la réalité ». Baudelaire écrit : Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille, - Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : - Une atmosphère obscure enveloppe la ville, - Aux uns portant la paix, aux autres le souci. Mais, en définitive, la grandeur de Baudelaire n’est-elle pas d’avoir su échapper à son pessimisme viscéral, pour nous offrir des consolations et des armes ? » Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours -, de poésie, jamais ! L’art qui satisfait le besoin le plus impérieux sera toujours le plus honoré. » (..)

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).


[1] C’est à propos de la peinture d’Eugène Delacroix (in Salon de 1845) et de l’œuvre de Théophile Gautier que Baudelaire a usé de cette formule célèbre qui caractérise si justement son art : « Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle, comme une voix profonde et vibrante, que les monuments se dressent et font saillie sur l’espace profond ; que les animaux et les plantes, représentants du laid et du mal, articulent leur grimace non équivoque, que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants ; que la passion murmure ou rugit son langage éternellement semblable. » Baudelaire revendique un surnaturalisme qui va chercher au cœur du réel un sens invisible, caché, en harmonie avec le monde invisible, mais le réel est toujours reconnaissable, transfiguré par la poésie qui en révèle les mystères. La poétique baudelairienne met à nu l’opaque, le délivre de cette boue, lui donne la transparence des choses infinies.

[2] Baudelaire participe aux réunions du « club des Haschischins ». Sa pratique de l’opium est plus longue. Dès 1847, il fait un usage thérapeutique du laudanum, prescrit pour combattre des maux de tête et des douleurs intestinales consécutives à une syphilis, probablement contractée vers 1840 durant sa relation avec la prostituée Sarah la Louchette. L’accoutumance lui fait augmenter progressivement les doses. Croyant y trouver un adjuvant créatif, il en décrit les enchantements et les tortures.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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