Charles Guérin
CHARLES GUÉRIN & JEANNE BUCHER, UNE HISTOIRE D'AMOUR & DE POETES ENTRE ALSACE ET LORRAINE
Cette magnifique et tragique histoire d’amour de poètes Alsace-Lorraine a été révélée par Muriel Jaër, danseuse-chorégraphe et petite fille de Jeanne Bucher, dans le récit qu’elle publia avec de nombreux documents et inédits dans la revue surréaliste de Sarane Alexandrian Supérieur Inconnu n°19 (2000). Jeanne Bucher est née le 16 février 1872 à Guebwiller (Haut-Rhin). Elle connait une enfance malheureuse avec une mère qui décède à l’âge de 28 ans et un père gérant dans une filature Schlumberger, éloigné des siens. Elle voue une admiration sans faille qui ne se démentira pas à son frère Pierre, son aîné de trois ans, qui est devenu médecin à Strasbourg en 1897 et se spécialise dans les maladies nerveuses et infantiles. En 1901, il prend la direction, avec le peintre et ébéniste Charles Spindler, de la Revue alsacienne illustrée, qui défend et promulgue la culture et les traditions alsaciennes en mettant en valeur leurs racines françaises. Il est l’un des principaux fondateurs du magnifique Musée alsacien, qui reste l’un des incontournables de Strasbourg, en 1902.
En 1912, il fonde les Cahiers alsaciens, très opposés à la culture germanique. Bucher fonde et appuie toutes les œuvres ayant vocation de maintenir et fortifier la culture et la conscience françaises en Alsace. Le 30 juillet 1914, il est prévenu de son arrestation imminente par la police allemande. Il s’enfuit en Suisse, puis s’engage dans l’armée française. Tous ses biens sont saisis par les Allemands et il est condamné à mort pour haute trahison et désertion. Bucher est détaché à l’état-major du général Pau, commandant de l’armée d’Alsace. Avec le grade de capitaine il dirige le « Service d’information » de Rechésy (Territoire de Belfort). Revenu à Strasbourg au lendemain de l’armistice de 1918, il est investi haut-commissaire de la République puis, Commissaire général. Il meurt le 15 février 1921 des suites d’une blessure de guerre. Il a des funérailles nationales. Maurice Barrès affirme que les renseignements issus de Réchésy à propos des intentions de Ludendorff à la mi-juillet 1918 ont eu « une influence décisive sur la victoire française ». Héros de l’émancipation alsacienne, Pierre Bucher est considéré de son vivant comme « l’âme de l’Alsace ».
Jeanne connait une jeunesse triste. Mais, au contact de son frère, elle s’émancipe et se forge une impressionnante culture. Sa devise : « Plutôt encourir d’affreux dangers que de vivre tranquille. » Par son frère Jeanne fait la connaissance de son mari Fridolin Fritz Blumer, pianiste virtuose, l’un des derniers élèves de Franz Liszt, ami de Ferrucio Busoni (le grand pianiste de l’époque). Il a voyagé et joué dans toute l’Europe. Il épouse Jeanne, le 23 décembre 1895, de douze ans sa cadette. L’homme est brillant, admiré, mais dur et autoritaire dans l’intimité. Jeanne rencontre toute l’élite culturelle et intellectuelle de passage à Strasbourg et met au monde deux filles : Ève en 1898 et Sibylle en 1901. Un an plus tôt, Jeanne, toujours par son frère, a fait la connaissance de Charles Guérin.
Charles Guérin, né le 29 décembre 1873 à Lunéville (Meurthe-et-Moselle), non loin du château des ducs de Lorraine, devenu entre 1701 et 1723, le « Versailles lorrain ». Il appartient à une dynastie d’industriels lorrains avec laquelle il n’a pas de points communs, propriétaire de la célèbre Faïencerie de Lunéville-Saint-Clément (Keller et Guérin). Charles est l’aîné de huit enfants. Il a reçu une solide éducation humaniste et religieuse dont l’influence imprègne sa poésie. Charles Guérin a déjà publié l’essentiel de son œuvre poétique, soit six livres loués par son maitre et ami Georges Rodenbach, Stéphane Mallarmé ou Francis Jammes. Charles participe au salon de José-Maria de Heredia, aux célèbres Mardis symbolistes de Stéphane Mallarmé et collabore au Mercure de France.
Guérin est un poète symboliste franc-tireur, car lointain, toujours lointain, dans la marge, comme il l’est de l’École de Nancy, fer de lance de l’Art nouveau, propulsée par son génial maître-verrier Émile Gallé. Parallèlement, cette École se double, mais d’un point de vue informel, d’une deuxième, constituée par les « Poètes de l’École de Nancy », dont Charles Guérin fait office de chef de file. Mais de loin, toujours de loin : Les jours s’en vont, les mains, hélas ! vides de fleurs. - Me laissant seul avec une âme inassouvie... Bien qu’entouré, ce bel homme talentueux et riche est un grand solitaire, un être torturé au quotidien par une douleur de vivre qui le laisse aux prises d’une angoisse permanente (on parle d’Éros funèbre) dont la poésie est l’oxygène : « Il n’y a pas de beauté sans malheur ». « Rien ne l’intéressait que le bizarre, le maladif et le déformé́ », rapporte son ami Jean Viollis.
Homme à la personnalité multiple, fascinante, difficile à cerner, il est épris de religion et de musique, pris en étau entre l’inquiétude de Dieu et la certitude du néant, la beauté et l’abîme, l’amour et la mort. Il s’engouffre dans la poésie avec une telle passion qu’il en éprouve une intense fatigue nerveuse. Il est aussi un voyageur (Allemagne, Angleterre, Belgique, Hollande, Suisse et Italie). Son goût de l’absolu se manifeste dans sa méthode de création : « Je travaille avec nausée huit heures par jour… Il faut se présenter chaque jour devant soi-même ; c’est une politesse que l’on doit à son talent. » La rencontre est improbable entre Jeanne l’Alsacienne, la future égérie de l’art d’avant-garde du XXe siècle, avec Charles, le Lorrain, le symboliste ténébreux enraciné dans le XIXe siècle. Et pourtant, cette rencontre a lieu et comble Guérin qui écrit : Rencontrai-je un jour une âme qui réponde – Au cri multiplié de ma douleur profonde ?
La rencontre intervient en novembre 1900 et d’emblée naît une forte amitié complice et fusionnelle sur le plan intellectuel et affectif, que reflète une abondante correspondance. Charles est célibataire, âgé de 27 ans. Jeanne, 28 ans, est alors mariée et enceinte de son deuxième enfant. Charles devient un ami intime du couple Blumer qu’il accompagne à Naples et en Sicile, en février 1902. Au retour, une nouvelle fois, Charles déclare son amour et Jeanne lui cède enfin et écrit : « Après la prison de l’école ce fut celle des conventions de ma petite ville, desquelles je commençais à me libérer lorsque j’entrai dans celle du mariage, qui fut seulement une prison pour le cœur ! – C’est l’histoire de ma vie en trois étapes, jusqu’à l’heure où l’amour pour un être, auquel j’aime à donner tout ce que j’ai, me libéra et donna un sens à ce qui était en moi. »
Jeanne devient, dans l’existence de Charles, vie et vérité, désir, chair, amour, qui balayent les vers funèbres : l’amour les remplit d’ivresses d’avenir. Un critique littéraire s’en aperçoit en lisant les poèmes de L’Homme intérieur (1905) : « Je suis troublé par ce mystérieux et secret amour, tout de larmes et de fièvres entre de brèves rencontres ». Cette passion qui l’accapare tout entier, le poète la compare à « un violon que l’archet mord de ses quatre cordes à la fois ». De son côté, Jeanne connait l’amour pour la première fois. Sa vie avec Blumer lui devient insupportable.
Charles associe Jeanne au soleil qui vient éclairer ses abîmes. La liaison secrète perdure jusqu’à ce qu’en septembre 1906, Blumer tombe sur une lettre d’amour de Charles à Jeanne. Fritz impose à son épouse de rester six mois sans contact avec Charles et de choisir ensuite entre le poète (qui lui donne amour, bonheur et raison d’être), et son mari et ses filles, qu’elle adore. Son journal intime relate sa douleur et son désespoir : « Perdant C., je péris ; j’aime tant la vie qu’il me serra difficile de mourir, mais le moment où je perdrai C., celui où je renoncerai peut-être à lui avec courage, sera ma renonciation à la vie. » Charles, lui, attend la décision. Il sait que : L’amour le plus limpide a sa secrète boue.
Le 21 février 1907, Jeanne écrit à Charles : « J’ai fait le véritable sacrifice de mon bonheur et de ma vie… Après soixante heures d’une agonie de l’âme d’où ne pouvait sortir que la destruction ou la délivrance, j’ai été inondée d’une lumière inconnue, la première manifestation de Dieu en moi… » Charles reçoit la lettre, qui le terrasse. Veillé nuit et jour pendant une semaine par son ami Pierre Bucher, le frère de Jeanne et le héros de l’Alsace, il meurt moins d’un mois plus tard d’une méningite, le 17 mars 1907, à l’âge de 33 ans. Une part de Jeanne est morte ce jour-là : « Comme je n’avais pas dormi, je n’ai pu saisir la vérité, il n’y avait que révolte et horreur en moi. J’avais honte d’exister. » La douleur et la culpabilité l’écrasent, mais la vie reprend. Jeanne s’affirme comme une femme émancipée, généreuse, courageuse, visionnaire dans le monde l’art, d’exception et quelle magnifique humanité !
De 1913 à 1921, Jeanne Bucher correspond avec un poète, fameux, l’Autrichien Rainer Maria Rilke, qui devient son ami. Pendant la Première Guerre mondiale elle suit un stage d’infirmière et rejoint l’Hôpital militaire de Lyon, en 1915. Séparée de Fritz Blumer (elle divorce en 1920), qui demeure présent et solidaire, elle s’installe à Genève et fréquente tous les artistes et intellectuels qui s’y trouvent et non des moindres : Romain Rolland, Ramuz, Stravinsky, Isadora Duncan, Tristan Tzara, etc. En 1922, elle suit à Paris son ami le comédien Georges Pitoëff, travaille au Théâtre du Vieux Colombier, puis s’installe dans une librairie 3, Rue du Cherche-Midi, où elle propose ses services de traductrices et des prêts de livres traduits de l’étranger. Pierre Chareau qui tient boutique au rez-de-chaussée l’accueille à son tour. Ses amis artistes Jean Lurçat et Jacques Lipchitz sont les premiers à lui offrir des œuvres à exposer.
En 1925, Jeanne Bucher fonde sa galerie, qui sera l’un des foyers artistiques parisiens les plus vivants entre la période faste du milieu des années 1920 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, présentant sans concession tous les courants qu’ils soient cubistes, post-cubistes, surréalistes, naïfs ou abstraits : Picasso, Masson, Gris, Max Ernst, Arp, Lurçat, de Chirico, Lipchitz ou Mondrian. En 1929, elle s’agrandit, s’installe au 5 rue du Cherche-Midi, et lance de jeunes artistes qui deviendront des figures incontournables de l’Art du XXe siècle, à l’instar de Giacometti et assure la promotion d’André Masson et de Lipchitz. Jeanne Bucher est devenue une femme respectée et aimée des artistes comme des amateurs d’art. Elle expose encore Kandinsky, Dufy, Léger, Man Ray, Tanguy et Freundlich.
Tout en plaçant les artistes qu’elle défend au sein de grandes institutions internationales telles le MoMA, le Guggenheim ou le Musée national d’art moderne de Paris, Jeanne Bucher réalise un important travail d’éditeur d’art. Les éditions Jeanne Bucher associent les artistes cubistes ou surréalistes Picasso, Max Ernst, Man Ray, Miró, Marcoussis, Bellmer et Tanguy aux poètes Tzara, Eluard et Hugnet. Pouvaient-ils imaginer ces artistes d’avant-garde, que le seul et unique grand amour de leur admirée et admirable Jeanne Bucher était un poète symboliste, mort et enterré avec sa poésie, il y a plus de trente ans ? Ce poète, Charles Guérin, lui a adressé près de deux mille lettres d’amour et des poèmes. Jeanne, nous apprend sa petite-fille, continue de son côté à lui écrire des lettres d’amour.
Durant la Deuxième Guerre mondiale, fidèle à elle-même et à la mémoire de son frère, elle résiste, protège les artistes opprimés comme Nicolas de Staël (qu’elle recueille et entretient avec sa famille), le peintre Max Ernst, le photographe Rogi-André, le peintre Henri Goetz et sa compagne. Elle fait confectionner des faux papiers d’identité et présente les nouveaux courants de l’abstraction à travers Nicolas de Staël, Lanskoy et Bazaine. En 1946, elle revient de New York avec des œuvres d’artistes étatsuniens encore inconnus comme Motherwell avec l’intention de les présenter à Paris, mais, atteinte d’un cancer de l’estomac, inopérable, la mort l’emporte à 74 ans le 1er novembre 1946. Christian Zervos témoigne : « Ses élans la portaient vers chaque talent susceptible de tout mouvoir dans son cœur et d’animer son esprit. L’art fut pour elle comme un champ d’honneur où elle dut donner le meilleur de sa force. »
En 1939, Jeanne Bucher a écrit à sa fille Sibylle : « Je suis très heureuse d’avoir à la fin compris mon propre être, grâce à une profession que j’aime et qui devient peu à peu plus que la vie même. Naturellement, j’ai toujours voulu cela, c’est-à-dire que comme mère, épouse, amante, j’ai voulu tout mettre et tout donner. » Sept ans plus tôt, elle a écrit dans son testament en 1932 : « J’aimerai qu’on pensât à moi et qu’on m’aimât encore, mais pas dans la douleur ; associez-moi à ce que vous ferez, mais n’ayez pas de regret, dans le sens où ceci est déchirant et détruit les êtres. J’ai toujours aimé l’action, non, plus encore l’emploi total des forces, jusqu’à la dernière goutte, et tout le matériel humain perdu me fait pitié. » Charles conclut : Le vent est doux comme une main de femme, - Le vent du soir qui coule dans mes doigts ; - L'oiseau bleu s'envole et voile sa voix…
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Œuvres de Charles Guérin : Fleurs de Neige (Crépin-Leblond, 1893), Georges Rodenbach (Crépin-Leblond, 1893), L'Art Parjure (Kutzner, 1894. Rééd. Kasemate, 2018), Joies grises, Préface de Rodenbach (Ollendorff, 1894), Le Sang des Crépuscule, Préface de Mallarmé (Mercure de France, 1895), Le Cœur Solitaire (Mercure de France, 1898), Le Semeur de cendres (Mercure de France, 1901), L’Homme intérieur (Mercure de France, 1905), Premiers et derniers vers (Mercure de France, 1923), Œuvres, 3 volumes (Mercure de France, 1926-1929), Poèmes choisis (Grasset, 1972).
À lire : Daniel Jacques : Les Poètes de l’École de Nancy 1899-1914 (Une page à l’autre, 1999).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55 |