Christian DORRIERE

Christian DORRIERE



Homme de culture, né à Caen (Calvados) en 1947, Christian Dorrière a joué un rôle important en Normandie, à Caen notamment, à l’instar d’André Malartre et sa revue îo à Domfront, et je m’en veux vraiment de ne pas les avoir fait figurer tous deux dans Riverains des falaises, où ils avaient pleinement leur place. Son intérêt pour la poésie, pour les mots, remonte à son enfance, sachant que la poésie est une manière bien à soi et comme magique de disposer des mots de tous les jours.

Christian Dorrière nous dit (in l’après-lire de Papier sensible, 1985) ce qu’il faisait des cahiers dérobés dans l’épicerie de son enfance : « Entre le retour de l’école et la tombée de la nuit, le larcin s’accompagnait d’un même rituel : inhalation de l’odeur dégagée pour la première fois par les pages blanches largement ouvertes, caresse du regard, hésitation à y porter la main. La surexcitation passée, je renonçais à noircir les feuilles suivantes pour revenir au recto de la toute première :  moelleuse, souple, dense de la présence de toutes les autres, sur laquelle je calligraphiais, magique, éblouissant, définitif, le mot POÈMES, avec un plaisir qu’il faut bien appeler sensuel. »

Instituteur, puis professeur de lettres, Christian Dorrière est devenu professeur d’arts plastiques, illustrant lui-même ses poèmes ou ceux des autres. Ses poètes préférés sont Jean Follain, Eugène Guillevic, Francis Ponge et Pierre Gabriel. « Un poète, précise Dorrière, n’écrit pas pour se montrer mais pour se voir. Il en résulte que la poésie demeure plus que jamais le dernier refuge d’une parole aux aguets, qu’elle est et sera de plus en plus inconciliable avec les médias modernes dont le mobile est la duperie. Bon, cessons de pontifier, même si la poésie demeure le pivot d’une existence, elle est quand même dérisoire, pas plus que les autres activités humaines, mais tout autant. » Pour lui, un poème doit « vibrer dans le silence comme vibre une fléchette plantée sans bavure dans le mille. » Si ce n’est pas le cas, alors « c’est que l’auteur n’a pas mis dans le mille ou alors que je ne suis pas la bonne cible. » Le propre de l’homme, pour Dorrière, c’est la « fêlure » : « Aimer un poème d’un autre, c’est jouir de sentir s’engouffrer dans ses propres fêlures certains vocables agencés, traités, ajustés, mariés pour la première fois par une intelligence, une sensibilité, un humour, une main fraternelle. »

La poésie de Christian Dorrière, Luc Bérimont l’évoque comme « une poésie du constat, toujours prête à prendre l’humilité des jours comme tremplin. Il n’est aucun sujet irrecevable en ce domaine, sous prétexte de non-conformité. C’est un retour à une sorte d’humilité cézanienne. Une volonté de débarrasser le poème des fioritures et des joliesses, sans en retrancher l 'émotion. » Lorsque Marie-Pierre Fontana lui demande pourquoi il écrit (in Le Figaro Magazine, 1989), Dorrière lui répond : « Pour cicatriser des plaies. Et puis non, on n’écrit pas POUR quelque chose, on écrit PARCE QUE quelque chose. Je n’ai donc pas écrit POUR cicatriser des plaies ; si j 'ai écrit c'est parce que des plaies se sont cicatrisées comme ça. »

Poète, Christian Dorrière est aussi le créateur et l’animateur, à Caen, de l’association le Pavé (poèmes à voir et à entendre), travaillant à l’édition et à la promotion de la poésie contemporaine. Il raconte lui-même cette aventure, qui dure jusqu’en 1989 : « En 1978, j’avais proposé aux animateurs culturels de la ville de Caen, une exposition : « Douze Poètes Faiseurs de Revues Introuvables ».

Il s’agissait de sortir la poésie de la clandestinité dans laquelle elle crève. L’exposition mit en évidence l’intérêt qu’un large public portait à la poésie contemporaine. Ce genre de manifestation intéressa la municipalité qui accepta d’ouvrir régulièrement les foyers du Théâtre de Caen à de nouvelles expériences. Moyennant la création d’une association (appelée pour les besoins de la cause, Le P.A.V.É. Poèmes À Voir et à Entendre), la municipalité nous alloua une subvention annuelle avec laquelle il nous fut possible de monter de nombreuses expositions sur des auteurs ou des éditeurs de poésie et d’organiser des rencontres publiques en leur présence, autour de leurs œuvres. Nous eûmes rapidement et régulièrement trois cents personnes à ces rencontres qui s’avérèrent un excellent créneau de vente et de diffusion des livres de poésie réputés invendables. Quant au bout de quelques années de fonctionnement, le succès aidant, de nombreuses subventions nous furent octroyées et que les rencontres eurent une structure solide et un public fidèle, l’un des membres de l’association devint animateur officiel de la municipalité et récupéra pour son compte personnel tout le travail bénévole accompli pendant des années. Le milieu de la poésie, comme tous les autres, a aussi ses carriéristes implacables, ses arrivistes qui se servent avant toute chose et utilisent le travail des autres comme marchepied. Il m’a fallu plusieurs années pour digérer ça. Le P.A.V.É. avait de l’argent en caisse mais plus la possibilité de le dépenser en manifestations. Je résolus de me remettre à l’édition, l’occasion faisant le larron. Un titre amorti en finançant un autre, j’ai réussi bon an mal an à publier diverses collections. Mais le cœur n’y est plus vraiment, l’échec subi a cassé bien des ressorts. » Le P.AV.É a édité R. Delahaye, G.-L. Godeau, Gabriel Cousin, Norge, Hélène Cadou, Guillevic, Pierre Albert-Birot, Andrée Chédid, Luc Bérimont, Pierre Gabriel, Jean Rousselot, Jean Follain, Dagadès, M.-F. Lavaur, Michel Merlen et bien d’autres poètes encore.

Mais, Dorrière, c’est aussi la présence du sacré, à propos duquel il s’explique : « Les athées qui n’ont pas la nostalgie de Dieu m’ennuient. Dans toute démarche relative au sacré, il y a comme un besoin (imbécile, certes, mais c’est comme ça) de donner un sens, une cohérence au grand Tout. Le fondement de l’art repose sur une espèce de quête du sacré. Peut-être bien que tout bêtement, un poète en 1989 c’est un athée qui se shoote à la nostalgie de Dieu ! Et puis mon enfance rurale fut pleine de ces bondieuseries ridicules. Je crois avoir conservé une tendresse pour les représentations naïves du sacré. Elles étaient génératrices d’une espèce de poétique populaire. »

Le sens du Sacré, l’amour de l’art, de la peinture, des poèmes, des mots et de la liberté, expliquent sans doute ce qui a amené Christian Dorrière à s’intéresser à Jean Daligault, auquel il a consacré deux essais et une exposition. Il s’agit de son maître-essai, une vraie révélation. L’abbé Jean Daligault est un jeune prêtre normand pour le moins atypique, né à Caen, en 1899, qui enseigne la natation aux enfants à la place du catéchisme et qui, durant les années du Front Populaire, fréquente les instituteurs laïcs et invite au bistrot les ouvriers qui distribuent des tracts devant son église. La Théologie de la Libération avant la lettre ! Ajoutons que Daligault est un artiste, un peintre. Lorsque survient la Seconde Guerre mondiale, la défaite, l’Occupation, Jean Daligault a quarante ans. Il est vicaire à Villerville (Calvados) et refuse la loi de l’occupant. Fort de son expérience des services secrets français en Orient après la Première Guerre et de sa parfaite maîtrise de l’allemand, il fonde avec des amis de Caen et de Paris le réseau de résistance Armée Volontaire.

Le 31 août 1941, l’abbé Jean Daligault est arrêté par la Gestapo et déporté à Hinzert, le 10 octobre 1942. Daligault ne se comporte pas comme un détenu ordinaire. Comme bien des autres, il perd vingt à trente kilos en quelques mois à cause des mauvais traitements continuels, de la faim, du froid, du travail, de la maladie. Mais il refuse la tactique de survie dans l’anonymat adoptée par la plupart de ses camarades : « L’appel pouvait devenir interminable, pouvait durer jusqu’à deux heures. Dans les rangs, j’entendais Daligault qui disait : « Moi, ils m’emmerdent, je m’en vais » et il se dirigeait vers le baraquement comme pour aller se recoucher », témoigne Serge Croix.

D’autres fois, « au lieu de rester au garde-à-vous, il tournait sur lui-même ». Quoi d’étonnant si les divers supplices en usage au camp lui ont été infligés : bastonnade, garde-à-vous prolongé interminablement, enchaînement dos à dos avec un autre détenu, poignets et chevilles liées, par 20°C au-dessous de zéro… « En fait, au camp comme dans les prisons qui se sont succédé ensuite, Jean Daligault, qui jusque-là ne se considérait pas comme un « vrai » peintre, avait rencontré la nécessité intérieure qui manquait à son art et le mettait au service de sa vocation de prêtre : la volonté de témoigner pour l’avenir, d’affirmer envers et contre tout, la dignité de l’Homme.

Les dents cassées par ses tortionnaires, mourant de faim, constamment roué de coups, tuberculeux, il est assassiné d’une balle dans la tête à Dachau, le 28 avril 1945, la veille de la libération du camp par l’armée étatsunienne. Les œuvres bouleversantes qui nous sont parvenues, montrent l’humanité de l’homme aux prises avec le mal et l’horreur, confiées à des co-détenus d’Hinzert puis à l’aumônier de la prison de Trèves, révèlent la profonde humanité, sinon la grandeur, de cet art né du plus profond de la misère physique. Dorrière détaille avec une grande précision ce qui fait leur force, en particulier la transfiguration des matériaux les plus humbles. Daligault transforme en support une planche de châlit, un papier d'emballage ou une feuille de journal solidifiée avec de la soupe et la chaux d’un mur ; les couleurs, il les extrait de la suie, d’une cloque de peinture, de la rouille d’une pelle à ordure, d’un savon. Il en tire des portraits ou autoportraits saisissants, des témoignages sur la vie du camp, des caricatures féroces de ses bourreaux.

Gloire à toi, immense peintre-curé Daligault et merci à toi, Dorrière ! 

Christian Dorrière est décédé en 2002.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

 

Œuvres : hameau d’enfance (Traces, 1974), À mots d’enfance (Plein Chant, 1976), La Tâche d’encre (Plein chant, 1978), Toi (L’Arbre, 1980), Retour aux sources (HC, 1980), Petite boîte d’amulettes (Les Cahiers du Val Saint-Père, 1982), Pile ou face (Laurence Olivier Four, 1982), Tactiles (Le Pavé, 1983), Composition (le Pavé, 1984), Bistrot d’enfance (le Pavé, 1984), Papier sensible (le Pavé, 1985), Ardoises (le Pavé, 1988), Le cul de Marianne (le Pavé, 1989).

Proses, essais : Confidences de l’éditeur (le Pavé, 1984), Cinq ans d’enfer et cinquante de purgatoire : Jean Daligault, une page de la résistance à Caen 1940-1945, Tome 1 (Christian Dorrière, 1995), Cinq ans d'enfer et cinquante de purgatoire, Un groupe de résistance en formation contre l'armée d’occupation allemande, placé sous l’influence de l’Anglais Hopper, Tome II (Christian Dorrière, 1995), Cinq ans d’enfer et cinquante de purgatoire, La déportation des membres de la bande à Hopper, Tome III (Christian Dorrière, 1996), Jean Daligault (Conseil général du Calvados, 1999), Y. Guégan, expressions graphiques (HC), L’abbé Jean Daligault, un peintre dans les camps de la mort (éditions du Cerf, 2001).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes normands pour une falaise du cri n° 52