Dorcy RUGAMBA
Dorcy Ingeli Rugamba, né le 29 septembre 1969 à Kigali (Rwanda), est le deuxième des dix enfants du poète et musicien Cyprien et Daphrose Rugamba.En1994, sa famille est massacrée le premier jour du génocide des Tutsi : ses parents et six de ses frères et sœurs. Dorcy, 19 ans, absent, parvient à s’enfuir.
Metteur en scène, acteur et dramaturge rwandais, directeur artistique des Capitales africaines de la Culture, Dorcy Rugamba est l’un des auteurs phares de sa génération. Il vit entre Bruxelles et le Rwanda, Dorcy Rugamba a fondé en 2001, à Kigali, les Ateliers Urwintore, un espace de création contemporaine, et mis en scène en 2005 L’Instruction, une pièce de Peter Weiss sur le procès d’Auschwitz, jouée par des acteurs rwandais. En 2012, il fonde à Kigali, Rwanda Arts Initiative, un centre d’art.
En avril 2019 il écrit et monte toujours à Kigali pour la cérémonie officielle des 25e commémorations du génocide des Tutsi, l’opéra Umurinzi. En mars 2020 au Théâtre National à Bruxelles, il crée Les Restes suprêmes, un spectacle sur les œuvres du patrimoine africain contenu dans les Musées européens. En 2007 dans sa pièce Bloody Niggers, dont « Kaddish pour l’Afrique », est le final, comme l’écrit Catherine Coquio (in Po&sie n°157, 2016), Dorcy déchaine sa colère, son dégoût pour l’Afrique des dictatures et des haines ethniques. Bloody Niggers revisite l’histoire « du point de vue des serfs, des ouvriers, des esclaves, des moujiks, des Métèques, des immigrés, des Aborigènes, des Indiens d’Amérique, des Nègres d’Afrique et d’ailleurs, des Youpins, des Bougnoules… ». Rugamba ne compte pas s’enfermer dans une victimisation rwandaise et refuse le piège du « prisme noir pour lire l’Histoire ». Les « bloody niggers » ne sont pas une race, mais une « communauté de destins ».
Rugamba s’oppose à une lecture ethniciste de l’histoire, dont la haine raciale serait le moteur, et qu’il a vu s’exprimer encore dans l’exposition de Brett Bailey « Exhibit B », à Bruxelles, en 2012, qui représente les corps noirs aliénés sous vitrine, mêlant les victimes de la traite, le Herero[1] massacré par l’Allemand et le SDF. Balayant le propos selon lequel un artiste blanc n’a pas à représenter le racisme anti-noir, Rugamba reproche à Bailey ses grossiers amalgames, et de se livrer à une « épuration ethnique de l’Histoire » en n’évoquant que les crimes coloniaux commis envers les Noirs : « Exihibit B se présente comme un projet antiraciste. L’idée serait donc, en principe, de démontrer que les races n’existent pas, qu’elles sont une construction identitaire qui remonte à une période donnée. Or, l’exposition de Brett Bailey renforce le concept de race au lieu de l’abolir… Ce que je lui reproche, c’est d’exclure d’autres évènements de même nature que le génocide des Herero et des Nama pour des raisons idéologiques. D’exclure par exemple les premiers camps de concentration construits en Afrique du Sud par des Anglais pour y parquer des Boers pendant les guerres anglo-boers (1880-1902). Bailey n’en parle pas parce qu’ici les victimes sont des Blancs. Ça n’alimente pas sa lecture simpliste de l’histoire. Dans son exposition, Brett Bailey ne peut pas évoquer le Rwanda, puisque là, ce sont des Noirs contre des Noirs… Tous les identitaires noirs, qu’ils s’appellent Roots, Kémites ou Antinégrophobes en sont au même point que Brett Bailey : ils utilisent un prisme noir pour lire l’Histoire. Dans les deux cas ils essaient de forger une sorte de déterminisme noir. Ils nous font croire que la race est un moteur de l’histoire. Ou que la haine est un moteur de l’histoire. Ce n’est jamais ça ! Derrière les crimes, il y a toujours des intérêts. La traite négrière fait partie d’un modèle économique qui a développé des théories raciales pour s’assurer une main d’œuvre gratuite... »
La violence de l’histoire est l’un des thèmes majeurs de l’œuvre de Rugamba. La violence de ses textes est aussi celle, qui entend se dégager de l’interminable « paradigme Blanc / Noir » : « En France, il y a un réel problème de communautés, de compétition victimaire qui créée une tension. On ne veut jamais aborder ces questions que sur le registre de l’affect. Un crime contre l’humanité, ça veut d’abord dire que le crime concerne tout le monde. Les victimes de la déshumanisation sont les parents de tous les hommes. On ne peut les réhabiliter qu’en les rendant à la pleine humanité. On ne pourrait les sortir symboliquement d’un ghetto si c’est pour les rentrer dans un autre ghetto, fut-il plus beau ! Je ne peux pas me proclamer plus concerné par la traite négrière que vous, par exemple. À quel titre ? À moins de faire valoir la couleur de ma peau, et de me réclamer à mon tour des mêmes arguments que les négriers !… Je ne suis pas plus récipiendaire de l’Histoire que quiconque. »
L’histoire rwandaise, au cours de laquelle des Noirs ont tué des Noirs, lui a appris le dégoût de toute revendication identitaire quelle qu’elle soit. Rugamba invite les Africains à « regarder en arrière, ne pas nécessairement vomir ce qui a été enseigné par le colonisateur, mais se débarrasser de la condescendance laissée par les colons dans le regard que portent les Africains sur eux-mêmes. »
Rugamba dénonce encore l’indifférence, le mépris et cynisme : « La génération 2.0, la plus informée de toute l’histoire, qui subit à travers ses gimmicks électroniques un matraquage médiatique sans précédent, peut ignorer totalement le sort des Rohingyas, actuellement le peuple le plus persécuté du monde, mais elle connait par cœur les frasques du Gotha mondial. Ils peuvent citer de mémoire les derniers épisodes de la vie de Jayz, de Lady Gaga, de Beyoncé, de Messi ou Ronaldo, de toutes les icônes du consumérisme dont les télés et les tabloïdes leur narrent le moindre éternuement. Les écrans débordent en continu de soap-opéras et de telenovelas aussi creux que soporifiques. Mais cet univers aseptisé sans éclaboussures où tous les gens sont beaux et jouent en bourse, où les policiers sont tous sympas, dans lequel on ne peut entrevoir le moindre clochard, fascine ! C’est le monde des winners, le monde merveilleux des buveurs de coca ! La réussite est rouge comme une Ferrari, elle est blanche comme une villa de Marbella, noire comme un smoking mais surtout, elle est verte comme le dollar ! »
Plus que les identités et religions où il ne voit qu’un leurre, le moteur du monde est aux yeux de Rugamba le « dieu dollar », qui emporte les hommes du Nord comme du Sud dans le large consensus d’une logique d’intérêt : « Seule la poésie peut exprimer la colère arrivée au bout d’elle-même, où plus rien n’a de sens. »
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire : Hewa Rwanda : lettres aux absents (JC Lattès, 2024), Lettre à un ami, Pour l’amour d’une langue, Novelles du Rwanda, Les Restes suprêmes (2020), Umurinzi (2019), Retour de Kigali (2016), Market Place (2010), Gamblers ou la dernière guerre du soldat Hungry (2010), Gwineth et Othello sur un lit de ronces, Aller retour au Paradis, Bloody niggers ! (2007), Marembo (2005), Rwanda 94 (1999).
[1] Entre 1904 et 1908, environ 80% du peuple herero et 50% du peuple nama vivant sur le territoire de l’actuelle Namibie ont été exterminés par les forces du Deuxième Reich, soit environ 65.000 Herero et 10.000 Nama.
FOCUS : LES MILLE CIMETIÈRES DES COLLINES DU RWANDA (extraits)
par Christophe DAUPHIN
En 1910, le poète arménien Rouben Sévak, future victime du génocide, écrit : Et vous, Occident, Vous qui cyniquement - Avez marchandé au prix de votre silence notre sang - Fermez les portes de vos cœurs sourds, - Aiguisez vos épées, aiguisez-les secrètement, - Aiguisez-les froidement sur votre conscience pétrifiée… 53 ans plus tard, le poète rwandais Cyprien Rugamba écrit, en hommage à sa fiancée qui a été assassinée par les Hutu en 1963 dans une orgie de violence génocidaire : J’ai rêvé toute la nuit : - Mes rêves étaient un océan - Ils submergeaient le Rwanda. - Je rêvais encore, - le pays était en panique - il était tout en feu - La foule déchaînée - était sanguinaire. - Je savais que le début du fratricide - était devenu inéluctable.
Metteur en scène, acteur et dramaturge rwandais, directeur artistique des Capitales africaines de la Culture, Dorcy Rugamba est l’auteur de Rwanda 94, Bloody Niggers, Guerre Sainte, Market Place, Les Restes Suprêmes ou Marembo. Il vit entre Bruxelles et le Rwanda. Dorcy Ingeli Rugamba, né le 29 septembre 1969 à Kigali (Rwanda), est le deuxième des dix enfants de Cyprien (né en 1935) et Daphrose Rugamba (née en 1944), un couple phare de la scène artistique rwandaise, également très actif sur le plan spirituel au sein du renouveau charismatique catholique. Pour porter secours aux enfants des rues, le couple fonde la communauté de l’Emmanuel, au Rwanda, en 1990. Le centre réinsère près de 4.500 enfants dans leurs familles.
Cyprien Rugamba est le poète le plus célèbre du pays et jouit d’une grande popularité. Rares sont les Rwandais, semble-t-il, alors, qui ne connaissent pas, par cœur, au moins une de ses strophes ou certaines de ses chansons, composées pour Amasimbi n’Amakombe, sa troupe de ballet. Cyprien a publié dix livres de poésie, deux ballets, des livres de contes, des textes scientifiques sur la littérature et l’héritage culturel rwandais. L’œuvre-vie entière de Cyprien est un défi, qu’il résume ainsi, en rendant hommage à John Lennon : « Défi contre l’égoïsme des hommes où l’individualisme exacerbé rapporte tout à soi et refuse de rencontrer et de partager avec le voisin. Défi contre la gangrène de la confrontation qui sape l’esprit de collaboration, installe à demeure les antagonistes chroniques entretenus à grands frais et dont le triste résultat n’est rien d’autre que luttes idéologiques, conflits armés, détresse de millions de personnes déplacées ou désespoir de groupes évincés. Défi contre les impérialismes politiques, économiques et culturels qui dénient à celui-ci le droit à l’autonomie, à celui-là la possibilité d’exploiter à son profit ses propres ressources, et aux autres le libre choix d’une culture conforme à leurs modes de pensée. Défi contre la discrimination des populations ou des races, où les brimades, les taudis et la ségrégation constituent, au grand agrément de quelques seigneurs à l’esprit sadique et au langage fallacieux, une marque outrageante à la face de la communauté humaine. Défi contre la pollution de l’environnement où, entre autres facteurs de dégradation du milieu, l’entassement des hommes et l’émanation de gaz toxiques menacent la salubrité publique et provoquent le déséquilibre des écosystèmes, au détriment de l’homme, victime naïve de lui-même. Défi contre l’oubli des signes et des valeurs qui ont jalonné l’histoire de l’humanité, des idées fécondes de joie, de beauté et d’amour qui ont inspiré les artistes de tous les temps et sous toutes les latitudes. » Le Tutsi Cyprien Rugamba est un acteur hors pair de la vie culturelle et intellectuelle de son pays.
Le pays de Cyprien et Daphrose, c’est le Rwanda, le « pays des mille collines », Afrique de l’Est, 13 millions d’habitants (de nos jours), sous domination du Royaume du Rwanda, gouverné par le clan tutsi Nyiginya, du XVIIIe siècle à 1961. En 1885, la Conférence de Berlin attribue le Rwanda à l’Empire allemand. L’administration coloniale s’appuie sur les Tutsi, au détriment des Hutu et des Twa. Historiquement les Hutu sont des cultivateurs, des artisans et des marchands, tandis que les Tutsi sont des éleveurs de bétail. Les Twa, chasseurs et cueilleurs, apparentés aux pygmées, sont considérés comme des êtres inférieurs et tenus au plus bas de l’échelle sociale. Les colonisateurs allemands, puis belges, qui leur succèdent, en 1916, font des Tutsi leurs interlocuteurs privilégiés, allant jusqu’à créer, notamment les missionnaires catholiques Pères blancs, une racialisation de la société. Or, Hutu, Twa et Tutsi forment des clans, un ordre social, plus que des ethnies : ils parlent la même langue, le kinyarwanda, partagent la même culture et vivent mélangés.
Mais, sous l’ère coloniale, l’accès à l’enseignement et aux postes administratifs sont réservés prioritairement aux Tutsi. Les termes de « Hutu » (roturier) et de « Tutsi » (noble) deviennent une référence identitaire pour les Rwandais, entraînant une différenciation antagonique de la société entre ces deux groupes. Mais, en 1931, le roi Yuhi Musinga refuse de se faire baptiser et est exilé par la Belgique d’Albert 1erau Congo belge. La Belgique confie le pouvoir à son fils le Mwami Mutara Rudahigwa, converti au catholicisme. Mais, à partir de 1956, ce dernier revendique l’indépendance du pays auprès de l’ONU.
Le 25 juillet 1959, Mutara Rudahigwa meurt dans des conditions mystérieuses. Kigeli V Ndahindurwa lui succède. Les Hutu refusent cette succession. Des manifestations dégénèrent en révoltes. Les Tutsi minoritaires sont pourchassés et massacrés par centaines. Le pays plonge dans la guerre civile : la révolution hutu. En 1960, le gouvernement de Kigeli Ndahindurwa quitte le pays pour l’Ouganda, ainsi que plus de 200.000 Tutsi. Lors du référendum de septembre 1961, 80 % des votants se prononcent pour la mise en place d’une république. Le parti politique hutu Parmehutu, obtient 78 % des sièges à l’Assemblée. Le 26 octobre, le Hutu Grégoire Kayibanda devient président de la République du Rwanda. En décembre 1963, les Tutsi exilés essaient de revenir par la force, car aucune autre alternative ne s’offre à eux, sur le territoire rwandais par la force : ils échouent. Des massacres sont à nouveau commis contre des Tutsi vivants au Rwanda. De 1959 à 1963, 20.000 Tutsi sont massacrés tués et 300.000 autres prennent le chemin de l’exil.
Le 5 juillet 1973, un coup d’État dirigé par le général hutu Juvénal Habyarimana, également ministre de la Défense, renverse le président Grégoire Kayibanda, qui mourra en détention. Habyarimana accentue la politique de discrimination ethnique à travers un système de quotas. Par exemple, seulement 10 % des places dans les écoles, les universités et les emplois sont accordés aux Tutsi. 600.000 Rwandais (Tutsi ou opposants Hutu) vivent en exil à la fin des années 1980. Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais, qui a pour but le retour des exilés au Rwanda, le refus de l’ethnisme et la lutte pour un Rwanda démocratique, dirigé par le Tutsi Paul Kagame, lance une attaque depuis l’Ouganda sur le nord du Rwanda : c’est le début de la guerre civile rwandaise.
Le dictateur Juvénal Habyarimana demande de l’aide à son homologue français François Mitterrand, qui lance en soutien l’opération Noroît, le 4 octobre 1990. Il sera reproché, à juste titre, à la France[1] d’avoir soutenu politiquement et militairement le régime génocidaire rwandais en place, sans prendre la mesure des signaux d’alerte quant au risque de génocide, qui arrive. La guerre prend fin le 4 août 1993, avec la signature des accords d’Arusha, qui prévoient l’intégration politique et militaire des différentes composantes de la nation rwandaise et le départ des troupes françaises. Mais les accords sont retardés par les extrémistes hutu.
En 1994, la population rwandaise compte 7 millions d’habitants dont 85% de Hutu, 14% de Tutsi et 1% de Twa. Le 6 avril 1994, l’avion qui transporte le président Habyarimana et son homologue du Burundi, est abattu par un missile. Son assassinat est l’événement déclencheur, le prétexte attendu, du génocide des Tutsi au Rwanda. Le lendemain, les extrémistes hutu assassinent les modérés du gouvernement, dont la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, avant d’enchainer par l’extermination organisée et méthodique des populations civiles tutsi. Pour avoir signé les accords d’Arusha, Juvénal Habyarimana est perçu comme un faible, voire un traître à la cause hutu.
Les Tutsi sont désignés comme responsable de l’attentat qui a causé la mort du président, mais, tout porte à croire que cet attentat-prétexte est l’œuvre de l’Akazu (la « maisonnée », le cercle des proches du président Habyarimana et de sa femme, les organisateurs du génocide), fer de lance du Hutu Power. Le nom de Théoneste Bagosora est avancé comme commanditaire. Pour le pouvoir hutu, le Tutsi n’est pas Rwandais, il vient d’Éthiopie. Le Tutsi n’est pas un humain, mais un cafard : « Est-ce un crime de tuer un cafard ? Non, c’est le devoir de tout Rwandais, qui est forcément Hutu. » 2.000 Tutsi ont été massacrés en 1993 un an avant l’embrasement du génocide.
Le 7 avril 1994, vingt militaires de la garde présidentielle entrent dans la maison de Cyprien et Daphrose Rugamba. Cyprien a toujours refusé de s’engager en politique. Il affirme être « du parti de Jésus ». Il ne cesse cependant de dénoncer les appels à la violence entre Hutu et Tutsi ainsi que le climat croissant de guerre civile. Il a œuvré toute sa vie pour l’unité de son peuple. Il proclame, en se fondant sur l’unicité de la langue et de la culture, qu’il n’y at pas de Hutu ni de Tutsi, mais seulement des Rwandais.
Cyprien Rugamba écrit : Quand bien même quelqu'un serait - issu du clan des Basinga, - Tandis qu'un autre descendrait - du clan des Bega, - Comme tous les Rwandais, - Ils seraient parents. Mais c’est un autre de ses poèmes, qui prend forme dans le réel le plus imbuvable : Des flèches volaient - comme des oiseaux innombrables - Ou comme un ouragan furieux. - Je vois l'épée qui blesse - Je vois le bâton qui bat. Cyprien comprend très vite que les militaires ne sont pas chez lui pour parlementer. Cyprien a dénoncé avec courage les maux dont souffre la société rwandaise (corruption, injustices, esprit partisan et fanatique….) et dont il pressent les conséquences désastreuses. À peine le portail ouvert, le chef des soldats s’adresse à Cyprien : « Alors, Rugamba, tu es toujours chrétien ? » Puis, les balles sifflent de partout. Toute la famille présente est assassinée, parents comme enfants.
Dorcy, 19 ans, étudiant à Butare, est absent. Il devait se rendre à Kigali, pour visiter les siens, le 6 avril, mais le voyage a été reporté au lendemain. Il n’y aura pas de lendemain. Le 13 avril, le jeune homme et ses frères fuient le pays par le Burundi. Dorcy se retrouve à Paris, puis à Liège, où il achève des études en pharmacie commencées au Rwanda, avant d’entrer au Conservatoire royal de Liège dans le département d’art dramatique où il obtiendra un premier prix. Ses parents et six de ses frères et sœurs ont été assassinés le premier jour du génocide : « Un énorme bougainvillier aux pétales pourpres surplombe désormais le portail. C’est par là que sont entrés et repartis les bourreaux, en laissant dans un coin du jardin dix corps inanimés… Ma famille a disparu en un seul jour. Ça n’a duré que trois quarts d’heure. C’était le 7 avril 1994 à dix heures du matin. » C’est sur ces mots, que s’ouvre son poignant livre Hewa Rwanda : lettres aux absents (2024).
Au Rwanda, un gouvernement intérimaire dirigé par Jean Kambanda, est constitué le 9 avril 1994. Dictatorial et raciste, ce gouvernement, mis en place sous la houlette du chef de cabinet du ministre de la Défense, le colonel Théoneste Bagosora, a son idéologie : le nationalisme ethnique du Hutu Power. Il est l’émanation directe du pouvoir déjà en place autour du MRND (le Mouvement révolutionnaire national pour le développement), le parti fondé en 1975 par le défunt président Habyarimana, dont la femme Agathe est une haute autorité, ainsi que Félicien Kabuga, le financier du régime et du génocide. Ce parti a fondé en 1992 la milice armée hutu interahamwe, bras armé du génocide avec l’armée, la police et la population.
Ceux-là, d’après une organisation méthodique, déclenchent le génocide des Tutsi rwandais, à partir du 7 avril 1994 : Les ordres issus du gouvernement sont relayés par les préfets, qui les transmettent à leur tour aux bourgmestres, lesquels organisent des réunions dans chaque village pour les faire appliquer par la population hutu, avec l’appui des gendarmes, de l’armée et des milices : tuer, exterminer les Tutsi, les « serpents », les cafards », hommes, femmes, enfants, vieillards… Les ordres sont également transmis par la bien sinistre Radio Télévision Libre des Mille Collines, la « voix de la mort », qui encourage et guide jour après jour, heure par heure, le génocide : « Vous allez mettre le feu aux Tutsi et ils vont regretter d’être nés… Faites du bon travail ! Les fosses sont encore à moitié vides, vous devez les remplir !... Les inyenzi [terme qui désigne les Tutsi et qui se traduit par « cafards »] pullulent dans notre pays. Attrapez-les et faites les souffrir !... À l’heure où je vous parle, les cafards brûlent. Ils sont en train de s’enflammer… Prenez vos machettes et coupez tous les grands arbres [les Tutsi] ! Il ne doit en rester aucun… » Valérie Bemeriki, voix de la radio ajoute : « Notre rôle était d’indiquer les endroits où ils se trouvaient pour que les miliciens les retrouvent et les tuent. »
L’enrôlement génocidaire de la population est favorisé par la coutume de l’umuganda, journée de travail collectif où la population est rassemblée, selon une méthode déjà employée dans les massacres du Bugesera, au sud-est du Rwanda, 300 victimes tutsi en 1992. Le « travail » consiste désormais à massacrer à travers tout le pays les Tutsi, ainsi que les Hutu modérés, hostiles, les « traîtres ». Le « travail » est dirigé par les milices interahamwe (« ceux qui travaillent ensemble », en kinyarwanda) et Impuzamugambi (la CDR, Coalition pour la défense de la République, organisation extrémiste du régime Habyarimana, fondée par Jean Bosco Barayagwiza,), assistées par l’armée rwandaise. La population hutu, qui suit de gré ou de force, utilise essentiellement, pour massacrer les Tutsi, des machettes, des houes et des gourdins cloutés, les outils.
Le processus génocidaire est parfaitement documenté, de manière parfois insoutenable (les témoignages de rescapés et des génocidaires), par le réalisateur belge Bernard Bellefroid, dans son film-documentaire Une des mille collines - Rwanda 1994-2024, Du génocide à la réconciliation (Anga Prod, 2023), qui retrace tout le processus génocidaire, à partir de l’itinéraire de trois enfants assassinés, Fiacre, Fidéline et Olivier, à l’âge de quatre, cinq et neuf ans. Ils ignoraient que dans le monde où ils étaient arrivés, être né était déjà un crime : être né Tutsi. Tout le monde les connaissait. Et c’est au grand jour et devant tout le village que leur trop courte vie s’est arrêtée au printemps 1994. Ce film est l’histoire de trois enfants au nom de tous les autres, d’une colline au nom de toutes les collines du Rwanda. Ce film évoque aussi et surtout les tentatives de réparation de tout un peuple lors de la mise en place des tribunaux « gacaca », la manière dont victimes et bourreaux continuent aujourd’hui, non sans difficulté, à cohabiter. La question complexe qu’interroge le film est celle de la justice et du pardon.
Le génocide, qui fait près de 10.000 morts par jour pendant cent jours, prend fin officiellement le 19 juillet 1994, à la suite de la victoire militaire du Front patriotique rwandais, malgré des troupes inférieures en nombre (15.000 hommes contre 50. 000) et des moyens militaires moins importants.
Un gouvernement d’union nationale est mis en place, avec Pasteur Bizimungu, comme président de la République, Faustin Twagiramungu, comme premier ministre, et Paul Kagame, comme vice-président et ministre de la Défense. Kagame devient président de la République le 24 mars 2000. Ce trinôme est perçu comme symbole de la réconciliation entre Hutu et Tutsi.
Dorcy Rugamba écrit : « D’avril à Juillet 1994, un État criminel, entreprit la destruction physique et totale d’une partie de sa population. Plus de 80% des personnes ciblées, furent massacrées. Le projet fût mené presque jusqu’à son terme dans l’indifférence et la démission de la communauté internationale. À l’Onu, la France[2] et les États-Unis, deux membres permanents du conseil de sécurité s’interposèrent pour empêcher la reconnaissance par les Nations-Unis, d’un « génocide » en cours. Laquelle reconnaissance aurait entraînée une obligation d’intervention par la communauté internationale et sauvée des centaines de milliers de vies humaines. Mieux encore, l’Onu qui disposait déjà sur place de casques bleus armés à même de défendre les victimes, décida par ordonnance du conseil de sécurité de retirer l’essentiel de ses troupes du Rwanda. Un abandon qui équivalait à une condamnation à mort pour les victimes et une « licence to kill » pour les tueurs. »
À l’instar des génocides précédents, celui des Tutsi a commencé par une phase de stigmatisation de la population et s’est poursuivi par la persécution qui allait déboucher sur la mise à mort. Le génocide des Tutsi s’enracine dans la politique coloniale et l’idéologie du XIXe siècle. Le colonisateur belge choisit en un premier temps de s’appuyer sur les Tutsi en créant le mythe de leur supériorité sur l’autre communauté, les Hutu. L’antagonisme, né de cette hiérarchisation, est exacerbé lors de l’indépendance du Rwanda, dans les années 60, marquée par un renversement du pouvoir qui échoit alors aux Hutu avec l’appui de la Belgique.
Le jeune État rwandais réduit toute forme d’opposition politique à une lutte raciale opposant des soi-disant ethnies, en fait des communautés apparentées historiquement à des clans. Les Tutsi sont assimilés à des insectes nuisibles dont il faut se débarrasser. Le processus d’animalisation débouche en avril 1994, lorsque commence le génocide, sur une chasse au « gibier » suivie d’une mise à mort des victimes, abattues avec cruauté et comme du bétail. 800.000 Rwandais de la minorité tutsi, 8.000 Twa et des Hutu modérés, ont été assassinés, surtout à la machette, par la majorité hutu qui les percevait comme une menace à son autorité. Le génocide fut orchestré par le mouvement extrémiste Hutu Power, puis exécuté par les officiels locaux et la population hutu.
« La littérature, la poésie, les chansons sont les seules choses qui restent ». Dorcy Rugamba en fait le constat lorsqu’il retourne, deux ans après le génocide, dans la maison familiale totalement vide : « Ce n’était pas seulement la mort, mais l’anéantissement… Écrire c’est donner corps à ceux qu’on ne peut pas considérer seulement comme des victimes…. Contrairement aux catastrophes naturelles, cette violence de masse suit un dispositif et une logique donc nous pouvons la tracer et la prévenir. » Aujourd’hui, au Rwanda, 80% de la population a moins de 25 ans. 80% de Rwandais n’ont pas connu le génocide. La référence politique « Hutu - Tutsi » est anticonstitutionnelle depuis l’adoption de la constitution de 2003.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
[1] Dans le film-documentaire déchirant, Rwanda, le silence des mots (Arte, Babel doc, 2021), le réalisateur Michaël Sztanke et Gaël Faye racontent l’épouvantable calvaire de Concessa Musabyimana, Jeanne Murekatete et Prisca Mushimiyimana et, à travers elles, d’autres femmes tutsi violées par des militaires français de l’opération Turquoise en 1994. Déjà victimes des génocidaires hutu, ces femmes avaient trouvé refuge dans les camps de Murambi et Nyarushishi, sous protection française. En 2009, elles ont décidé de porter plainte auprès du Tribunal de grande instance de Paris. Leurs plaintes examinées au pôle génocide et crimes contre l’humanité du TGI de Paris n’ont à ce jour pas abouti.
[2] « La politique de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, menée par François Mitterrand et son entourage, aveuglés idéologiquement, a été une faillite et elle porte des responsabilités accablantes dans le génocide des Tutsi », dénonce un rapport cinglant de plus de 1000 pages d’historiens remis en mars 2024 au président français Emmanuel Macron, qui déclare : « La France aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, mais n’en a pas eu la volonté. »
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58 |