Eghiché TCHARENTS
Eghiché Soghomonian dit Tcharents (« ce qui est mauvais »), né le 13 mars 1897, à Kars (aujourd’hui en Turquie), est le poète emblématique, l’enfant terrible, génial et fondateur de la poésie arménienne contemporaine. Son influence est grande. Sa vie fût courte et tumultueuse, à l’instar de l’époque, mais aussi du tempérament volcanique du poète.
Après des études au lycée de Kars, de 1908 à 1912, année où paraît son premier poème ; Tcharents publie son premier livre en 1914. Un an plus tard, à l’âge de 18 ans, il s’engage comme infirmier dans la Division des volontaires arméniens, constituée par les socialistes du parti Dashnak, qui combat sur le front russo-turc, alors qu’en Turquie, le génocide orchestré par les Jeunes-Turcs contre les Chrétiens (Arméniens, Assyriens et Grecs pontiques) bat son plein : Par ces chemins ravagés aux traces dévastées, - Où, désormais, plus un seul être n’existait, - Où l’homme ne pouvait compatir, peiner….
De septembre à décembre 1915, Tcharents prend part aux combats et connaît les horreurs de la guerre : Et ils tombaient, par rangs entiers tombaient, - Comme des bêtes sauvages, ils rugissaient. – Mais, en rangs serrés, interminables, - Vers nous, ils avançaient. Vers nous, par vagues. – Soudain, tout devint confus, indistinct – Commença la lutte à la baïonnette. De cette « expérience », il tire sa Légende dantesque[1], long poème publié en 1916, qui est un journal de bord en vers, la traversée de l’Enfer, de la mort, de l’obscur : Nous donnions la mort – pour avoir la vie, - Et nous nous battions et ils se battaient. Non loin de là, les os des victimes du génocide craquent déjà sous le soleil du désert : Là-bas, maintenant, tout est sombre et désert, - Seul le vent, hurle, gémit, hulule et pleure. Tcharents n’en ressort pas indemne, mais sa liberté est à toute épreuve.
Il voit dans la révolution d’Octobre 17 la libération de son peuple au destin tragique et de tous les opprimés. Tcharents, poète du romantisme révolutionnaire, rejoint les rangs des Bolcheviks et se bat dans leurs rangs contre les Russes blancs dans le Caucase, durant la guerre civile. En 1922, il reprend ses études de littérature, à Moscou. La même année, en mars 1922, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont rassemblées, jusqu’en 1936, en une même entité : la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie. Tcharents écrit : « Le nom de Staline se lève comme l’ombre du soleil au-dessus de l’Océan. »
En fait, comme l’écrit Luc-André Marcel, Tcharents se battit moins sous la tutelle de Lénine qu’à ses côtés. Il était moins l’homme d’un dogme que d’une libre recherche, plus un poète d’action que le servant d’une théorie. Et le poète ne fait très bien que ce qu’il aime et ce qu’il veut. Tcharents fut un poète révolutionnaire par fonction naturelle. Ce qui assure l’authenticité de son œuvre. Et ce qu’il annonçait était avant tout l’avènement du triomphe de l’homme contre tout arbitraire destructeur. Cela pouvait être peu, cela devint vite beaucoup trop. Tcharents, ajoute Marcel, étonne par l’accumulation de contrastes, si tendus et si incompatibles entre eux quelquefois qu’il paraît toujours au bord de l’explosion ou de l’écartèlement. Il est tout à la fois un condottière du communisme, un prophète sans Dieu mais non sans révélations, le plus familier des hommes de la rue, un amateur de drogues et d’excitants et un vieux sage oriental qui garderait toujours un pistolet dans sa poche. Il n’est dupe de rien, mais il espère tout. Il réussit la gageure d’être le plus logique des poètes de l’avenir – de cet avenir qui ne peut être qu’une glorieuse interrogation – étant étonnamment revenue des poètes du passé. Sa poésie construit l’histoire. Elle ne la rumine pas. Si elle se développe dans l’influence du futurisme russe (il jongle avec l’hyperbole et se plait aux sentences concises et abruptes et prophétise), elle sait parfaitement digérer cette influence majeure pour élargir son chant en y intégrant la poésie populaire arménienne : J’ai chanté toutes sortes de poèmes. – Le meilleur, c’est encore une chanson du peuple. – Et l’immortel, le paradis, - c’est encore Sayat-Nova… (in « Art poétique »). En 1925, Tcharents est au sommet de sa popularité et de sa notoriété. Tous les Arméniens connaissent par cœur son célèbre et magnifique poème, qui embrase et embrasse tout un peuple, avec son pays, son histoire, sa beauté et ses douleurs.
En 1926, Tcharents, dans un accès de colère, fait feu sur une jeune femme qui aurait repoussé ses avances. Tcharents est décrit comme un homme au tempérament volcanique, pour le meilleur comme pour le pire, généreux et ingérable, tendre et violent, fraternel et voyou au coup de poing facile, lucide et drogué, intelligent et vulgaire. Arrêté et jugé, Tcharents est condamné à six mois de prison dans une « maison de rééducation ». De cette « expérience », il tire une œuvre littéraire[2], un journal, à la manière du Dostoïevski des Souvenirs de la maison des morts (1861), le premier livre sur le bagne sibérien, que Tcharents prend pour modèle. Du moins, pour la forme, tant notre poète, bien qu’incarcéré, continue à faire œuvre de propagande pro-stalinienne à travers ce journal, peut-être et sans doute (?) commandé par le Parti communiste arménien.
Pour Tcharents, la prison a disparu avec le tsarisme. À présent, il n’y a que des « maisons de rééducation », qui travaillent à transformer les « droits communs » en « hommes nouveaux » dignes du socialisme en marche. L’autre prose majeure de Tcharents, est Le Pays Naïri, narrant les évènements de Kars et la prise de la ville par les Turcs en 1920. De 1928 à 1935, Tcharents, poète officiel, vitrine culturelle du communisme arménien, est directeur des éditions d’État. Il publie quelques-unes de ses œuvres majeures : Rubaiyat (1927), Aube épique (1930), année où il rencontre au secret Ossip Mandelstam, grand connaisseur et ami de l’Arménie où il a voyagé en 1930 et rapporté un très beau livre, Le voyage en Arménie, ainsi qu’Armenia, une suite de douze poèmes, écrits de novembre 1930 à mars 1931. C’est peu après, en novembre 1933, qu’il imagine l’Épigramme à Staline, qui lui vaudra une première arrestation puis l’exil dans un camp de transit en Sibérie où il meurt en 1938.
Tcharents publie encore Livre de route (1933) et traduit en arménien Pouchkine, Nekrassov, Essenine, Maïakovski, Goethe, Gorki, Verhaeren, Whitman, Hikmet et d’autres. Dans son poème « Le Message » (in Livre de route), Tcharents, qui a pris du recul avec le communisme à la sauce Staline, sous couvert d’une apologie de ce dernier, écrit un acrostiche sur la deuxième lettre de chaque vers : Oh peuple arménien, Ton salut ne viendra que de ta force collective. Le message est décrypté et qualifié de nationaliste par le régime. Tcharents est censuré. L’année suivante, il fait l’éloge de Gorki en tant qu’« unique voix humaine de la littérature soviétique devenue entièrement stéréotypée et conventionnelle. » Ce qui fait beaucoup, tant pour les staliniens de Moscou que pour ceux d’Erevan. Le très officiel poète national arménien et directeur des éditions d’État n’est plus du tout en odeur de sainteté. Tcharents est entier d’un seul bloc comme l’Ararat. Communiste et stalinien, il l’est, plus qu’aucun autre. Devenu antistalinien, idem. Le poète est censuré.
Sous Staline, l’Arménie est industrialisée et éduquée selon des conditions strictes. La mise en œuvre des premiers plans quinquennaux permet la construction d’une trentaine de centrales hydroélectriques et la constitution d’industries textiles et agro-alimentaires qui font que le secteur industriel assure, en 1937, 72 % du revenu de la République (contre 21 % en 1927). Le nationalisme est sévèrement réprimé. Sur ordres de Lavrenti Beria, chef du NKVD, le Parti communiste arménien utilise la police pour affermir son emprise politique sur la population et supprimer toute expression nationaliste. De nombreux écrivains, artistes, scientifiques et politiques arméniens sont exécutés ou exilés.
À partir de 1936, plusieurs procès spectaculaires sont organisés à Moscou pour convaincre l’opinion publique intérieure et étrangère de l’existence d’une vaste conspiration antisoviétique et pour servir d’exemple pour les procès qui se déroulent dans le reste du pays. Fondés sur les seuls aveux des accusés, généralement arrachés sous la torture, les procès sont des simulacres. Presque tous les Bolcheviks au premier plan pendant la Révolution russe de 1917 ou dans le gouvernement de Lénine sont alors éliminés. L’Arménie n’échappe pas à la « règle » et paye un lourd tribut (estimé à 300.000 personnes) à la terreur stalinienne. Aghassi Khandjian « l’homme fort » de l’Arménie soviétique durant une quinzaine d’années, suspecté de « communisme national » est assassiné à Tbilissi dans le bureau de Béria, alors premier secrétaire de la Fédération de Transcaucasie (reconstituée dans le cadre soviétique avec les trois républiques de Géorgie, d’Azerbaïdjan et d’Arménie). Le Parti communiste arménien est épuré : des milliers d’arrestations. Les « procès d’Erevan » liquident l’intelligentsia locale.
Eghiché Tcharents, en pleine disgrâce, est arrêté en 1937 par le NKVD arménien. Il décède le 29 novembre 1937, victime de la terreur stalinienne, à l’âge de 40 ans, dans un cachot du NKVD, à Erevan. Son corps n’a jamais été retrouvé. Les circonstances de sa mort ne sont pas confirmées. Les autorités staliniennes font mention d’« une grève de la faim, pendant laquelle Tcharents se serait cogné la tête contre les murs jusqu’à se tuer lui-même. »
Le belge Luc-André Marcel, qui a beaucoup fait pour la traduction et la mise en valeur des poètes arméniens (notamment Varoujan et Tcharents) écrit : « De tous les poètes arméniens, et il y en eut beaucoup, peut-être est-il le plus intelligent, et, par son art même d’endosser les chaînes, le plus délivré. L’homme, assurément est extraordinaire, et l’on va loin à marcher à son pas. »
En 1937, depuis la cellule de sa prison, le poète Eghiché Tcharents était parvenu secrètement à demander sa femme Izabella Niasian (1909-1969) de confier tous ses manuscrits à son amie l’artiste peintre Regina Ghazaryan (1915-1999), qui les sauvera effectivement de la destruction, avant de les confier plus tard dans les années 1950 au Musée littéraire Tcharents. En mars 1954, un an après la mort de Staline, c’est par sa réhabilitation qu’Anastase Mikoyan, membre du Politburo et Vice-président du Conseil des ministres de l’Union soviétique, annonce l’ère du Dégel dans l’Arménie soviétique.
Trois ans plus tard, la récupération continue. En mars 1957, le journal des Komsomols arméniens présente en ces termes le poète : « Tcharents est immortel parce qu’il a su s’unir à sa grande époque, parce qu’il a chanté le Grand Octobre qui a apporté aux peuples la vie et la paix… Tcharents fut un soldat du parti communiste, son barde dévoué… » Un « barde dévoué » que le Parti communiste arménien a exécuté dans les bas-fonds d’une geôle !... Sur la route entre Erevan et Garni, à 28km de la capitale, un monument a été dédié au poète
En 1960, « l’Arc de Tcharents » est construit sur un point de vue panoramique donnant sur la plaine de l’Ararat. En 1975, sa maison à Erevan (17, avenue Mesrop-Machtots), est devenue un musée, grâce à ses deux filles, Arpénik (1932-2008) et Anahide (née en 1935).
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
[1] Présentation et traduction de l’arménien par Élisabeth Mouradian et Serge Venturini, L’Harmattan, 2010.
[2] Eghiché Tcharents, La Maison de rééducation, Erevan 1926-1927, préface de Claire Mouradian, traduction de Pierre Ter Sarkissian, (éd. Parenthèses, 1992).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58 |