Evariste PARNY

Evariste PARNY



On attribue trop souvent et à tort la paternité de l’invention du poème en prose au chef d’œuvre qu’est le Gaspard de la nuit (sous-titré Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot) du bourguignon Aloysius Bertrand, qui parut, à titre posthume, en 1842. En réalité, Bertrand et son Gaspard ont été devancés par Évariste Parny et ses Chansons madécasses (au sein desquelles l’amour n’est pas en reste ainsi que la dénonciation de l’esclavage), qui parurent trente-cinq ans plus tôt. Parny n’est pas seulement l’inventeur du poème en prose. Il est aussi le plus grand poète réunionnais avec Leconte de Lisle, Boris Gamaleya et, avec André Chénier, l’un des plus importants poètes français du XVIIIe siècle. Libertin, blasphémateur, ami de Voltaire (qui fait l’éloge de ses premiers poèmes, trois ans avant sa mort), académicien, premier poète français à condamner l’esclavage (1775), Parny est un pré-romantique et un grand jouisseur de la vie : Un jour il faudra nous courber – Sous la main du temps qui nous presse ; - Mais jouissons dans la jeunesse ; - Et dérobons à la vieillesse – Tout ce qu’on peut lui dérober.

Issu d’une famille originaire du Berry, installée en 1698 à l’île Bourbon, Évariste Désiré de Forges, chevalier, puis vicomte de Parny, est né en 1753 à L’Hermitage de Saint-Paul (La Réunion). Son père, commandant d’infanterie, est propriétaire d’un important domaine qui produit blé, café, épices, grâce à des esclaves. Parny quitte son île natale en 1793 à l’âge de neuf ans, pour suivre ses études, en France, à Rennes, puis à l’École militaire. Son frère Jean-Baptiste, écuyer du comte d’Artois, l’introduit à la cour de Versailles où il fait la connaissance de deux poètes, également militaires : le réunionnais Antoine Bertin et le guadeloupéen, Nicolas-Germain Léonard. Parny loue une maison dans le vallon de Feuillancour, entre Saint-Germain-en-Laye et Marly-le-Roi, qu’il baptise « La Caserne » et où il fonde avec ses amis un cercle poétique : « Tu les reverras ces Épicuriens aimables qui portent en écharpe le ruban gris de lin et la grappe de raisin couronnée de myrte ; tu la reverras cette maison, non pas de plaisance, mais de plaisir, ou l’œil des profanes ne pénètre jamais. » En 1772, Parny devient capitaine d’une compagnie de gendarmes du Roi. En 1773, le père, effrayé par le train de vie de ses fils, les rappelle à l’île Bourbon. Parny a vingt ans. Il a du succès et est promis à un bel avenir.

Le 26 janvier 1774, après un voyage de 255 jours, au départ de Lorient, Évariste accoste à Saint-Paul sur son île. Un mois plus tard, Geneviève Lelièvre, une veuve, amie de la famille, sollicite Parny pour donner des leçons de harpe à sa fille, la belle et blonde Esther, treize ans. Parny en tombe amoureux : Aimer à treize ans ! dites-vous – « C’est trop tôt » eh ! qu’importe l’âge ! – Avez-vous besoin d’être sage, - Pour goûter le plaisir des fous ?... – Lorsque vient la saison de plaire, - Le cœur n’est pas longtemps enfant…  Il veut l’initier aux « jeux de l’amour », mais trouve de la résistance : Vous m’amusez par des caresses, - Vous promettez incessamment, - Et vous reculez le moment… Demain, dites-vous tous les jours… Alors, notre bouillonnant Évariste, se tourne vers Léda, une jeune malgache de dix-sept ans, esclave affranchie, au service de son père : Apprenez ma belle, - Qu’à minuit sonnant – Une main fidèle. – Une main d’amant, - Ira doucement, - Se glissant dans l’ombre, - Tourner les verrous – Qui, dès la nuit sombre, - Sont tirés sur vous. Évariste retrouve Léda tous les soirs et passe avec elle des nuits agitées de brûlants désirs et de libertine adresse dans un folâtre combat, que les supports de son lit en furent brisés. Et encore, à l’ombre d’un oranger et sur un tapis de fougère : six fois durant le même jour, - il fut le plus heureux des hommes. Décembre 1775, Esther ne lui résiste plus : Enfin, ma chère Éléonore, - Tu l’as connu ce péché si charmant – Que tu craignais, même en le désirant. – En le goûtant, tu le craignais encore.  Son père forme le projet de voir Évariste s’établir comme officier du génie, à Bourbon. Mais ce dernier ne l’entend pas ainsi.

Il écrit à son compatriote et ami poète Antoine de Bertin (janvier 1775), de manière fort critique, comme le fera après lui Leconte de Lisle : « Dans ce pays, le temps ne vole pas, il se traîne ; l’ennui lui a coupé les ailes… Le créole est vain et envoûté ; il méprise ce qu’il ne connaît pas et il connaît peu de choses ; il est plein de lui-même et vide de tout le reste. Ici, dès qu’un homme peut avoir six pieds de maïs, deux caféiers et un négrillon, il se croit sorti de la cote de Saint-Louis ; tel qui galope a cru dans la plaine, une pie à la bouche et en grand caleçon et les pieds nus, s’imagine que le soleil ne se lève que pour lui. Ce fonds d’orgueil et de suffisance vient de l’ignorance et de la mauvaise éducation… L’enfance de cette colonie a été semblable à l’âge d’or ; d’excellentes tortues couvraient la surface de l’île ; le gibier venait de lui-même s’offrir au fusil ; la bonne foi tenait lieu de code. Le commerce des Européens a tout gâché ; le créole s’est dénaturé insensiblement ; il a substitué à ses mœurs simple et vertueuse, des mœurs polies et corrompues ; l’intérêt a désuni les familles ; la chicane est devenue nécessaire ; le chabouc[1] a déchiré le nègre infortuné ; l’avidité a produit la fourberie, et nous sommes maintenant au siècle d’airain… Je te sais bon gré, mon ami, de ne pas oublier les nègres dans tes instructions que tu me demandes ; ils sont hommes, ils sont malheureux ; c’est avoir bien des droits sur une âme sensible. Non, je ne saurais me plaire dans un pays où mes regards ne peuvent tomber que sur le spectacle de la servitude, ou le bruit des fouets et des chaînes étourdit mon oreille et retentit dans mon cœur. Je ne vois que des tyrans et des esclaves, et je ne vois pas mon semblable. On troque tous les jours un homme contre un cheval ; il est impossible que je m’accoutume à une bizarrerie si révoltante… »

Entre temps, Louis XV est mort le 10 mai 1774 et Louis XVI lui succède. Parny est toujours à La Réunion, où le 9 mai 1775, Léda donne naissance à une fille, Valère[2], qui sera élevée par la famille du poète ; lequel n’a pu épouser Esther en raison d’une opposition familiale (?). Il quitte Bourbon le 15 janvier 1776, après avoir écrit au poète Réunionnais Antoine Bertin, « qu’il ne saurait se plaire dans un pays où se pratique l’esclavage, contre lequel il s’élève ». Peu après son départ, Esther est mariée le 21 juillet 1777 à Jean-Baptiste Canardelle, médecin des troupes. C’est un choc profond : Mon aveuglement fut extrême. – Qu’il est facile d’abuser – L’amant qui s’abuse lui-même. En découle l’œuvre la plus fameuse (avec les Chansons madécasses) de Parny, Les Poésies érotiques (1778) : Que nos amours, - Ne s’affaiblissent – Et ne finissent – Qu’avec nos jours ! Esther apparaît sous le nom d’Éléonore : Nous renaissons, ma chère Éléonore ; - Car c’est mourir que de cesser d’aimer. Le recueil a un grand succès et confirme la célébrité à son auteur, après la parution en 1778 de son premier livre de poèmes les Élégies : Tous les chagrins sont pour les cœurs fidèles ; - Tous les plaisirs sont pour les inconstants. Voltaire, qu’il rencontre le 1er avril 1778, fait son éloge et le surnomme le « Tibulle[3] français ». Le 6 novembre 1779, Parny est nommé capitaine au régiment des Dragons de la Reine.

Le 2 mai 1874, Parny revient à l’île Bourbon pour porter au gouverneur des îles de France et de Bourbon, le général et vicomte de Souillac, les protocoles d’un traité de paix franco-anglais. Parny en profite pour voir sa fille Valère (élevée par sa sœur Geneviève dite Javotte) et régler la succession de son père, décédé le 26 septembre 1782. Parny est affecté à Bourbon, à l’état-major de Souillac, avant de gagner sur ordre les Indes, d’avril à octobre 1785. Novembre 1785, Parny est de retour à Bourbon pour deux mois, auprès de sa sœur et de sa fille à laquelle il lègue par testament 5.000 livres. Esther tente d’organiser une rencontre avec son ancien amour de poète, mais trop tard ; ce dernier doit réembarquer pour la France. De retour à Paris, Parny fait paraître, sous pseudonyme (le sujet principal étant l’amour, mais aussi la dénonciation de l’esclavage) les 12 Chansons madécasses[4] (1787), écrites en Inde ; le premier livre de poèmes en prose en français. Ses deux frères meurent et sa nièce aussi. Esther, qui vit à Moka (Île Maurice), a perdu, elle aussi, son mari et propose le mariage à Parny, qui ne peut en raison de sa situation financière critique et de la charge de ses neveux. Esther épouse donc le chirurgien breton François Ruellan.

Un an plus tard, Parny rencontre Chateaubriand, qui rapporte (in Mémoires d’outre-tombe, douze volumes qui paraissent entre 1849 et 1850 chez Penaud frères, Paris) : « Je savais par cœur les Élégies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui écrivis pour lui demander la permission de voir un poète dont les ouvrages faisaient mes délices ; il me répondit poliment : je me rendis chez lui rue de Cléry. Je trouvai un homme assez jeune encore, de très bon ton, grand maigre, le visage marqué de petite vérole. Il aimait peu la société et en fut bientôt chassé par le politique. Je n’ai point connu d’écrivain qui fut plus semblable à ses ouvrages : poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l’Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait à glisser dans la vie sans être aperçu, sacrifiait tout à sa paresse et n’était trahi dans son obscurité que par ses plaisirs qui touchaient en passant sa lyre… C’est cette impossibilité de se soustraire à son indolence qui de furieux aristocrate rendra le chevalier de Parny misérable révolutionnaire insultant la religion persécutée et les prêtres à l’échafaud, achetant son repos à tout prix et prêtant à la muse qu’il chante, Éléonore, le langage de ces lieux où Camille Desmoulins allait marchander ses amours. »  Chateaubriand a bien sûr la dent dure, ne partageant pas, comme chacun le sait, les idées républicaines et révolutionnaires de Parny. Notre poète a-t-il siégé, comme cela a été dit, en tant que vice-président dans les tribunaux de Fouquier-Tinville ? Rien ne le prouve. La Révolution l’enthousiasme. Sous le règne de Louis XVI (alors qu’il est affecté, ainsi que son frère, au service des Gardes du corps du roi et de la reine Marie-Antoinette), Parny écrit et publie en 1778 une épitre favorable aux opposants de la monarchie, Épître aux Insurgens : Parlez donc, Messieurs de Boston… - Quel droit avez-vous plus que nous – À cette liberté chérie – Dont vous paroissez si jaloux ? – D’un pied léger la Tyrannie – Parcourt le docile Univers ; - Ce Monstre, sous des noms divers, -Écrase l’Europe asservie ; - Et vous, Peuple injuste et mutin, - Sans Pape, sans Rois et sans Reines – Vous danseriez au bruit des chaînes – Qui pèsent sur le Genre Humain ? Mais la Terreur le révulse.

Pris dans la tourmente de la Révolution française ; Parny renonce à sa carrière militaire et survit grâce à l’appui d’amis, d’emplois précaires ou de textes de commande. Il écrit à sa sœur : « Plut à Dieu que je n’eusse jamais quitté mon rocher de Bourbon ! j’en serai plus tranquille et plus heureux. » Ou à son neveu : « Je regrette mon cher Henri le climat natal ou les besoins sont moins nombreux et plus faciles à satisfaire. Je regrette la vie monotone mais douce des colonies. » Parny n’a plus de toit et cherche un refuge, qu’il trouve chez les proches d’un ami, à compter du 25 août 1793. Parny vit à Domont, dans la vallée de Montmorency, à 2 kilomètres d’où nous écrivons actuellement. Il y reste jusqu’au 31 juillet 1794. En 1799, sous le Consulat, il publie encore l’Hymne pour la fête de la jeunesse, qui célèbre les idéaux républicains ; puis, imprimée à trois mille exemplaires, une œuvre qui attaque la religion et fait scandale, La Guerre des Dieux, un poème en cinq chants. Les dieux de l’Olympe sont menacés par la progression du christianisme qui envahi la terre, le ciel et les enfers. Le narrateur n’est autre que le poète identifié à l’Esprit-Saint qualifié : le Pigeon ! Le poème est condamné par un arrêt du 27 Juin 1827 ; mais est réimprimé clandestinement. Ruiné, dans le dénuement, Parny travaille dans différents postes administratifs, avant d’intégrer, en 1804, comme commis, l’administration des droits réunis. À cela s’ajoute une mauvaise santé. Le 16 décembre 1803, douze jours après avoir été reçu à l’Académie française, Parny se marie à Grace Vally, une réunionnaise de quarante-huit ans (il a lui-même cinquante ans), avec laquelle il vit depuis deux ans (15, rue Taitbout) et qui lui sera dévouée. Sa situation financière s’améliore un peu.

Parny meurt le 5 décembre 1814, peu de temps après la chute de l’Empire de Napoléon. Grace Vally le rejoint en 1820 et Esther-Eléonore, à Dinan, en 1825. Parny est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Son œuvre connait un grand succès durant tout le dix-neuvième siècle, y compris auprès de Baudelaire et en Russie auprès de Pouchkine, avant de tomber dans un oubli qu’elle ne mérite pas.

 Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire : Œuvres complètes, 4 volumes, édition de Gwenaëlle Boucher (L’Harmattan, 2010), Poésies érotiques et autres poèmes (éditions Grand Océan, La Réunion, 2001). À consulter : Catriona Seth : Évariste Parny, 1753-1814: Créole, révolutionnaire, académicien (Hermann, 2014).


[1] Fouet fabriqué en aloès tressé, utilisé pour frapper les esclaves.

[2] La petite-fille de Valère, sera affranchie à l’âge de quatre ans, en même temps que sa mère, le 14 novembre 1811. Célimène Gaudieux (1807-1864), surnommée la « belle panthère noire », la « muse de Trois Bassins » ou la « muse créole », sera la première et mythique chanteuse créole. « Hôtel des hommes d’esprit, les imbéciles doivent passer sans s’y arrêter », sera la devise de son cabaret, qui servira également de relais postal au lieu-dit La Saline. Parny aurait été fière d’elle.

[3] Tibulle (né vers 54 ou 50 av. J.-C. et mort en 19-18 av. J.-C.), poète romain élégiaque.

[4] Qui seront mises en musique par Maurice Ravel, en 1926.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Edouard J. MAUNICK, le poète ensoleillé vif n° 53