Gérard CHALIAND

Gérard CHALIAND



Gérard Chaliand, né le 15 février 1934, à Etterbeek (Bruxelles), de parents arméniens (le père est pharmacien) vivant en France depuis 1922, est le géopoète d’un siècle en lambeaux de chair et de sang, mais aussi d’amour, d’amitié et de combat, toujours. Chaliand le dit lui-même (in Le savoir de la peau, 2022) : « L’amitié, avec l’amour et la poésie, a tout au long de ma carrière tenu une place capitale. Les amitiés ne se limitent pas à ce qu’on désigne par des amitiés viriles, qui restent la seule conception de l’amitié dans le nombre de sociétés à travers le monde… J’aime les amitiés féminines pour elles-mêmes, pour la sensibilité, pour la capacité de résistance, le courage sur la durée et, chez certaines, l’acuité du regard, la clairvoyance. » Chaliand est le géopoète qui ne se rend pas, jamais : « En marge de ce génocide, mon héritage collectif, chevillé au ventre, j’avais ce qui me fonde, l’exemple de mon oncle : on ne se rend pas. »

Chaliand ajoute (in Mémoire de ma mémoire, 2003) : « C’est là, peut-être, la racine de mon goût pour la guérilla, cette petite guerre de harcèlement, sans intendance, faite de surprise, de mobilité et d’endurance physique. La guerre aussi me passionne : intelligence stratégique et nécessité tactiques choisies d’instinct…. L’obscur instinct qui, depuis toujours, me lie aux couteaux est une histoire de mort reçue et donnée dans la mémoire de ma mémoire. » Chaliand a tenu toutes ses promesses et ses engagements, en liberté : « Tout au long de mon existence, la poésie a occupé une place privilégiée. La chair des mots y atteint sa plénitude sous la forme la plus serrée afin de marquer les mémoires… Il y a une grâce romantique à ce hasard qui convient à la poésie. Tout au long de ma vie, j’ai été accompagné dans mes voyages d’un carnet de route avec des vers dans une demi-douzaine de langues comme des fragments de rêve… Avec des rencontres inoubliables, la poésie aura été l’aspect solaire de ma vie. »

L’œuvre de Chaliand est un archipel sans frontière. Homme-siècle, homme-steppe, poète-continent, Chaliand est une légende sans concession : « Je creuse les reins - je m’emplis d’océan. - Ma liberté m’arrache la poitrine - veut briser tous les corps et me briser moi-même - j’arrache les forêts je les jette à la mer - et je courbe sanglant le temps qui me détruit. »

Chaliand, c’est l’anti-fatalisme : « Le fatalisme, c’est n’être responsable de rien. Tout serait tracé d’avance. C’est arrivé car « ça » devait arriver – au Moyen-Orient, je le vois souvent, et Dieu expliquerait tout. Le tragique n’empêche pas le libre arbitre. On doit pouvoir diriger sa vie comme faire se peut – même si nous n’avons pas prise sur tout. »

L’œuvre-vie de ce grand aventurier du « savoir de la peau », géostratège , spécialiste des conflits armés, grand intellectuel et avant tout poète de l’émotion et de la poésie vécue, est à peine croyable et relève d’un roman-fleuve d’Eugène Sue, de Joseph Kessel ou des Normands Gustave Le Roux et Gustave Le Rouge, à la différence que tout y est vrai : « J’ai aimé et j’aime le savoir. L’histoire de notre espèce singulière. J’ai cherché à devenir l’un des héritiers de la saga des mondes qui sont nôtres, décryptés depuis peu de temps… Tout cela, avec ce qui a pu être sauvé de mémoire, j’ai essayé de le faire mien, mon bagage à travers cette merveille que sont la vie et l’écriture. Ce qui n’a pas été consigné n’existe pas. Ou si peu. »

Ce bourlingueur infatigable, force l’admiration. Il a participé à l’histoire de notre temps. Son œuvre en témoigne à chaque page, qui correspond à un pas, à un poème. Il a été présent de toute son humanité, de 1960 à nos jours, là il fallait l’être, étant témoin-acteur, sur tous les continents, des luttes de libération nationales, puis des luttes des minorités opprimés, tout en donnant des conférences dans le monde entier et en enseignant aux États-Unis (Harvard, Berkeley, Los Angeles), en Angleterre, à Singapour, à Salamanque et dans les coins les plus reculés et inattendus (Tbilissi, Ossétie du Nord…), où encore dans des maquis (Érythrée, Palestine, Kurdistan, Iran, Afghanistan)…

Que recherche Chaliand, l’homme-debout, le poète qui ne se rend pas, dans ses traversées du monde ? Il répond (in Le savoir de la peau, 2022) : « L’aventure, sans l’ombre d’un doute, l’action, le risque. L’insécurité ne me faisait pas peur. Des échanges, par-dessus tout, l’amour, l’amitié. Les femmes ont occupé dans ma vie une place centrale – le désir, le désordre amoureux, la tendresse, la passion, parfois pour de longues années, l’inoubliable, la mémoire du ventre… »

On comprend que, très tôt, Chaliand renonce à une carrière assise d’universitaire. Comme Rimbaud, il met les voiles. On le croise en Guinée Bissau (1966) au moment de la lutte pour la décolonisation, on le retrouve au Nord-Vietnam (1967) pendant les bombardements étatsuniens, en Jordanie, Palestine et Israël (1969-1970), avec le Fatah de Yasser Arafat, le FPLP de Georges Habache, en Érythrée (1977), au Kurdistan iranien (1980), en Afghanistan (1980 et 1982, puis de 2005 à 2011), au Salvador (1982), au Pérou (1985), aux Philippines (1987), au Sri Lanka (1987, 199 et 2007), au Haut-Karabagh (1993), en Géorgie (1992 et 2008), au Cachemire (1999), en Irak et au Kurdistan irakien (1999 et de 2000 à 2016), mais encore, à Cuba, en Afrique,  (Guinée et Mali), aux États-Unis, en Russie, en Turquie, au Maghreb, en Colombie avec les FARC. Ajoutons encore l’Asie centrale et du Sud-Est, etc.

L’expérience poétique de Chaliand est riche et intense de tous les moments, condensant en un seul être Albert Londres, Blaise Cendrars (« En ce temps-là, j’étais en mon adolescence / J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance / J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance / J’étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares / Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours »), Jack London, Corto Maltese et qui sais-je encore ! Corto Maltese est à l’instar de Chaliand témoin-acteur de son temps et se trouve toujours là où il le faut. Ses rencontres et aventures sont innombrables, nous le savons. Est-ce un hasard si dans l’un des chefs d’œuvre d’Hugo Pratt, l’album La Maison dorée de Samarkand (Casterman, 1986), est relatée la mort de l’ogre turc, Enver Pacha, le 4 août 1922, abattu par les soldats arméniens de l’Armée rouge. On imagine Chaliand sur place et dans leurs rangs. Le poète a passé une quarantaine d’années à voyager sur tous les continents, avec la poésie et l’amour en bandoulière (« Chaque bouffée de soleil l’avait porté à l’amour ; - une tendresse déchirée lui faisait ouvrir les mains »), tout au long de son existence et pour finalité : l’aventure et l’intérêt porté aux autres cultures et à la création : « Terre ma terre / je coule ton sable dans ma main / et comme les doigts / je chante tes cinq continents ».

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

Œuvres de Gérard Chaliand :

Poésie : La Marche têtue, suivi de Les Couteaux dans le sable (Gallimard, 1959. Rééd. L’Aube, 1996), Feu nomade (éd. Chambelland, 1972), Anthologie de la poésie populaire kurde (éditions de l’Aube, 1997), Mémoire de ma mémoire, Julliard, 2009), Cavalier seul (L’Aube, 2014), Feu nomade et autres poèmes, œuvre poétique (Poésie/Gallimard, 2016).

Théâtre : Médée la Barbare (L’Aube, 2013), Slovik le déserteur (éditions de l’Aube, 2003).

Récits, littérature : Le vent du hasard, récits (Éditions la Mèche lente, 2018), Le Temps des héros, récits épiques de l’humanité (Bouquins, 2014), Guide du voyageur autour du monde, avec Sophie Mousset (Odile Jacob, 2006), Aux confins de l’Eldorado : La boudeuse en Amazonie (Seuil, 2006), De l’esprit d’aventure, avec Patrice Franceschi et Jean-Claude Guilbert (Arthaud, 2003),

Mémoires : Le savoir de la peau, mémoires (L'Archipel, 2022), L'aventure, le choix d'une vie (Points, 2017), La Pointe du couteau. Un apprentissage du monde (Le Seuil, 2013), L’aventureux, entretiens avec Thierry Garcin (éditions de l’Aube, 2010), Mémoire de ma mémoire (Julliard, 2003).

Essais politiques, Atlas stratégique : De l’hégémonie au déclin de l’Occident, avec Roc Chaliand (Autrement, 2022), Des guérillas au reflux de l’Occident (Passés composés, 2020),  Terrorisme et politique (Cnrs éditions, 2017), Pourquoi perd-on la guerre ? : Un nouvel art occidental (Odile Jacob, 2016), Histoire du Terrorisme : De l’Antiquité à Daech (Fayard, 2015), La question Kurde à l’heure de Daech (Seuil, 2015), Géopolitique des empires (Flammarion, 2015), Une histoire mondiale de la guerre (Odile Jacob, 2014), Vers un nouvel ordre du monde, avec Michel Jan (Points, 2014), L’impasse afghane ((L’Aube, 2011), Géopolitique des empires, avec Jean-Pierre Rageau (Arthaud, 2010), Anthologie mondiale de la stratégie, des origines au nucléaire (Bouquins, 2009), Les guerres irrégulières (Folio, 2008), Le Nouvel art de la guerre (L’Archipel, 2008), Guérillas. Du Vietnam à l’Irak (Hachette Littératures, 2008), Les guerres irrégulières : XXᵉ-XXIᵉ siècle. Guérillas et terrorismes (Points, 2008), L’Amérique en guerre. Irak-Afghanistan (éditions du Rocher, 2007), Voyage dans quarante ans de guérillas (Lignes de Repères, 2006), Les empires nomades, de la Mongolie au Danube (Perrin, 2006), Guerres et civilisations. De l’Assyrie à l’époque contemporaine (Odile Jacob, 2005), Histoire du terrorisme : de l’Antiquité à Al-Qaïda (Bayard, 2004), L’Héritage occidental, avec Sophie Mousset (Odile Jacob, 2002), Amérique is back. Les nouveaux césars du Pentagone, avec Arnaud Blin (Bayard, 2003), Atlas du nouvel ordre mondial (Robert Laffont, 2003), 2.000 ans de chrétientés, avec Sophie Mousset (Odile Jacob, 2000), Les Empires nomades de la Mongolie au Danube : Ve s. av. J.-C. - XVIe s (Perrin, 1995), Les bâtisseurs d’histoire (Arléa, 1995), Anthologie mondiale de la stratégie (Robert Laffont, 1990), Stratégies de la guérilla suivi de Voyage dans vingt ans de guérillas (Payot, 1994) Etat de crise. Vers les nouveaux équilibres mondiaux, avec Juliette Minces (Seuil, 1993), Le Malheur kurde (Le Seuil, 1992), Atlas des diasporas, avec Jean-Pierre Rageau (Odile Jacob, 1991), Anthologie mondiale de la stratégie (Robert Laffont, 1990), Miroirs d'un désastre, la conquête espagnole des Amériques (Plon, 1990), Repenser le tiers-monde (Complexe, 1987), Terrorisme et guérillas (Flammarion, 1985), Le crime de silence (Flammarion, 1984), Les Faubourgs de l'histoire (Calmann-Lévy, 1984), Atlas stratégique. Géopolitique des rapports de forces dans le monde (Fayard, 1983), 1915, Le génocide des Arméniens, avec Yves Ternon (Complexe, 1981), L’enjeu africain. Géostratégies des puissances (Seuil, 1980), Stratégies de la guérilla (Mazarine, 1979), Les Kurdes et le Kurdistan : la question nationale kurde au Proche-Orient (Maspero, 1978), Mythes révolutionnaires du Tiers-monde - Guérillas et socialisme (Seuil, 1976), L'Algérie indépendante, avec Juliette Minces (Maspéro, 1972), La Résistance palestinienne (Le Seuil, 1970), Les Paysans du Nord-Vietnam et la guerre (Maspéro, 1968), Lutte armée en Afrique (Maspéro, 1967), L’Algérie est-elle socialiste ? (Maspéro, 1964).

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58