Iouri ANNENKOV
Iouri Annenkov est le fils de Pavel Annenkov, un révolutionnaire de l’organisation La Volonté du peuple (notamment responsable de l’assassinat du tsar Alexandre II, en 1881), qui connut la prison (un an et huit mois dans la forteresse Pierre-et-Paul), le bagne et la relégation en Sibérie, puis la résidence surveillée au Kamtchatka, à Petropavlovsk-Kamtchatski, ou naît son fils Iouri Pavlovitch Annenkov le 18 juillet 1889.
Gracié en 1893, le père s’installe avec sa famille à Samara, puis à Saint-Pétersbourg. C’est à Samara, que Pavel fait la connaissance de Lénine, dont il devient (même s’il n’est pas marxiste) un proche : « Mon père et Lénine restèrent en contact. Pendant de longues années, mon père conserva avec le plus grand soin les lettres de Lénine dans un tiroir de son bureau… Mais lorsque le 18 juin 1917 eut lieu la première insurrection armée des bolcheviks contre le Gouvernement provisoire, mon père, indigné, sortit les lettres de Lénine et les déchira. »
La famille Annenkov installée à Saint-Pétersbourg, le père devient rapidement le directeur d’une importante société d’assurance et de transport. Il peut ainsi acquérir un domaine en Finlande au lieu-dit Kuokkala, où la famille vient passer les mois d’été, pendant dix-huit ans, de 1899 à 1917. C’est là, en 1906, que Lénine, fuyant la police, trouve refuge. Iouri, adolescent, le rencontre pour la première fois et en conserve ce souvenir : « Lénine se balançait dans le jardin sur une balançoire rustique et proféra à haute voix : « Quelle distraction nuisible ! En avant, en arrière, en arrière, en avant ! Il serait bien plus utile que ce soit : « En avant ! En avant ! Toujours en avant ! » Tout le monde rit à l’unisson de Lénine. » Iouri Pavlovitch retrouvera par la suite Lénine en France, puis à Moscou et à Saint-Pétersbourg, où il assistera à son retour triomphal. En 1924, il remportera le concours du meilleur portrait de Lénine avec un tableau cubiste.
Iouri Pavlovitch Annenkov rencontrera tous les leaders bolcheviks, dont il fera le portrait ; les plus célèbres étant sans doute ceux qu’il donnera de Trotsky ; portraits commandés pour une exposition en l’honneur du cinquième anniversaire de l’Armée rouge. De Trotsky, Annenkov nous dit : « Du jour de cette première rencontre, Trotsky cessa d’être pour moi un « personnage historique » pour se métamorphoser en homme vivant et – encore plus modestement – en « quelqu’un que je connaissais personnellement ».
Dès son plus jeune âge, Iouri Pavlovitch Annenkov dessine sur tout ce qui lui tombe sous la main. Cette vocation précoce ne le quittera pas, sa vie durant. La proximité de la datcha de ses parents à Kuokalla, avec celle d’Ilya Repine, le chef de file du mouvement réaliste en Russie, y est certainement pour quelque chose. Iouri Pavlovitch restera fidèle à son premier et illustre ami et maître. Quant à la petite ville de Kuokalla ; longtemps finlandaise, elle sera annexée par la Russie en 1944, puis rebaptisée Repino, en 1948, en hommage au grand peintre. Ajoutons, que Kuokalla compte alors un autre habitant de marque en la personne de Maxime Gorki, dont le portrait ouvre le journal d’Annenkov, qui le rencontre très tôt en 1900 et se lie d’amitié avec lui, par la suite. C’est un Gorki inédit que nous découvrons, loin de l’imagerie officielle ; un Gorki qui « conserva toujours gaieté et humour, sociabilité et amour de la vie large ».
Étudiant et frondeur, Iouri Pavlovitch, en classe de seconde, se fait renvoyer du gymnase pour avoir, en 1906, commis des caricatures antigouvernementales contre le tsar dans une revue illégale. « Bravo, mon gars », lui rétorque un Gorki approbateur : « Comme ça, tu risques de te retrouver bientôt à l’université. Ce sera autrement instructif. » Gorki ne fait pas allusion à l’université traditionnelle, mais à la prison du tsar.
Jugé politiquement peu fiable, le passeport du jeune Annenkov indique à présent qu’il ne peut être admis dans aucun autre établissement public secondaire. Il devra donc accomplir ses classes supérieures au gymnase privé Strolbtsov. Cela ne l’empêchera nullement, diplômé des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg, de devenir par la suite l’un des artistes les plus passionnés et passionnants de l’avant-garde. Mais pour l’instant, Iouri Pavlovitch fréquente l’école de S. Zeidenberg, en même temps que Marc Chagall, puis séjourne à Paris en 1911 où il fréquente l’atelier de Félix Vallotton et tient sa première exposition. « Durant les trois années que je passai à Paris avant la Révolution, de 1911 à 1913, j’étais un habitué de la Rotonde où je rencontrais en permanence Zadkine, Pougny, Kisling, Chagall, Foujita, Orlova, parfois Apollinaire et Modigliani, ainsi que d’autres personnages connus voir célèbres, au nombre desquels Picasso lui-même. Et Lénine aussi… », témoigne Iouri Pavlovitch qui, en 1913, retourne en Russie.
En 1915, un an avant sa disparition, Annenkov a l’occasion de souper avec Raspoutine chez un ami de son père et note : « La vulgarité de ce Sibérien mal dégrossi qui avait réussi à subjuguer la famille impériale sautait aux yeux. Son sucés digne du Moyen Âge ne prouvait rien d’autre que la déchéance intellectuelle de la cour, des courtisans et de l’aristocratie. »
Trois ans plus tard, Iouri Pavlovitch se fait remarquer par ses illustrations, dont les plus célèbres seront celles réalisées pour Les Douze (1918), le chef d’œuvre d’Alexandre Blok. Le grand maître de la deuxième génération des symbolistes russes, jouit en effet d’une grande popularité auprès de la jeunesse : « Nous buvions et nous nous enivrions en déclamant les vers de Blok comme celui-ci buvait et se grisait en les créant. Notre première jeunesse se déroula sous le signe de Blok. Ses recueils de vers étaient nos livres de chevet. »
Le 3 avril 1917, Iouri Annenkov se trouve à la gare de Finlande, à Pétersbourg, au moment de l’arrivée de Lénine : « J’ai vu Lénine se frayer un chemin jusqu’au parvis de la gare à travers la foule en ébullition, monter sur une auto blindée et, la main tendue vers les « masses populaires », leur adresser son premier discours. La foule attendait Lénine. »
Quel regard porte-t-il sur la Révolution ? « En toute naïveté, écrit Annenkov, (notre jeunesse et notre haine de la guerre jouèrent un rôle déterminant), nous étions convaincus, que la révolution sociale coïnciderait avec la révolution artistique… Nous étions tous inspirés, car bien des côtés de l’Avant millénaire nous paraissaient dépassés et condamnés à disparaître. Nous rêvions de formes nouvelles… L’idée de l’Internationale nous enthousiasmait… Et nous tous, peintres, poètes, artistes en tous genres, tendions la main à nos camarades du monde entier. »
C’est à cette époque que Iouri Pavlovitch se révèle comme illustrateur et décorateur de théâtre, collaborant avec les plus grands metteurs en scène russes de l’époque, dont Nikolaï Evreinov, Konstantin Stanislavski et bien sûr, l’incontournable Vsevolod Meyerhold. Pour Annenkov, Meyerhold est « un metteur en scène de génie, le plus grand de tous. Chaque nouveau spectacle de lui renouvelle le théâtre. Chaque spectacle monté par lui pourrait être à l’origine de tout un courant théâtral… Meyerhold a donné des racines au théâtre de l’avenir. Et l’avenir lui rendra hommage. »
En 1918, le Soviet de Moscou nomme Iouri Pavlovitch Annenkov, président de la commission des drapeaux et responsable des costumes et de décoration de la capitale soviétique à l’occasion des grandioses cérémonies du premier anniversaire de la Révolution. C’est ainsi, qu’il fit entre autres construire « une tribune pour Lénine », laquelle devait devenir par la suite le célèbre « mausolée ».
Iouri Pavlovitch s’essaya tout naturellement à la mise en scène en 1919, en adaptant Premier bouilleur de cru de Tolstoï, dans un mélange expérimental de drame, de music-hall et de cirque, au théâtre de l’Ermitage. En 1920, il travaille à « l’Hymne au travail libéré » et surtout à « La prise du palais d’Hiver », réalisée sous la direction d’Evreinov ; un spectacle de masse qui réunira sur la place du Palais quelques huit mille participants. Iouri Pavlovitch donne également des notes critiques sur l’art et le théâtre, ainsi que des travaux théoriques. Pour Iouri Pavlovitch, la représentation, loin d’être la simple lecture d’un texte, est un spectacle total où tous les éléments (décors, acteurs et texte) sont à égalité et où le metteur en scène possède une importance au moins aussi grande que celle de l’auteur. Ajoutons, qu’Annenkov, outre la critique, déploie aussi un réel talent d’écrivain en publiant des poèmes et des récits.
Artiste polymorphe et qui excelle dans tous les registres auxquels il s’adonne, Iouri Pavlovitch Annenkov demeure avant tout un peintre que l’on peut rapprocher du futurisme, du cubisme, mais peut-être davantage encore de l’expressionnisme, et qui d’évoluera vers l’abstraction, après 1945. Ses peintures seront alors traitées avec des reliefs, des griffures, des aplats, des assemblages d’objets et de matières. « Annenkov n’est pas un artiste analytique, il ne décompose pas les objets en leurs éléments constitutifs, il ne cherche pas, à la différence de Picasso, la forme géométrique des choses. En revanche, son œil s’efforce de pénétrer au plus profond du modèle, de le transpercer jusqu’au squelette », analyse le critique M. Babentchikov.
Le grand romancier Evgueni Zamiatine parlera pour sa part en 1922 de synthétisme : « Le lecteur et le spectateur d’aujourd’hui sauront dire les derniers mots du tableau, terminer le dessin du mot, et ce qu’ils auront achevé se gravera en eux de façon incommensurablement plus solide, s’incrustera organiquement dans leur être. C’est ainsi que le synthétisme ouvre la voie à la création conjointe de l’artiste et du lecteur ou du spectateur. » Il y a aussi qu’en Russie, comme plus tard dans l’émigration, Annenkov ne cessera jamais de créer, possédant un talent étonnamment protéiforme, nourri à toutes les veines artistiques de son siècle : peintures, mais aussi dessins et notamment des portraits qui assureront jusqu’à nos jours, sa renommée. Ses portraits sont souvent saisissants. Il s’agit, comme pour les peintures de commandes ou alors de portraits d’amis et/ou personnalités croisées ; de Russes émigrés ou voyageurs venus d’URSS, d’éminents représentants de la culture française. Parfois de facture cubiste, parfois classiques, souvent proches de la caricature, les dessins d’Annenkov cernent au plus près l’essentiel de la personnalité de leur modèle ; un modèle, il est vrai, que Iouri Pavlovitch connait souvent intimement, lorsqu’il s’agit des révolutionnaires, des écrivains, poètes et peintres, comme plus tard, en France, des cinéastes, comédiens et gens de théâtre. De ceux-là, Annenkov a laissé des portraits, peints ou dessinés, mais aussi des écrits, des témoignages remarquables, dont rend compte son journal, qui est une extraordinaire et impressionnante galerie de portraits. Mais ce dont nous parle le Journal de mes rencontres, est également et surtout, peut-être, de l’essor d’une génération d’exception, puis de sa chute sous le joug du totalitarisme.
Sept mois après la mort de Lénine, le 21 janvier 1924, Iouri Pavlovitch Annenkov pressentant les temps dramatiques à venir, avec la montée du Staline, saisit l’opportunité de l’ouverture du pavillon soviétique à l’Exposition de peinture de Venise, pour quitter la Russie (où il ne reviendra pas).
Dès lors son point de vue sur l’évolution de l’art et de la Révolution russes ne cessera de se dégrader : « La vie de l’art comptait pour nous, c’était elle qui était au centre de notre vie. Quand la vie de l’art est soumise à l’influence de tel ou tel parti politique et devient son instrument, l’art meurt. Sa place est prise par des sottises, c’est le règne de la fadeur. »
Le jugement d’Annenkov, sans doute pour l’avoir trop attendu cette Révolution, a bien évolué : « L’Internationale marxiste-léniniste se révéla tout autre que nous l’espérions : agressive, « impérialiste » et incroyablement rétrograde. Nos rêves de jeunesse étaient piétinés. Nous l’avions senti et compris assez vite en entendant les slogans sans panache, en voyant les mesures administratives et policières prises par les dirigeants, en découvrant le caractère inadmissible et inacceptable de l’esprit dictatorial qui régnait dans le parti communiste. »
Annenkov épouse la ballerine russe Elena Galperi et devient en France un costumier et décorateur de renom, qui interviendra dans une centaine de pièces de théâtre, de ballets, et dans une soixantaine de films. Dans les années 1950, Iouri Pavlovitch sera le costumier préféré de Max Ophüls et collaborera aux quatre derniers films du réalisateur. En 1954, il obtiendra l’Oscar de la meilleure création de costumes pour le film d’Ophuls, Madame de...
Dès 1926, il collabore au Faust, une légende allemande, de Friedrich Wilhelm Murnau. Il travaillera par la suite avec quelques-uns des plus grands réalisateurs de son temps : Georg Wilhelm Pabst, Abel Gance, Jean Delannoy, Christian Jaque, Marcel L’Herbier, Robert Siodmak… Montparnasse 19 (1957), de Jacques Becker et Pas question le samedi (1966), d’Alex Joffé, seront ses dernières contributions au cinéma.
De 1945 à 1955, Annenkov est en outre le président du syndicat des techniciens du cinéma. Sur le plan littéraire, nous lui devons, en France : En habillant les vedettes (Robert Marin, 1951 ; réédition Quai Voltaire, 1994), Max Ophüls (Éric Losfeld/Le Terrain vague, 1962), La Révolution derrière la porte (Quai Voltaire, 1994) et un Maïakovski (Oswald, 1958). Mais le grand œuvre littéraire de Iouri Annenkov, est bien évidement le « Journal de mes rencontres, Cycle de tragédies » ; tragédies, car la majorité des protagonistes ont été ou seront décimés par la machine à tuer stalinienne : suicide d’Essenine, donc, mais aussi de Maïakovski, de Piast. Gorki est empoisonné. Goumilev, Pilniak, Babel, Meyerhold sont fusillés, Blok, Zochtchenko et Pasternak meurent de chagrin et d’épuisement. Zamiatine fait l’objet d’une chasse à l’homme avant d’obtenir le droit d’émigrer. Victimes de tracasseries sans nombre, mis au ban de la vie publique, d’autres courbent l’échine ou se réfugient dans le silence. D’autres, enfin, choisissent l’émigration avec toutes les difficultés qu’implique l’exil.
Iouri Pavlovitch Annenkov est décédé le 12 juillet 1974, à Paris, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Il est enterré au Cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois.
Peintre, dessinateur, sculpteur, illustrateur, costumier, décorateur, metteur en scène, écrivain, poète ; Annenkov fut un artiste total.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Œuvres de Iouri Annenkov (en français) : En habillant les vedettes (Robert Marin, 1951 ; réédition Quai Voltaire, 1994), Maïakovski (Oswald, 1958), Max Ophüls (Éric Losfeld/Le Terrain vague, 1962), La Révolution derrière la porte (Quai Voltaire, 1994), Journal de mes rencontres, Cycle de tragédies (éditions des Syrtes, 2016).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel n° 44 |