Jack KEROUAC

Jack KEROUAC



« Jack Kerouac aimait chanter l’Amérique et il aimait sa mère et il aimait les enfants de l’Amérique. Il écoutait leur musique. Il avait une mémoire prodigieuse. En quelques mots profonds et poétiques, il pouvait exprimer, encore et encore, sa propre réalité, être là, partir, revisiter les rêves de la nuit et du jour. Il voulait qu’on le lise, qu’on se souvienne de lui. Terrassé par son succès, il est mort On the road. Il était mon ami », témoignera Robert Franck.

Fils d’ouvrier immigré québécois, Jean-Louis Kerouac dit Jack ou Ti-Jean, est né le 12 mars 1922 à Lowell (Massachussets). Solidement charpenté, sportif et beau garçon, Kerouac éprouve une plus grande attirance pour le football américain que pour les cours d’Anglais. Il est résolument francophone. La littérature entre tôt dans sa vie : « A onze ans, j’écrivais des petits romans. A dix-sept, cela devint plus sérieux avec la lecture de London. A dix-huit, je lisais Hemingway et Saroyan, puis Tom Wolf, Joyce, Dostoïevski, Rimbaud, Blake, Thomas Wolfe ».

A l’Université de Columbia, Jack est fasciné par l’univers urbain. Ses exploits de sportif en font une star locale. En 1940, il doit renoncer au football et quitte l’Université. Il ne vit que grâce à des petits boulots. La guerre éclate. Jack s’engage dans la marine marchande. De retour à New York, il se fait des amis parmi les jeunes gens désenchantés. Lucien Carr, qui fréquente les bars de Greenwich Village, le présente en 1944, à un jeune poète : Allen Ginsberg (alors étudiant), puis à William Burroughs, et à Hal Chase. Grâce à ce dernier, Kerouac rencontre Neal Cassady, qui deviendra le héros de Sur la route.

Kerouac est littéralement subjugué par le personnage de Cassady. Elevé par un père alcoolique dans des hôtels miteux ; voleur de voiture (il se vantera d’en avoir volé plus de cinq cents), délinquant, prêt à toutes les expériences, furieusement libre et libertaire ; Cassady est le « prototype » même du héros ou de l’anti-héros beat, qui brûlera sa vie à grands renfort d’excès en tous genres. Mais Neal est en fait davantage attiré par Allen Ginsberg, dont il devient très vite l’amant. Cassady a connu les maisons de correction pour garçon, avec ses amours discrètes, ses viols. Il est bisexuel. Ginsberg est fou de lui. Initié et encouragé par Kerouac et Ginsberg, Neal possède un vrai talent d’écrivain mais ne prend pas le temps d’écrire. Cassady est instable, bien trop préoccupé par sa vie sexuelle débordante (après avoir été marié plusieurs fois, il épousera la belle Carolyn), comme par son goût immodéré pour la vitesse. Son livre unique : Première jeunesse (publié en 1971 en Amérique, puis en France chez Flammarion en 1998), est essentiellement constitué de fragments, de notes et de lettres adressées à ses amis : « Est-ce l’obscurité qui me fascine ? Dis-moi, que vient-il de se passer là-bas ? Que cherche-t-on à me cacher ? Serait-ce quelque merveille ? Trop tard, la nuit l’a déjà, et pour toujours, absorbée. Voilà que la circulation s’amenuise et que le train laisse derrière lui le halo grandissant de la ville, à présent on roule en rase campagne, on ne dépend plus du poste central d’aiguillage, plus personne ne peut nous diriger, c’est à moi de veiller avec un soin de tous les instants à ce que le convoi ne déraille pas. Eh oui, l’inextricable lacis ne doit pas m’empêcher de trouver ma voie vers cette dignité qui se confond avec la pensée ; jour après jour, c’est en m’appliquant à suivre ces lignes tracées avec précision qu’on finira par m’estimer et me respecter. O rail sans fin de l’humaine passion. » Non loin de Mexico, et au terme d’une énième beuverie ; Neal Cassady sera retrouvé mort le long d’une voie ferrée, le 4 février 1968.

Avec Cassady, Kerouac se sent violemment attiré par le grand large, par la route, par les grands espaces, par la liberté, par les courses interminables à travers le continent. Sa vie devient une longue succession de fuites et de voyages à l’autre bout de l’Amérique, et sera ponctuée par des retours chez mémère (sa mère), pour rester fidèle à la promesse faite à son père, certes, mais aussi parce qu’il n’arrive pas à s’établir ailleurs, fatigué de poursuivre des chimères.

Ecrivant son mythique roman Sur la route, Jack décide de décrire ses aventures telles qu’elles se sont déroulées. Pour ne pas interrompre le flux de ses pensées, il tape le manuscrit sur un long rouleau de papier continu de 40 mètres. Il travaille vite, sous amphétamines. Pendant sept ans, le manuscrit sera refusé par tous les éditeurs. Les notes et essais parallèles, rédigés durant la gestation de Sur la route, vont alors fournir la matière d’un flot ininterrompu de manuscrits.

Kerouac engrange alors la majeure partie de son œuvre, dans une écriture débridée, incantatoire et inédite jusqu’à lui : Visions de Cody, Docteur Sax, Maggie Cassidy, Les souterrains, Visions de Gérard, Anges de la Désolation, etc. Tous ces titres seront publiés, bien entendu, après la sortie et le succès de On the road. Alors que les amours de Cassady et de Ginsberg – jusqu’à ce qu’intervienne l’ultime et douloureuse séparation – voguent tranquillement ; Kerouac, pour sa part, ne se mêle que d’assez loin à ces jeux, qu’en « bon catholique », il désapprouve. Sa vie sentimentale est davantage de type monogame, alternant mariages ratés et concubinages, forcement mal vus par sa mère.

Kerouac a voyagé entre New York, Boston, Grosse Pointe et Denver. Il a découvert la vérité du macadam : la fatigue, l’inconfort, l’ennui, le froid, la pluie, le danger. Il a pris mesure du territoire américain, de son immensité, de sa grandeur comme de sa beauté. Il a senti qu’au-delà de la cité commence un monde inconnu, où tout reste à découvrir, à commencer par lui-même.

A San Francisco, un engouement commence à se créer autour de lui, un phénomène qui interpelle les éditeurs. Il faudra attendre 1957, pour que Sur la route soit édité et connaisse un succès retentissant qui ne se démentira jamais. Kerouac devient l’icône de la Beat Generation. Le livre devient un « guide » d’instructions lyriques pour parcourir les grands paysages américains, géographiques et spirituels.

Une immense popularité lui « tombe dessus », sans qu’il y soit préparé. Kerouac se rend vite compte que « peu de gens comprennent le sens du livre ». Kerouac ne cherche pas tant à décrire l’ailleurs ou l’aventure, que d’explorer ses propres pulsions, tout en étalant au grand jour les tares de son époque.

Au sein de son œuvre, Jack déploie toutes les facettes de son talent, qui le positionne aux premières places de la littérature américaine contemporaine. Kerouac, c’est l’errance, la déchirure, les querelles, les frasques, la complexité d’un artiste sans cesse tiraillé entre l’ange et le démon qui se disputent son corps et son esprit. Obsédé par les grands mythes américains, Jack est soucieux de ne pas séparer son entreprise littéraire de l’expérience vitale. Son œuvre est ainsi partagée entre l’évocation de sa famille, de ses amis, de son enfance (Docteur Sax, Visions de Gérard), et l’appel au continent américain (Sur la route).

Mais l’espace américain s’avère être insuffisant, et le poète en appelle à d’autres expériences : celle de la bohême (Les Souterrains), de la religion (Les Clochards célestes), de l’errance mystique (Anges de la Désolation). Le sens du réel, l’attention au rythme, la fraternité des démunis cèdent au choix de la ruine et à la déchéance par l’alcool. L’œuvre incarne la révolte, le souvenir, le témoignage du déracinement américain et de l’incertitude de toute parole : « Je me souviens des rêves éveillés dans la désolation et je vois que tout se passe comme prévu. Le même vide partout, Cody et moi roulons les yeux fixés dessus en toute lucidité. » La célébrité marquera le début de son déclin physique et moral. Kerouac sombre dans l’alcool et son aspect physique se dégrade.

Malgré son statut de leader de la Beat generation, et a contrario de ses amis, Kerouac avance des idées et opinions politiques – sous l’influence de sa mère - relativement conservatrices. Alors que ses amis, les beats des années 50, « passent » le flambeau de la subversion aux hippies des années 60 ; Jack prend position contre les valeurs hippies et cautionne la guerre du Vietnam.

Au milieu des années 60, Kerouac se marie avec une amie d’enfance de Lowell : Stella Sampas. Il s’agit de son troisième mariage, après ceux, ratés, avec Edie Parker et Joan Haverty, dans les années 50. Célébré comme l’un des plus grands écrivains de son temps, mais réduit à une imagerie d’Epinal ; Jack Kerouac meurt détruit par la boisson le 21 octobre 1969, à l’âge de 47 ans : Ne pense pas à la mort – Une fois que tu y es – Parce qu’elle est sans traces – N’ayant pas de trace à suivre – Tu te reposes là où tu es – A l’intérieur de l’essence.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).


Œuvres de Jack Kerouac :

Romans :

Avant la route (The Town and the City) publié en 1950 (écrit de 1946 à 1948), La Table Ronde, 1998

Sur la route (On the Road), publié en 1957 (écrit de 1948 à 1956), Gallimard, 1976

Sur la route : Le rouleau original, Gallimard,‎ 2010

Les Souterrains (The Subterraneans), publié en 1958 (écrit en octobre 1953), Gallimard, 1985

Les Clochards célestes (The Dharma Bums), publié en 1958, écrit en novembre 1957, Gallimard, 1974

Docteur Sax (Doctor Sax), publié en 1959 (écrit en juillet 1952), Gallimard, 1994

Maggie Cassidy (Maggie Cassidy), publié en 1959 (écrit en 1953), Gallimard, 1986

Tristessa (Tristessa), publié en 1960 (écrit de 1955 à 1956), McGraw-Hill Companies, 1990,

Visions de Cody (Visions of Cody), publié en 1960 (écrit de 1951 à 1952), Christian Bourgois, 1993

Le Vagabond solitaire (Lonesome Traveler), publié en 1960 (écrit de 1958 à 1960), Gallimard, 1980

Big Sur (Big Sur), publié en 1962 (écrit en octobre 1961), Gallimard, 1979

Visions de Gérard (Visions of Gerard), publié en 1963 (écrit en janvier 1956), Gallimard, 1972

Anges de la Désolation (Desolation Angels), publié en 1965 (écrit de 1956 à 1961), Denoël, 1998

Satori à Paris (Satori in Paris), publié en 1966 (écrit en 1965), Gallimard, 1993

Vanité de Duluoz (Vanity of Duluoz), publié en 1968 (écrit en 1968), 10/18,

Pic (Pic), publié en 1971 (écrit de 1951 à 1969), La Table Ronde,  1988

Vieil Ange de minuit Suivi de Cité Cité cité, Shakespeare et L'Outsider (Old Angel Midnight), Gallimard, 2001

Underwood Memories, Denoël,‎

Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines (And the Hippos Were Boiled in Their Tanks), avec William Burroughs, (écrit en 1944), Gallimard, 2012

Vraie blonde, et autres (Good Blonde and Others), Gallimard, 2003

La vie est d'hommage, recueil de textes en français, Boréal, 2016

 

Essais, poèmes et correspondances :

Beat Generation, en collaboration avec William Burroughs, Allen Ginsberg et Brion Gysin, Flammarion, Mille et une pages, 2001

Dharma, Fayard, 1999, recueil de notes accumulées entre 1953 et 1956, se présentant comme un fac-similé de tapuscrit, avec une mise en page originale

Mexico City Blues, publié en 1959 (écrit durant l’été 1955 en trois semaines à Mexico en compagnie de William Burroughs), Points, Poésie, 2006,

Le Livre des rêves (Book of Dream) publié en 1960 (écrit entre 1952 et 1960 à partir de notes prises au réveil), Flammarion, 1977

L’Écrit de l'Éternité d'or (The Scripture of the Golden Eternity) (écrit en mai 1956), publié en 1960, La Différence, 2003

Le Livre des haïkus (The Book of the haikus), La Table Ronde, 2006

Book of Blues, Denoël, 2000, recueil de 8 longs poèmes ou « chorus »

Livre des esquisses, La Table Ronde, 2010

Réveille-toi. La vie du Bouddha, Gallimard, 2013

Book of blues, Denoël, 2000

Lettres choisies. 1940-1956 (Selected letters. 1940-1956), Gallimard, 2000

Lettres choisies. 1957-1969 (Selected letters. 1957-1969), Gallimard, 2007




Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Claude PELIEU & la Beat generation n° 42