Jacques LACARRIERE

Jacques LACARRIERE



Poète, romancier, essayiste, traducteur, marcheur, conteur infati-gable, mais avant tout formidable passeur de poésie, Jacques Lacarrière, que Claude Lévi-Strauss tenait pour « l’un des meilleurs écrivains et penseurs de notre temps », est un aventurier de l’esprit et l’un des meilleurs connaisseurs du monde antique et de la Méditerranée. Il a redécouvert la Grèce au cœur de notre civilisation et réuni sous ses pas la littérature et l’âme des peuples. Depuis son premier voyage en Grèce, Jacques Lacarrière n’a jamais cessé de parcourir les chemins, mettant ses pas dans ceux des Anciens, et ouvrant librement les portes de notre imaginaire. Ce marcheur et voyageur invétéré (« Ma philosophie, c’est le contraire de celle de l’escargot : ne jamais emporter sa demeure avec soi, mais au besoin apprendre à habiter celle des autres qui peuvent aussi habiter la vôtre ») n’a pas seulement marqué notre époque par la redécouverte de la Grèce avant que la mode du tourisme ne l’atteigne, mais il a imposé la marche et l’esprit de liberté qui en découle, comme un Art de vivre.

En même temps que le récit d’un cheminement personnel, à travers ses poèmes, ses romans, ses récits, ses essais, ses chroniques de voyage offrent l’occasion de rencontres exceptionnelles (comme celles des moines du Mont Athos) et d’une réflexion pour une civilisation qui, interrogeant ses mythes, part à la recherche d’elle-même. Homme d’une très haute érudition (des connaissances acquises bien plus sûrement que sur les bancs de la Sorbonne, sur tous les chemins qu’il a arpentés et sur lesquels il ne cessa de faire des rencontres extraordinaires), Jacques Lacarrière, poète de la poésie vécue, était un homme simple, généreux et authentique (« Je me suis souvent intéressé aux marginaux et ce depuis toujours. Parce que je suis totalement rebelle aux systèmes institutionnalisés. J’ai toujours pensé qu’il fallait trouver soi-même ses chemins hors des guides. Cela m’agace beaucoup quand des lecteurs me disent qu’ils souhaitent suivre les mêmes chemins que moi »), qui avait écrit dans l’une de ses « sourates » : « La vie et l’écriture. L’amour et l’écriture. L’ailleurs et l’écriture. Pas d’ambition. Pas de con-cessions. Peu d’argent. Beaucoup d’amour. Beaucoup d’amis. Pas de calculs. Refus des gloires enviées. Des itinéraires préparés. Des chemins publics. Des compromissions. Des institutions. Écrire seulement pour être. Pour s’engager. Vers les autres. Avec les  autres. Écrire pour dériver de l’homme ancien. Écrire pour dériver vers l’homme à naître. Rien d’autre. »

Né le 2 décembre 1925 à Limoges, Jacques Lacarrière passe son enfance à Orléans « dans un tilleul au milieu d’un jardin », écrit des poèmes et étudie le grec au lycée. Il est élève du lycée Pothier d’Orléans puis étudie le droit, les lettres classiques à la Sorbonne et l’hindi à l’Institut national des langues et civilisa-tions orientales. Il obtient les licences de lettres et de droit, puis commence une carrière de journaliste, de critique et de reporter. Il parcourt à pied la Sologne, pays du Grand Meaulnes. Son existence est très vite marquée par deux passions : l’errance, qui vise à « s’enraciner dans l’éphémère », et l’écriture qui transmet cet éphémère à travers le temps. Jacques Lacarrière découvre la Grèce en 1947 (« L’essentiel de ce que j’appris au cours de mon premier voyage, c’est que la Grèce existait toujours. Il y avait bien ici ou là des ruines, mais il y avait aussi et surtout une terre qui s’appelait encore la Grèce et qui était peuplée de Grecs ») avec le Groupe du théâtre antique et arrive en octobre 1950 au mont Athos. Il y fait l’épreuve de la solitude monastique et de la spiritualité orthodoxe. Pendant ses séjours, il tient un journal illustré de dessins, de poèmes et de photographies. Mont Athos, montagne sainte (1954), offre une large place à l’image. Il publie en 1957 une traduction d’Hérodote, qu’il compare souvent à Henri Michaux, établissant ainsi un pont entre l’Antiquité et le monde contemporain. En 1960, il consacre un essai à Sophocle. Ce texte érudit manifeste le souci d’une formulation simple, capable de communiquer les mystères de l’univers, et pose des questions exigeantes : « Qu’est-ce qu’une vie d’homme pour les biographes antiques ? Avant tout, une suite de rapports – bons ou mauvais – avec les dieux. » Avec Jean Vilar, il atteint le public du théâtre populaire et du festival d’Avignon, celui des ouvriers de Billancourt auxquels il présente Antigone de Sophocle. C’est au mont Athos, que cet  intellectuel libertaire découvre son intérêt pour les itinéraires mystiques. « L’engagement antisocial et la quête utopique » des ermites du désert le fascinent et font l’objet d’un essai, Les Hommes ivres de Dieu (1961). Il étudiera ensuite Les Gnostiques (1973).

Son existence se partagea entre la France et la Grèce : il voyage en autocar ou à pied, il séjourne à Patmos, « lieu rêvé pour oublier la fin du monde », où il poursuit son journal sans idée de publication : « L’été grec – beaucoup plus que la saison des touristes et des plages – était pour moi synonyme d’engrangement des fruits et des saisons de la mémoire. » Traducteur de Sophocle comme de Georges Séféris et de nom-breux autres poètes et écrivains grecs qui sont également ses amis, Lacarrière est aussi au fait de la démocratie athénienne que des combats contemporains. Il met sa connaissance du grec ancien et moderne au service des écrivains en exil ou emprisonnés, comme le poète Yannis Ritsos. On ne compte plus le nombre de textes qu’il a fait découvrir aux lecteurs français. En 1976, L’Été grec, son essai le plus connu, un chef-d’œuvre, lui vaut un succès immense. « Lacarrière inventait un genre qui tenait de l’essai, du carnet de route, du poème en prose improvisé au rythme de la marche et du récit libéré de tous les codes formels. Rien ne venait brimer l’élan, l’allégresse, la colère, l’ironie qu’il ressuscitait, page à page, en remettant ses pas d’écriture dans les pas du jeune homme », a écrit André Velter.

Dans L’Été grec, Lacarrière nous entraîne dans la Grèce byzantine, à Athos, de monastère en monastère. Puis, en Crète, où le gardien du site antique de Phaestos voit dans ce premier visiteur étranger le signe de la paix retrouvée ; où Antonio, le capitaine du port d’Héraklion, lui sert, au cours d’un dîner, un aigle à la chair coriace. C’est aussi Psara, dont la population entière fut exterminée par les Turcs en 1824, lors de la guerre d’Indépendance, et ses trois cafés, dont un seul possède un réchaud à gaz. Et encore des lieux connus ou inconnus : Mycènes, Épidaure, Patmos, Pirghi, Allonisos ; des femmes : Artémise, Vassilika ou Angéliki ; des poètes, Ritsos, Elytis ou Séféris. Dans L’Eté grec, transparaît à chaque page l’amour de la langue, de la culture et de la nature grecques, l’amour des gens et de ces oliviers torturés, « petits vieillards ventripotents, gnomes ricanants, faits à notre mesure ». Lacarrière s’attira malgré lui, des haines tenaces, de la part de certains universitaires, avant tout envieux des succès de ce poète bourlingueur qui, ne possédant pas leurs problèmes, chasse sur leurs terres. « Il n’est de manque véritable que le vide d’un monde privé de poésie », aimait à dire Lacarrière.

Son œuvre poétique a été rassemblée en 2011, sous le titre À l’orée du pays fertile. L’occasion d’accompagner le poète sur plus de cinquante ans de voyage dans l’intimité de sa poésie, une poésie nourrie de paysages, de rencontres et de mythes. « Être, à chaque mot, contemporain du premier homme : Adam des mots » : telle aurait pu être la devise de celui qui partagea sa vie entre son amour de l’écriture et sa passion des civilisations anciennes. Plus célèbre pour ses romans et ses récits de voyages, il a toutefois eu un véritable parcours poétique, plus discret mais issu de rencontres déterminantes, parmi lesquelles le Surréalisme avec André Breton, la Négritude avec Aimé Césaire, les grands classiques de la Grèce antique, avec la traduction de Sophocle ou d’Hérodote ou la peinture de Giorgio de Chirico. S’ajoute à cette liste celle des voyages, des traversées : Patmos, l’archipel des Cyclades, le Mont Athos, mais aussi la France, entre campagne et ville. Le tempérament nomade du poète imprime à sa poésie le caractère de l’éphémère, du fugitif. Les figures mythologiques, qu’elles soient argonautes, centaures, néréides ou gorgones, affluent sous la bannière de l’Immémorial Orphée – figure éternelle du poète. La contemplation des paysages, qui offre au langage ses états singuliers, cède devant le récit épique des batailles de l’Aurige, ce conducteur de char dont on retrouva la statue à Delphes. Le cri d’Icare tombant dans la mer résonne comme le cri originel de tout être humain. Cette poésie se situe entre un monde de nature et un monde par-delà la nature, empreint de mythe. De chaque mot, de chaque image, se dégage une sagesse infinie, loin de la contingence des époques, légère comme le nuage et solide comme le minéral. Car les éléments – eau, vent, feu, terre – sont partout présents, seules forces à l’épreuve du temps. Ces poèmes apparaissent donc, selon les termes de l’auteur lui-même, « bucoliques, agraires, forestiers, telluriques, aériens, nébuleux ou céréaliers. » Ils font parvenir jusqu’à nous la voix tout à fait singulière d’un bel esprit, généreux et rêveur.

Installé, avec son épouse Sylvia, depuis de nombreuses années, à Sacy, dans l’Yonne, en région Bourgogne, Jacques Lacarrière est décédé le 17 septembre 2005 à Paris, des suites opératoires d'une intervention orthopédique. Ses cendres ont été dispersées au large de Spetses (Grèce).

César BIRÈNE

(Revue Les Hommes sans Epaules)


Œuvres de Jacques Lacarrière :

Poésie : L’Aurige (Fata Morgana, 1977), Lapidaire suivi de Lichens (Fata Morgana, 1985), À la tombée du bleu (Fata Morgana, 1986), L’Enfance d’Icare, poèmes illustrés par Alécos Fassianos, (Syrmos, 1995), Amours d’écume, six poèmes pour Aphrodite illustrés par Alécos Fassianos, édition bilingue franco-grecque (Mimnermos, Athènes, 2002), Contre-nuits, vingt-cinq poèmes sur des gravures au noir d’Albert Woda, précédés de La Nuit d’avant les nuits (éd. Alternatives, 2002), Un amour de Loire, poème en prose (éd. Christian Pirot, 2004), L’Aurige, poème accom-pagné de gravures de Christos Santamouris, (Santamouris éditeur, 2008), À l’orée du pays fertile, œuvres poétiques complètes (Seghers, 2011).

Proses, récits, romans et essais : Mont Athos, montagne sainte (Seghers, 1954), Sophocle (L’Arche. 1960), Les Hommes ivres de dieu, essai sur le christianisme et sur les Pères du désert d’Égypte et de Syrie (Arthaud, 1961), Promenades à Moscou et à Leningrad (Balland, 1969), Les Gnostiques (Gallimard, 1973), Chemin faisant, récit d’une traversée pédestre de la France, mille kilomètres à pied, des Vosges aux Corbières, (Fayard, 1974), L’Été grec (Plon collection Terre Humaine, 1976), Le Pays sous l’écorce (Le Seuil, 1980), Sourates (Fayard, 1982), Errances, textes et poèmes inédits sur l’errance et sur les chemins (Christian Pirot, 1983), Marie d’Égypte, roman (Lattès, 1983), En suivant les dieux, essai de mythologie comparée (Philippe Lebaud, 1984), Chemins d’écriture, itinéraire autobiogra-phique et littéraire, (Plon, collection Terne Humaine, 1988), Ce bel aujourd’hui. Lectures pour le temps présent (Lattès, 1989), Le Livre des genèses, essai d’iconographie sur la création du monde (Philippe Lebaud, 1990), Alain-Fournier ou les Demeures du rêve, essai (Christian Pirot, 1991), L’Envol d’Icare (Seghers, 1993), Science et croyances, entretiens avec Albert Jacquard (éd. Écriture, 1994), Visages athonites, textes et photographies sur des visages d’ermites du mont Athos (Le Temps qu’il fait, 1995), La Poussière du monde, roman (Nil, 1997), Dans la Lumière antique (Oxus, 1999), Un jardin pour mémoire, autobio-graphie d’une adolescence orléanaise (Nil, 1999), Paul Valet ou Les Soleils d’insoumission, essai sur le poète libertaire (Jean-Michel Place, 2001), Dictionnaire amoureux de la Grèce (Plon, 2001), Entretiens avec Jean Lebrun (Flammarion, 2002), La Légende d’Alexandre (Gallimard, 2002), Nicosie, zone morte (Olkos, 2003), Ce que je dois à Aimé Césaire, essai (Bibliophane, 2004), Dictionnaire amoureux de la mythologie (Plon, 2006), Un rêve éveillé, écrits sur le théâtre (Transboréal, 2008), Naissances, Cahiers Jacques Lacarrière n°1 (Christian Pirot/Chemins faisant éditions, 2008), Méditerranées (Collection Bouquins, Robert Laffont, 2013), Ce bel et vivace aujourd’hui (Passeur Éditeur, 2015).

« Chemins faisant », site internet de l’association des amis de Jacques Lacarrière : www.cheminsfaisant.org



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Dossier : Jacques LACARRIERE & les poètes grecs contemporains n° 40

Dossier : La parole est toujours à Benjamin PÉRET n° 41