Jean-Pierre LEMAIRE

Jean-Pierre LEMAIRE



«J’entends là une voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au monde simple, proche et difficile dont elle parle et qu’elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière. Avec une modestie de ton, une justesse, mais aussi une tendresse (sans ombre de sentimentalisme ni de mièvrerie) que je n’avais plus entendues dans la poésie française depuis Supervielle, qui eût aimé infiniment ce livre.» Ainsi s’exprimait Philippe Jaccottet, saluant le premier livre de Jean-Pierre Lemaire, Les Marges du jour, dès sa parution à La Dogana en 1981. Et, de fait, ce qui nous lie à cette poésie sans artifices, entièrement soustraite à la tentation de charmer ou séduire, c’est son ancrage dans «la vraie vie», «le vrai monde, le monde ordinaire» (ce sont là des expressions que l’auteur lui-même n’hésite pas à employer, par exemple dans un entretien avec Olivier Gallet en 2004). La foi chrétienne, dont on dirait qu’elle fait ici respirer chaque mot, ne dresse aucun obstacle entre le poème et l’agnostique ou l’athée qui le reçoivent : non pas la pierre du dogme, mais, par le vitrail de la transparence, l’émotion d’une «figure humaine», ce qu’il y a de divin en l’homme. Et cela se vérifie même dans les quelques poèmes, parsemant l’œuvre, qui comportent une référence explicite à un passage des Écritures ; ces poèmes ne sont ni des paraphrases ni des images pieuses ; ils répondent dans le champ poétique de notre réel humain et présent à un signe perçu dans le Livre. Ce faisant, ils opèrent sur le texte sacré, et non sans audace, une «incarnation» seconde, comme l’a expliqué l’auteur lui-même dans Marcher dans la neige – Un parcours en poésie (Bayard, 2008). Lemaire est un poète profondément attentif aux autres et on le voit, page après page, faire preuve d’une empathie hors norme : ici, c’est un marin hémiplégique qui pleure en face/ de la beauté du monde, là un vieux pêcheur à la ligne qui voudrait s’en aller avec les poissons, ailleurs encore un homme qui hésite en demandant son chemin dans les rues (voir L’Intérieur du monde, Cheyne, 2002). Plus largement, on constate à quel point la poésie de Jean-Pierre Lemaire est tributaire d’un vécu : en vrai poète, il n’écrit que des mots qu’il a lui-même su vivre. Il semble d’ailleurs qu’en retour, cette expérience personnelle s’alimente aux sources de nombreuses autres existences. Et l’on s’étonne de cette faculté que Lemaire possède au plus haut degré, ou plutôt de cette grâce qui lui serait donnée, de faire croiser son chemin le temps d’une ligne, le temps d’un mot, avec tel moment de lumière, non plus cette fois de la vie humble, mais d’un destin exceptionnel : par exemple, parmi les poèmes cités ci-après, le regard d’Etty Hillesum sur le seul arbre du camp d’Auschwitz, ou la désespérance dans l’attente pour l’archevêque Zumaraga à Mexico, ou encore l’imploration muette de Schumann, à l’asile, cherchant vers les yeux de Clara «le souvenir de la musique humaine». En tous ces regards entretissés, le «Je» croyant de Lemaire transcende l’expérience et assume poétiquement l’entier destin de l’humain : enterré sous la croix/ j’attends de renaître/ avec les os d’Adam.

Jean-Pierre Lemaire est né en 1948 à Sallanches, en Haute-Savoie. Fils d’un ingénieur de la SNCF, il a passé son enfance dans le Nord de la France, près de la frontière belge. Des études musicales lui semblèrent d’abord le destiner à une carrière de pianiste. Toutefois, après son bac, il décide de suivre hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand, entre à l’École Normale Supérieure, et obtient l’agrégation de lettres classiques. Ses premiers poèmes sont publiés dans le troisième Cahier de poésie Gallimard en 1980 sous le parrainage de Jean Grosjean. Quant au manuscrit de son premier recueil, Les Marges du jour, refusé par Gallimard et par le Seuil, il est transmis par Pierre Oster au directeur de La Revue de Belles-Lettres, Florian Rodari, qui cherche alors à fonder une maison d’édition, La Dogana, dont Les Marges du jour sera ainsi le premier titre.

Œuvres : Les Marges du jour, La Dogana, 1981, rééd. 2011 augmentée d’une postface de Philippe Jaccottet. L’Exode et la Nuée suivi de La Pierre à voix, Gallimard, 1982. Visitation, Gallimard, 1985, Prix Max Jacob. Le Cœur circoncis, Gallimard, 1989. Le Chemin du cap, Gallimard, 1993. L’Annonciade, Gallimard, 1997. L’Intérieur du monde, Cheyne éditeur, 2002, rééd. 2007. Figure humaine, Gallimard, 2008. Faire place, Gallimard, 2013.

Paul FARELLIER  

(Revue Les Hommes sans Épaules)



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier: THÉRÈSE PLANTIER, UNE VIOLENTE VOLONTÉ DE VERTIGE n° 36