Kamel BENCHEIKH
Poète, romancier et chroniqueur franco-algérien, Kamel Bencheikh, né à Sétif, en Petite-Kabylie, à 300 km d’Alger, écrit dans plusieurs journaux et revues dont Le Matin d’Algérie. Ses études l’amènent à Alger, au début des années 1970, au Centre de formation administrative. Promis à la diplomatie et aux ministères, Kamel Bencheikh se destine avant tout à la poésie.
Des rencontres déterminantes l’encouragent et non des moindres : Jean Sénac, Kateb Yacine, Tahar Djaout, Djamel Amrani, Hamid Nacer Kodja ou Hamid Tibouchi, et bien d’autres. De cette magnifique pléiade, seuls Hamid Tibouchi et Kamel sont encore des nôtres. Et des nôtres, c’est peu dire, ils le furent tous, poètes amis des Hommes sans Épaules, publiés dans la revue ou aux éditions Saint-Germain-des-Prés, par notre fondateur Jean Breton, à commencer, en 1971, par l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne de Jean Sénac, dans la revue Poésie 1 (n°14, 1971), à 50.000 exemplaires.
Enfant de l’indépendance (promulguée le 5 juillet 1962), la jeunesse de Kamel Bencheikh ne se déroule pas dans le pays de la « fête promise », mais sous le joug de l’autocratie militaire et ce, depuis le coup d’État du 19 juin 1965, appelé par ses protagonistes le « redressement révolutionnaire », un putsch militaire animé par le colonel Houari Boumédiène, ministre de la Défense, à l’issue duquel le premier président de la République Ahmed Ben Bella a été renversé.
(..) Porte-voix de cette génération, le poète Jean Sénac ne prêche pas dans le désert et son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, bien davantage qu’un simple florilège de poèmes, est un véritable manifeste algérien en langue française, du mal de vivre et de la volonté d’être de toute une génération (dans laquelle nous pouvons aussi reconnaître Kamel Bencheikh), qui est passée du témoignage, de l’exaltation de la revendication nationale au regard souvent désabusé sur les lendemains qui devaient chanter et qui déchantent dans la révolution trahie et la montée de l’islamisme. Jean Sénac est assassiné dans sa cave-vigie d’Alger, dans la nuit du 29 au 30 août 1973.
Vingt ans plus tard, Tahar Djaout et Youcef Sebti, deux poètes, amis de Sénac, des HSE et de Bencheikh, sont à leur tour victimes du terrorisme islamiste, en 1993. C’est le temps de la « décennie noire », de la guerre civile qui oppose entre 1992 et 2002 l’État algérien aux groupes islamistes. Le conflit s’achève par la reddition de l’Armée islamique du salut (AIS) et la défaite du Groupe islamique armé (GIA). En dix ans, les violences font entre 100.000 et 150 000 morts, ainsi que des milliers de disparus, un million de personnes déplacées, des dizaines de milliers d’exilés.
(..) À cette époque, Kamel n’est déjà plus en Algérie. En 1975, soit deux ans après l’assassinat de Jean Sénac, alors qu’il travaille au ministère des Affaires étrangères, à Alger, il a vu clair et ne se fait pas d’illusion. Alors, Kamel se rend pour la première fois en France, le temps d’une semaine qui va durer et dure encore. (..) Kamel n’est pas le premier ni le dernier à partir. Les déviations et les débordements de l’Etat-FLN poussent de nombreux artistes et intellectuels algériens, ce que Sénac refuse, à s’exiler en France, et non des moindres (..)
C’est dans l’héritage de cette histoire, qui a ses racines sur les deux rives de la méditerranée, que s’inscrit Kamel Bencheikh, combattif et inflexible, avec le soleil du poème au poing. (..) Bencheikh prend Sénac aux mots, lorsque ce dernier écrit dans sa Lettre d'un jeune poète algérien (1950) : « La colère prépare les matins généreux. Chaque jour dans les rues, l’homme y est humilié. Il sent peser sur lui la peur et le désordre, l’inégalité qu’engendre le régime des plus forts… Je salue ceux qui auront vu clair à temps… Là où est l’injustice, l’artiste doit ériger la Parole comme une réponse terrible à la nuit. Et nous savons que l’injustice a ses bastions sur cette terre. Voilà pourquoi nous ne pouvons plus refuser une action qui nous réclame. »
Et cette action, Bencheikh l’incarne dans son œuvre de poète et de romancier, qui est un pont sur la méditerranée entre la France et l’Algérie. Le poète écrit : Dans la cataracte hallucinée des hivers et des étés / Je pouvais devenir l’un des taiseux et l’un des soumis / Éclaircir ma mise à genoux comme beaucoup d’autres / Me rouiller dans une prison de boue et d’inavouable indignité / Hérétique depuis les plaies, je m’abîme tête en avant / Sur ma poitrine enivrée d’un soupir terminal / Dans mes rêves, je connais les abysses de mon combat solitaire / Je n’existe plus que pour la mémoire lapidée qui m’assaille. Le citoyen universaliste emboite le pas du poète. (..)
Ce poète-citoyen universaliste est bien évidemment un laïc convaincu, ennemi juré de l’obscurantisme religieux, comme son ami le grand romancier Boualem Sansal (lire Le Serment des Barbares, ou 2084 : la fin du monde, chez Gallimard, en 199 et 2015) : « La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »
De cet obscurantisme, Kamel Bencheikh écrit rétrospectivement (cf. Pour se remémorer la genèse de l’islamisme au pays des Lumières in lematindalgerie.com, 21 août 2023) : « C’était une sorte de voile venu tout droit de l’orient et qui ressemblait plus à un costume de deuil. Chez l’homme, la barbe hirsute a fait son apparition et le langage châtié, d’habitude très proche de la gouaille, s’est métamorphosé en versets ânonnés. Toute la conception de la vie en société tournait désormais autour des préceptes coraniques, interprétés différemment suivant celui qui détient la parole en face de vous et qui élève la voix tel un muezzin… Ça a commencé par l’obligation faite aux femmes de se conformer à des coutumes importées des contrées les plus rétrogrades de la planète. Mise au pied du mur, la gente féminine s’est vue assignée à n’être plus qu’une ombre, une apparition furtive dans le clair-obscur des quartiers dirigés par des camarillas obscurantistes et violentes. On a doté les cheveux libres des femmes d’un hidjab dont ma mère et ma grand-mère n’ont jamais entendu parler, on les a obligées à se faire transparentes et à ne plus lever les yeux sur les hommes attablés devant leurs verres de thé à la menthe ou leurs cafés serrés. On leur a interdit de se farder et de mettre en avant la beauté de leurs regards. Puis ça a dégénéré très vite. Les ignorantistes, armés et financés par les saoudiens et les qataris, se sont transformés en afghans. Ils ont vociféré, craché leur bile, insulté tout ce qui ne leur ressemblait, mis les femmes et les hommes en demeure de se soumettre, menacé les intellectuels et mis à exécution leurs présages. Ils ont violé, égorgé, éventré tous les patriotes qui refusaient leur abominable chantage… Puis l’ignominie est arrivée de ce côté-ci de la grande bleue. On a vu ici ou là les prémisses des qamis surmontés de barbes échevelées. Les gens les regardaient avec bonhomie. Puis les premiers fichus en dentelle ont fait leur apparition ici aussi ensuite le voile intégral. La République fermait les yeux sur l’éclosion de ces signes surannés et les réactionnaires islamistes y voyaient une promesse d’allégeance d’un pays prêt à se mettre à genoux… Où que l’on aille, le séditieux islamiste est toujours le même : agressif, récalcitrant aux idées de liberté, subversif, n’ayant comme seule Constitution que la parole, vraie ou fausse, mais en tous les cas, manipulée par ceux qui le somment de haïr toute forme d’humanité. Il est grand temps que les responsables des pays qui ont inventé le concept des Droits de l’Homme se ressaisissent pour que la barbarie ne dicte plus ses lois… »
Kamel Bencheikh, nous le retrouvons tout entier, avant tout, dans sa poésie...
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Épaules).
À lire : Printemps de lutte et d’amitié, poésie, illustrations de Rose Driss (éditions Kairos, 2024), Un si grand brasier, roman (éditions Frantz Fanon, 2024), Là où tu me désaltères, poèmes (éditions Frantz Fanons, 2022), L’Impasse, roman (éditions Frantz Fanon 2020), La Reddition de l’hiver, nouvelles (éditions Frantz Fanon 2019), Prélude à l’espoir, poèmes (éditions Naaman, 1984), Jeune Poésie algérienne, Anthologie de la poésie algérienne de langue française (éditions Traces), Poètes algériens d’expression française, essai (Magasin général éditeur).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58 |