Nikos ENGONOPOULOS
Nikos Engonopoulos, ironique et sarcastique, livre une rhétorique de l’absurde, qui reprend tous les clichés et les formules connues, en les retournant contre eux-mêmes. Ainsi tous les thèmes de la poésie, depuis la Renaissance, y figurent, en des contextes déroutants : d’Eurydice à Laure, les héroïnes, nymphes, ou femmes aimées – « jamais aimées » de telle manière, dans un tel langage – et les personnages mystérieux, fantomatiques, qui soufflent des paroles insensées, entreprennent des actes sans lendemain, revenants de la vaste nécropole de l’Histoire, où, à l’écart, ils existent, dans un inter-monde figé. Cette poésie « engonopoulienne » évoque toujours l’Autre, qui survit parmi nous, et surgit par moments, pour redisparaître aussi énigmatique et lointain. Pleine de transformations spectrales, la poésie d’Engonopoulos, nous offre accès sur un quai où viennent nous souhaiter la bienvenue les personnages « métaphysiques » issus de l’espace imaginaire, où le passé et le présent jouent leurs charades, devant un décor artificiel, comme celui du langage même qu’elle utilise. Pour Engonopoulos, être Grec signifie « vivre », et « mourir » signifie perdre la « nationalité grecque » et entrer dans un autre monde où, contrairement au souhait d’un personnage expatrié de Cavafy, l’on ne parle plus le grec, on cesse d’être « citoyen de la Grèce », privé à jamais de la parole divine de l’écriture « hellénique ».
De tous les poètes et peintres grecs de la décennie de 1930, Engonopoulos (né le 21 octobre 1907, à Athènes) est le seul à représenter simultanément la poésie et la peinture. Celle-ci reflète celle-là et réciproquement, au sens figuré et, parfois, au sens propre du terme. Parfaitement bilingue, plus que les autres poètes de son temps, il essaie de pratiquer un art où la sensibilité française et l’élément hellénique s’unis-sent afin de créer un style unique. Ayant fréquenté les écoles françaises dès son jeune âge, notamment le Lycée Henri IV, à Paris, où ses parents l’ont envoyé de Constantinople, il a été élevé comme un Français et a reçu une culture française. Étant resté cependant, au fond de l’âme, profondément hellène, il essaiera, à son retour de Paris, de découvrir la Grèce. À Athènes, il fréquente un lycée du soir, afin d’obtenir son « apolytirio » et ne pas être considéré comme « illettré » à l’armée où il fait son service militaire. Il suit des cours à l’École des Beaux-Arts (École Polytechnique), où il a comme professeur Kostas Parténis, tandis qu’à l’atelier de Kontoglou, il subit l’influence opposée.
Ses parents bourgeois l’avaient envoyé à Paris, afin qu’il étudie la médecine et il passe un ou deux ans à la Faculté de Médecine ; cependant, il ne s’y plaît pas et commence à peindre, ce qui provoque la suppression de la pension paternelle. À son retour, toujours sans ressources, il continue obstinément à peindre et à écrire. En 1938, il publie son premier recueil de poèmes, Défense de parler au conducteur, et provoque un scandale identique à celui qu’avait connu, quelques années auparavant, Haut Fourneau d’Andréas Embirikos. Pourtant Engonopoulos a suivi une voie indépendante par rapport aux surréalistes français et grecs. Par exemple, il n’a rencontré aucun des grands surréalistes français, à l’exception d’Éluard.
De nos jours, son œuvre poétique et picturale est estimée et reconnue par le grand public. Cependant, il n’existe aucune étude complète, ni de sa poésie, ni de sa peinture (Pour qui en existe-t-il en Grèce ?). Une des causes peut-être de cette lacune est le caractère particulier de son œuvre poétique aussi difficile à aborder que sa peinture. Nous pourrions dire que, dans les grandes lignes, Engonopoulos était surréaliste, et même surréaliste à l’extrême, quand nous nous trouvons devant des images et des idées « absurdes » qui scandalisent ou étonnent le « bon sens ». Mais il ne suffit pas de dire à quelle école, tendance ou style il appartenait, puisque d’autres aussi s’y rattachaient. Ce qui est important, c’est de voir de quelle façon il appartenait au surréalisme, ce qu’il lui a offert d’unique, de particulier, et d’un caractère absolument personnel. Nous pouvons dire que, dans son œuvre, nous remarquons dès le début un certain « caractère théâtral ». Ses tableaux sont comme des scènes d’un drame non écrit. Ce sont des scènes « jouées », ce que nous appellerions aujourd’hui des « performances ». Nous constatons un élément analogue dans ses écrits. Son lyrisme présente une confrontation théâtrale d’éléments disparates, qui provoquent surprise, petit drame, « reconnaissance ». Cependant, l’utilisation de l’« absurde » chez Engonopoulos est d’une certaine façon très « logique » ; c’est un système, un « modus », qu’il n’abandonnera pas, malgré son long silence entre l’avant-dernier recueil de 1957 et le dernier, La Vallée des Roseraies, de 1978.
L’« absurde » est un des éléments principaux de son œuvre ; il le cultivera, en tant qu’être humain et interlocuteur, par ses propos, qui étaient brillants. Dans son œuvre, cet élément apparaît à travers des contrastes stylistiques. Dans sa peinture, par exemple, nous retrouvons toujours des corps baroques, maniérés, de caractère byzantin, et des couleurs pures, c’est-à-dire sans mélange, « anti-réalistes », ce qui révèle sa témérité picturale. Pourtant, les scènes, bien qu’énigmatiques dans leur signification, restent, visuellement, intelligibles. Je dirais la même chose de sa poésie. Il écrit et le lecteur le suit avec clarté. Ce qu’il dit est parfaitement compréhensible, parce qu’Engonopoulos n’est pas du tout un poète obscur. Cependant, ici aussi, nous buttons contre la pierre du scandale : l’opposé du bon sens. Ses voitures sont de pierre. Ses personnages sont souvent composés d’une manière fantastique, comme dans ses tableaux, avec, par exemple, une lampe, une plante, ou des bandes à la place de la tête.
Leur attitude et leurs mouvements se rapportent à une cérémonie antique et mystérieuse, exactement comme sur les pierres gravées minoennes et mycéniennes. Il est vrai que les scènes représentées sur ces bas-reliefs sont parfaitement « surréalistes », un surréalisme d’il y a 4.000 ans, analogue à celui des statuettes cycladiques. Engonopoulos est donc un artiste qui utilise constamment la tradition « hellénique » et « pré-hellénique », que nous avons l’habitude d’assimiler et de considérer comme « nôtre ». Il en est de même pour sa poésie, où les références à des « personnages » du passé sont très fréquentes, où des héros mythiques, Hermès, Orphée, Eurydice, Ulysse, Hector, côtoient des héros de 1821. Mais ils apparaissent de façon imprévue, dans des cadres où nous ne les attendions pas. Parce qu’Engonopoulos n’est pas du tout un néoclassique, mais un baroque, qui transforme, qui contourne, qui transpose ses angles visuels et verbaux. Le charme de ses œuvres picturales et poétiques est dû non seulement à l’usage insolite des matériaux, mais aussi à l’« esprit » dans lequel elles sont conçues. La sensibilité d’Engonopoulos est celle d’un dandy, prêt à provoquer. Les moyens de provocation sont multiples et sont dus, en dernière analyse, à la coexistence de deux consciences en sa personne, consciences distinctes et opposées : la française et la grecque – fait surréaliste en soi, à cause de cette union étroite en une seule personne : d’où résulte le mélange de la langue savante (katharévousa) avec la langue populaire (démotique), de l’élément byzantin avec le moderne, du baroque minoen avec El Greco, de personnages antiques avec des contemporains, de l’Occident avec l’hellénisme, des Albanais avec les Grecs, etc.
Comme dit Embirikos, Engonopoulos est un « mélange d’époques », quelque chose de si particulier que, s’il me venait à l’esprit de le comparer, ce serait d’un côté, avec un troubadour catalan comme Cerveri – un autre poète étrange, qui devance le surréalisme de six siècles – et, d’un autre côté avec Cavafy ou Kalvos, nos poètes les plus singuliers du point de vue du style, tandis que, parmi nos contemporains, me vient à l’esprit Benjamin Péret ou Tristan Tzara. De ses poèmes, le plus connu est « Bolivar », qui a été édité en 1947 à Athènes et par la suite à Paris, en 1976. Mais il existe d’autres poèmes connus par des traductions anglaises, tels l’« Hymne célébrant les femmes que nous aimons » (1948), ou « L’Atlantique » (1954). Chacun de ses poèmes a une intonation particulière, une structure, une atmosphère caractéristique qui lui sont propres. Cela vaut aussi pour sa peinture. Ses premiers recueils, ainsi que le dernier, sont parsemés de poèmes en français, qui mériteraient d’être groupés et édités en un volume : « Le Pape aux entonnoirs », « Vanité bleue », « L’Évasion des centaures », « Espoirs mexicains », « Au château d’Amboise », « Picasso »… Il a traduit, comme il me l’avait dit une fois, tous les poèmes de Baudelaire, Charles Cros, Alberto Savinio, Lorca…
La vie et la personnalité d’Engonopoulos semblaient prolonger son œuvre, quand il embellissait les rues d’Athènes de sa présence. Maintenant qu’il n’est plus là (Nikos Engonopoulos est décédé le 31 octobre 1955, d’une crise cardiaque), il reste toujours vivant dans notre mémoire. Il avait dit, comme on lui demandait son avis sur la mort, qu’il aurait peine à mourir parce qu’il cesserait d’être citoyen grec. Cet humour noir est caractéristique de la distance ironique qu’il gardait envers toutes choses. Il était pourtant plein de passions et d’émotions manifestes dans son œuvre et dans sa vie. Un grand poète et un grand peintre.
Nanos VALAORITIS
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire (en français) de Nikos Engonopoulos : Le Retour des oiseaux (L’Harmattan, 2010), Bolivar, un poème grec (Maspéro, 1976).
Site internet (grec et anglais) : www.engonopoulos.gr
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Jacques LACARRIERE & les poètes grecs contemporains n° 40 |