Nâzim HIKMET

Nâzim HIKMET



La mort, d’une crise cardiaque, à Moscou, le 3 juin 1963, à l’âge de 61 ans, de Nâzim Hikmet, provoque une onde de choc et pas seulement dans les pays dits communistes. C’est une figure majeure de la poésie mondiale qui disparaît, dont le prestige est immense et surpasse la réputation des grands poètes communistes en vogue. Seuls, Paul Eluard, le poète chilien Pablo Neruda, futur Prix Nobel de littérature (1971), l’Allemand Bertolt Brecht, et plus récemment le Palestinien Mahmoud Darwich, rivalisent avec Hikmet en notoriété.

Neruda déclare : « C’est le premier des poètes, le poète national de sa patrie, la Turquie. Je le considère comme l’un des plus grands poètes vivants… Je vous parle de lui parce que, parmi mes nouveaux amis, c’est comme si nous avions été ensemble. » S’il en est ainsi, Hikmet le doit à son œuvre, qui est l’une des hautes cimes de la poésie contemporaine, mais surtout grâce à l’Agitprop déployée par Moscou, les pays satellites et les PC européens, suite à sa condamnation en 1938, en Turquie, pour « complot contre l’État ».

Condamné à vingt ans de prison, il purge douze années dans les geôles turques d’Ankara, Çankırı, Istanbul et surtout Bursa, y écrivant une part importante de son œuvre, poésie, théâtre et romans. En mai 1950, il a entamé une grève de la faim. Une impressionnante campagne de solidarité internationale, partie de France en 1949 avec le Comité pour la libération de Nâzim Hikmet, sous la houlette de Tristan Tzara (« La poésie de Nâzim appartient au domaine culturel de l’homme d’aujourd’hui, et, par l’ampleur de son authenticité historique, elle prend la valeur d’une vérité permanente ») et Louis Aragon, fait pression sur le pouvoir turc, qui consent à le libérer le 15 juillet 1950, à la faveur d’une amnistie.

Hikmet est âgé de 49 ans. Il lui reste treize ans à vivre. C’est durant cette période, allant de 1950 à 1963, que se construit le mythe et la légende de Hikmet, et que son œuvre, jusqu’alors confidentielle, accède à une notoriété internationale. En Turquie, où il interdit de publication depuis 1936, ses poèmes circulent clandestinement. L’édition de ses œuvres (l’édition turque comprend 27 volumes) ne sera autorisée qu’à partir de 1964. « La poésie d’Hikmet, écrit l’écrivain allemand d’origine turque Zafer Şenocak, est semblable à l’émanation d’un être qui respire, dans ses vers on sent la chaleur d’un corps, son deuil est palpable, tout comme son espérance, son effroi, sa colère, parfaitement, les poèmes sont affaire d’émotions, de passions, ils sont faits de chair et de sang. » Hikmet, le chef de file de la poésie moderniste turque, l’introducteur du vers libre, paie le prix fort : quinze années de prison, sur un total en condamnations cumulées de 56 ans et un exil de douze années.

La première publication d’un choix de ses poèmes en français, date de 1951. À sa mort, Nâzim Hikmet est le poète et le Turc le plus célèbre avec Soliman le Magnifique, le sultan ottoman du XVIe siècle, et Mustafa Kemal, le fondateur et premier président de la République de Turquie de 1923 à 1938. Mais, Hikmet n’est pas mort Turc, déchu de sa citoyenneté par Ankara en 1951. Et pourtant, aucune poète n’eut plus que lui ce pays et son peuple aux tripes : Ce pays qui ressemble à la tête d’une jument, - Venue au grand galop de l’Asie lointaine - Pour se tremper dans la Méditerranée, - Ce pays est le nôtre. - Poignets en sang, dents serrées, pieds nus, - Une terre semblable à un tapis de soie, - Cet enfer, ce paradis est le nôtre. - Que les portes se ferment qui sont celles des autres, - Qu’elles se ferment pour toujours, - Que les hommes cessent d’être les esclaves des hommes, - Cet appel est le nôtre. - Vivre comme un arbre, seul et libre, - Vivre en frères comme les arbres d’une forêt, - Ce rêve est la nôtre.

Nâzim Hikmet est mort citoyen polonais. Nazim Hikmet fut assimilé à un traître par les gouvernements successifs dans son pays en raison de ses écrits « communistes » et de son appartenance au Parti communiste turc. Surnommé en Turquie « le géant aux yeux bleus », il reçoit le prix international de la paix en 1955 et termine sa vie en exil à Moscou. Il faut attendre 2002, pour que l’intégralité de l’œuvre de Nâzim, interdite pendant plus de vingt-huit années en Turquie, soit enfin publiée et, ironie de l’histoire, par la très capitaliste première banque privée du pays, Yapi Kredi !, également à la tête d’une maison d’édition. L’Unesco proclame 2002 Année Nâzim Hikmet.

Le poète est réhabilité en Turquie le 5 janvier 2009 par le Conseil des ministres du gouvernement AKP. Le poète Nâzim Hikmet, 46 ans après sa mort, recouvrait sa nationalité turque, qui lui avait été retirée en juillet 1951. « Les délits qui avaient poussé les autorités à le déchoir à l’époque de sa nationalité ne sont plus considérés comme un crime. Il appartient à sa famille et non pas au gouvernement de décider de rapatrier ses restes en Turquie. Pour nous il n’y a pas de problème », déclare le porte-parole du gouvernement Cemil Ciçek. « Traître », « renégat »… Rien ne prédestinait Nâzim Hikmet, ce fils de la haute société ottomane à un tel parcours de vie : Je suis né en 1902 - Je ne suis jamais revenu dans ma ville natale - Je n’aime pas les retours. - À l’âge de trois ans à Alep, je fis profession de petit-fils de pacha.

Nâzim Hikmet rend-il écho du génocide arménien dans son œuvre ? Oui et il paiera cher, dans son poème « Promenade du soir ». C’est à peu près tout, mais ce n’est pas rien. Hikmet est le premier écrivain turc à avoir évoqué le génocide arménien dans un pays ou les réactions sont extrêmement violentes sur le sujet, et c’est toujours le cas de nos jours. L’État turc reste dans sa posture négationniste. Cependant, le mouvement en faveur de la reconnaissance, toujours minoritaire, a pris de l’ampleur dans la société turque, depuis une dizaine d’années, grâce aux travaux et aux écrits d’historiens et d’écrivains. L’expression de « génocide arménien » : a jurisprudence l’a qualifiée d’« injure à l’identité turque », passible de peine de prison sous l’article 301 du Code pénal. La seule formule admise est « le soi-disant génocide arménien ». Jusqu’au milieu des années 2000, des écrivains, intellectuels, journalistes, dont le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, Yasar Kemal (l’autre romancier nobélisable du pays), ou encore la grande figure intellectuelle arméno-turque Hrant Dink, furent traduits en justice pour avoir tenu dans l’espace public des propos contrevenant à ce tabou, reflet d’une logique totalitaire… Mais le camp négationniste, embarrassé et sur la défensive, résiste. Il compte dans ses rangs de puissants appareils étatiques – armée, corps diplomatique, appareils sécuritaires, services de renseignement. Même si le mouvement pour la reconnaissance progresse, à l’heure actuelle seulement 10 % de la société y adhère ; en revanche, chez les jeunes (moins de 30 ans), ce chiffre monte à 33 %. Le Parti d’action nationaliste, d’extrême droite, a obtenu 16 % des suffrages aux élections du 7 juin 2015. Au sein des deux plus grandes formations politiques, l’AKP au pouvoir, et le Parti républicain du peuple, certains courants adhèrent encore au négationnisme. Néanmoins, sur la durée, les partisans de la reconnaissance deviendront probablement majoritaires…

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58