Pierre BOUJUT

Pierre BOUJUT



Pierre Boujut (1913-1992), qu’André Breton qualifia « d’homme en or », nous ne pouvons l’ignorer, est né le 27 février 1913 à Jarnac dans une famille protestante. Orphelin de guerre (son père fut tué lors d’un combat en 1915), il est élevé par sa mère, qui entretient en lui l’horreur viscérale de la guerre et de la chose militaire. Après avoir obtenu son Baccalauréat à Cognac, Boujut, âgé de dix-huit ans, se tourne vers la tonnellerie familiale.

« Mon grand-père, tonnelier, ayant décidé de me céder son chantier (il n’avait plus que trois compagnons avec lui), j’avais renoncé à poursuivre mes études pour me mettre au métier. C’était en 1932. Je suis donc devenu l’apprenti d’un vieux tonnelier à moustaches tombantes, le père Bayet, qui était aussi adroit ouvrier que fort buveur. Bourru et peu bavard, il ne sortait de son silence que pour m’engueuler à chacune de mes maladresses d’un : - J’aurai jamais cru qu’un bachelier était si con ! Éternelle revanche du manuel sur l’intelligence et grande satisfaction de l’ouvrier qui ne se gêne pas avec le petit-fils du patron. Il ajoutait souvent, suprême insulte qui me vexait davantage : - Tu feras jamais un tonnelier ! », rapporte Boujut (in Célébration de la barrique, Robert Morel, 1970), qui ajoute : « Le rapport simpliste patron-ouvrier, où le premier domine, où le second s’incline, n’existait guère dans la tonnellerie. L’ouvrier payé « aux pièces » se considérait, à juste titre, comme le maître de son temps et de son travail. D’ailleurs surplus de dignité, les outils lui appartenaient. Le patron n’ayant à lui dans le chantier que les engins fixes, comme le basset, l’ours et la bigorne (pour river les cercles de fer). Dans la tonnellerie régnait un rapport d’égalité et de respect réciproques. Chacune des parties connaissant l’importance et les droits de l’autre. Le patron craignait de perdre un bon ouvrier ; l’ouvrier de perdre quelques habitudes et ses camarades en changeant d’atelier. Mais en fait l’ouvrier était en position de force et dominait. Sûr de son travail dont il était fier, il n’admettait pas le moindre reproche injustifié ou discutable. Et c’est dans le chantier de mon grand-père qu’étincelait en bonne place cette formule : ICI, LES PATRONS SONT LES PATRONS, MAIS LES OUVRIERS SONT LES MAÎTRES ! Formule même de l’égalité entre des hommes fiers. Chacun étant le maître dans son domaine, selon cette société dont rêvait Duhamel dans sa « Procession du monde » que je découvrais à cette époque, où « chacun serait l’apôtre de ce qu’il possède et où tous seraient les disciples de chacun ». Je n’en ai pas rêvé ; moi je l’ai connue ! Une autre formule était également affichée :  ICI, RÈGNENT LE CHARME, LA GAIETÉ ET L’AMOUR DU MÉTIER ! Ici, comme ailleurs, on se battait pour le salaire, mais on n’en aimait pas moins son travail, on l’accomplissait avec plaisir et il n’était une aliénation pour personne… C’est dans cet apprentissage que j’ai acquis ce désir et cette joie du travail terminé, de l’œuvre accomplie au soir de chaque journée, ce besoin et cette satisfaction d’« être à jour » et aussi « de ne devoir rien à personne… J’aurai donc été de ceux qui ont vécu à cheval sur les deux mondes, le monde d’avant l’électricité généralisée et le monde actuel, le monde de la lenteur et celui de la vitesse, le monde de la stabilité et celui de la désintégration atomique. Je ne suis pourtant pas encore un vieillard », je suis un jeune de 1936, mais j’ai connu le monde où, dans l’artisanat, comme dans la Science, on pouvait encore prétendre à l’universel : tout connaître et tout faire ! Maintenant tout est spécialisé. Chacun son secteur et de plus en plus restreint. Personne ne peut prétendre à la connaissance universelle, pas plus qu’on ne peut faire tout seul sa barrique. On n’a plus le merveilleux sentiment de posséder l’univers, même dans la modestie d’un métier comme celui de tonnelier. Et c’est sans doute ce manque qui crée essentiellement l’aliénation que tant de penseurs brandissent comme le mal du siècle. Diminution de l’être dans la conscience heureuse d’un pouvoir total et complet ! »

Reprenant l’entreprise familiale, Boujut comprit assez vite les évolutions du monde moderne et ses répercussions sur sa tonnellerie artisanale : « J’ai appris dans ma jeunesse et je continue à aimer un métier qui vient de mourir après avoir été pratiqué sur la terre pendant 2.000 années et sans la moindre modification majeure. « On continue à fabriquer des fûts dans sa région et il en sera ainsi aussi longtemps que les hommes continueront à boire du cognac digne de ce nom, mais non plus à la façon artisanale et ancestrale. La tonnellerie est devenue une petite usine : « Les gestes du tonnelier que je voudrais éterniser sont accomplis par de multiples machines, actionnées par des moteurs électriques. Et le tonnelier lui-même, ouvrier total, est remplacé par des manœuvres spécialisés qui ne font que des opérations partielles… Il y a une machine pour chaque geste et un homme machinal devant chaque machine. »

Ne pouvant ou ne voulant pas se lancer dans la modernisation de sa tonnellerie, Boujut la transforme donc en 1960, en magasin de Fers & Futailles. L’enseigne est toujours visible de nos jours, tout comme l’inscription qui figure sur un mur de la cour intérieure du chai : « Les patrons sont les patrons. Mais les ouvriers sont les maîtres ».

À cette activité professionnelle, Boujut ajoute assez tôt : l’écriture et la poésie. « Tonnelier, j’ai fondé une revue de poésie que j’ai intitulé La Tour de Feu. La merveilleuse barrique symbolise cette perfection dans l’ordre humain que j’ai recherchée pendant près de quarante ans avec mes amis. Ecrivant son « Autocritique », Boujut ajoute : « Mes poèmes sont trop clairs – pour être vrais – trop transparents – pour être purs – et trop ouverts – pour être accueillants. – L’abus de vertu fait bouillir le mal. – J’en appelle – à l’obscurité créatrice – à l’opacité divinatoire – à l’opposition fraternelle – pour savourer dans ma défaite – la misère du vainqueur. »

Parallèlement à l’exercice tonnelier. Une recette personnelle qui part de la nuit intérieure pour se répandre ensuite vers le collectif, de verre en verre, de main en main, de poème en poème, comme cette eau appelée cognac, qui a conquis pacifiquement et joyeusement l’univers », a t’il écrit (in Célébration de la barrique, 1970). Avec des amis qui partagent sa passion (dont Claude Roy), il fonde une revue : Reflets (seize numéros de 1933 à 1936), à laquelle succèdera Regains (six numéros de 1937 à1939) et surtout, La Tour de Feu (127 numéros de 1946 à 1981, auxquels s’ajoute un ultime numéro, en 1991).

La Tour de Feu, a écrit Boujut, « est une revue d’exaltation vitale. Ce n’est pas une école mais une équipe. Née à Jarnac et s’en flattant, elle n’est pas régionaliste mais internationaliste. Plus humaine que littéraire, plus instinctive qu’intellectuelle, plus amicale que respectueuse, elle souhaite instituer la vision heureuse des poètes comme législation fraternelle du monde et elle est ouverte à tous ceux qui n’ont d’autre ambition que de vivre et de penser selon la poésie… Comme quoi elle n’a pas beaucoup d’avenir dans la société actuelle : - Vous qui venez à nous, perdez toute espérance… de succès ! Nous ne vous offrons qu’un aléatoire « Droit de survivre ». Et si nous ne savons pas où nous allons, allons-y ensemble ! » Une telle revue méritait d’être revisitée sous la forme d’un dossier, et ce, à partir de l’itinéraire de celui qui fut son fondateur et directeur durant trente-cinq ans : Pierre Boujut. Mais, ce dossier « Tour de Feu » aurait été incomplet si nous avions omis d’y associer celui qui fut considéré à Jarnac comme un mythe, un prophète : Adrian Miatlev, poète que nous retrouvons au sein de ce numéro dans la rubrique « La mémoire, la poésie », qui est un prolongement de ce dossier.

C’est un esprit qui caractérise La Tour de Feu, une volonté non-conformiste de changer les façons de vivre et de penser, plutôt qu’une tendance à modifier le langage. Aussi les poètes turrigniens prennent-ils leurs distances vis-à-vis des recherches à la mode, qu’elles aboutissent à l’impasse du lettrisme ou qu’elles sortent du domaine poétique (spatialisme, vocalisme, etc., relèvent davantage pour eux de la peinture abstraite et de la musique concrète que de la poésie !) Quant aux travaux linguistiques, ils ne manquent pas d’intérêts ni d’intelligence pour Boujut, mais ils lui paraissent d’une froideur et d’une pauvreté lamentable dans leurs applications à la création poétique. Boujut prétend simplement que les mots n’ont pas dit leur dernier mot et que leur pouvoir à la fois magique et révolutionnaire (révolutionnaire, car le langage n’appartient pas à une classe sociale mais égalitairement à tous les hommes) n’a pas encore été exploité jusqu’à ses plus extrêmes limites. Boujut et ses amis utilisent les mots de tous et de toujours en toute liberté pour défendre quelques positions humaines et humanitaires, pour les illustrer sous un jour propre à la poésie et pour donner aux poètes un rôle vivifiant, un rôle presque absolu, puisqu’ils entendent reprendre à la religion ce qui appartient à la poésie ; puisqu’ils ont institué « les trois sacrements du poète », les « 22 arcanes nouveaux du tarot de Jarnac » et puisqu’ils se sont proclamée après Shelley, « législateurs non-reconnus du monde ».

Poète, Pierre Boujut fut un érudit, un fin critique et éditorialiste, un homme charismatique d’excès et de passion ; un homme engagé en poésie (La naissance d’un poème – illumine la journée. – C’est le vide comblé – la prière exaucée – la réponse et la clé), un rassembleur et surtout le créateur et l’animateur de La Tour de Feu (ce qui vaut une œuvre poétique individuelle).

Fort de son expérience de revuiste, Pierre Boujut n’a pas écrit en vain (in La Tour de Feu n°105, 1970) : « Je ne fais qu’un seul reproche à la plupart de ces petites revues, c’est de vivre un peu trop en vase clos. Refermé sur ses tics ou sur ses « grands hommes », on ignore souvent l’échange, on supprime la « revue des revues », on ne polémique même plus. C’est mauvais signe. » Là, nous le rejoignons pleinement, car ses propos, bien plus aujourd’hui qu’en 1970, sont justes et actuels. À la différence, que de nos jours, les « petits braquets » (dont se gargarisent tant de revues) ont remplacé les « grands hommes ».

La Tour de Feu a toujours refusée toute consécration officielle : Pas de sous-préfet parmi nous, ni de sous-préfet aux assises du feu. Elle eut néanmoins son « grand homme ». Impossible de le taire, tellement il occupa l’espace, vivant et surtout mort, comme l’a relaté Pierre Chabert en évoquant son départ de la revue en 1980 : « Il y a trente ans que je suis embarqué, il est normal de prendre du repos… Le culte de Miatlev devenu officiel à La Tour de Feu : un pareil culte est indéfendable. Quant à constituer une sorte d’évangile fabriqué de notre héros, cela n’est ni raisonnable ni susceptible d’être compris comme un canular. »

Pierre Boujut s’est voulu citoyen du monde et pas autre chose. Un habitant de la planète et de… Jarnac, sa ville natale. Notre poète internationaliste ne cessa de s’opposer au patriotisme, au nationalisme, au régionalisme et autres scories, à ses yeux. Internationaliste, il le fut bel et bien de cœur comme de pensée, déclarant volontiers : « J’aime ma ville parce que j’y suis né, que j’y ai mes souvenirs de vie, d’amour, de poésie. Mais mis à part le langage, pourquoi aimerais-je mieux une ville française inconnue qu’une ville chinoise également inconnue ? » Pas de pays ? Pas de région ? Pas de village ? Juste une langue ? Les faits sont en contradiction avec la pensée ; mais Boujut n’est-il pas l’apologiste déclaré de la contradiction ? N’a-t-il pas écrit : « Nous sommes les camarades-rois et ce sont justement les divergences acceptées, les contradictions joyeusement exercées qui font l’esprit de La Tour de Feu et, en définitive, notre fonds commun. Nous formons une fédération de tempéraments. »

Il n’existe pas, en son temps, de poète et de revuiste plus ancré et plus revendicatif à l’égard d’un terroir que Boujut ; pas même Les Cahiers du Sud avec Marseille. Impossible, donc, de parler de Boujut sans évoquer Jarnac et la Charente (« Je voulais en Jarnac, célébrer un grand Être et un lieu béni… un lieu où souffle l’esprit »), qu’il n’eut de cesse (ce qui n’est pas un crime) d’évoquer sa vie durant, au point même de lui consacrer plusieurs numéros de sa revue : Jarnac et ses poètes (La TdF n°29/30), Jarnac et ses poètes, Jarnac sans fin (La TdF n° 117), La Gloria cognaçaise (La TdF n°138). À la fin de Jarnac et ses poètes (La TdF n°29/30), nous avons même droit à une enquête « sur la mentalité jarnacaise en 1973 », avec des questions aussi « cruciales » pour l’internationalisme, que : « Vous sentez-vous à votre aise à Jarnac ? », « Êtes-vous pour l’extension et l’expansion de Jarnac ? », ou encore : « Êtes-vous d’accord pour la gratuité du camping ? » Il convient également de citer : L’Appel de Jarnac (n°38), La Grammaire de Jarnac (La TdF n°80) ou Le Nouveau Tarot de Jarnac (La TdF n°121). Boujut à fait de Miatlev un mythe. Il en fit tout autant avec Jarnac (« Ce lieu où nous avons la chance de vivre »), qui fut le « centre du monde » ; le sien propre et celui de quelques-uns de ses camarades.

Comme pour s’en justifier (ou s’en dédouaner ?), Boujut écrivit (in La Tour de Feu n°31), pour répondre aux Lettres Françaises, l’officine culturel du PCF, qui lui avait reproché de verser dans le régionalisme réactionnaire et fasciste : « Il ne s’agit pas de se perdre dans son village, de s’y enfoncer comme au fond d’un puits, mais de montrer qu’à partir de ce village on pourrait reconstruire l’univers. Un vrai poète est toujours au centre du monde. Habiter Jarnac n’empêche pas, que je sache, d’ouvrir les yeux sur la terre des hommes, d’œuvrer à sa transformation et de répondre aux appels d’une époque angoissée, aussi bien que du fond d’un bistrot parisien… C’est un fait, notre internationalisme prend racine en Charente. Nous croyons à la vertu de cette région, au charme de son ciel, à la douceur de ses prairies, à la jouvence de son fleuve. Nous avons donc célébré Jarnac comme on célèbre un Grand Être. Et nos attaches sont si profondes (n’y ai-je pas vécu moi-même depuis cinq cents ans, selon les vieux registres où apparaissent mon nom ?) que tous ceux qui collaborent à La Tour de Feu, bien que venus de tous les horizons de l’espace et de l’esprit, se reconnaissent désormais comme Jarnacois et s’en flattent ! »

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

Œuvres de Pierre Boujut :

Poésie : Faire danser la vie (Les Feuillets de l’îlot, 1937), Un Temps pour rien (Les Carnets de l’Oiseau-Mouche, 1937), Sang libre (Jeanne Saintier, 1947), Les Mots sauvés (La Tour de Feu , 1948), Tout vient du large (La Tour de Feu, 1949), Le Poète majeur (La Tour de Feu, 1951), Et sans reproches (La Tour de Feu, 1952), Heureux comme les pierres, avec Pierre Chabert, (La Tour de Feu, 1954), En tout bien, tout bonheur (La Tour de Feu, 1954), Ergo sum (La Tour de Feu , 1956), La Vie sans recours (éd. du CELF, 1958), Pour marcher sur la mer (La Tour de Feu , 1961), Titres de vie (La Tour de Feu , 1960), Conseils aux poètes (La Tour de Feu , 1964), Soleil de miel, avec Adrian Miatlev, (La Tour de Feu , 1966), Les Mots sauvés (La Tour de Feu, 1967), Nouveaux proverbes (Rougerie, 1973), L’Epopée commence (Vers Les Bouvents, 1974), Les Poèmes de l’imbécile heureux (La Tour de Feu , 1977), La Main à la Pâte (éd. du Pavé, 1987), Quatre clefs pour une serrure (La Nouvelle Tour de Feu, 1988) .

Prose : De Jarnac à Kapfenberg (La Tour de Feu, 1954), Célébration de la barrique (Robert Morel, 1970. Réédition les éditions du Lérot, 1983), Adrian Miatlev (Collection Poètes d’aujourd’hui », Seghers, 1987), Un Mauvais Français (Arléa, 1989).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : LA POESIE ET LES ASSISES DU FEU : Pierre Boujut et La Tour de Feu n° 51