SAINT-POL-ROUX
(..) Célébré par André Breton, Saint-Pol-Roux fut le trait d’union entre le Symbolisme et le Surréalisme, une modernité étonnante. « Le talent c’est d’apprendre les maîtres, oui, mais le génie c’est de s’apprendre soi-même », a écrit Paul Pierre Roux dit Saint-Pol-Roux, qui occupe une place à part, bien à l’écart des modes, des écoles et des littéraires parisiens. N’a-t-il pas écrit (in Air de trombone à coulisse, 1897) en leur tournant le dos : « Les Troucs-du-Cul ce sont maints critiques modernes. Ils ont deux fesses, disons faces, l’une de miel pour les faiseurs d’ignominie, l’autre de fiel pour les beaux gestes du génie. Les Troucs-du-Cul ce sont maints critiques modernes. Et ce qui sort de ces princes en us lorsque grince l’anus qui leur tient lieu de bouche, quelquefois, c’est du vent, des crachats plus souvent, de la merde toujours. » Il ajoute : « Le critique est le maquereau de la Beauté. Il ne l’a crée, mais il en vit, tandis que le poète en meurt. »
Paul Pierre Roux est né le 15 janvier 1861, dans le quartier de Saint-Henri, à Marseille, dans une famille d’industriels en produits céramiques : Ville aux balcons et terrasses de balicot où tout rit, tout caligne, tout chante, tout claque, tout craque, toiut danse, tout blague ! Marseille, splendide caresse entre une mer de lilas et des collines de farigoule que garde grandiose une Viege d’or dressée dans une atmosphère de safran, ô Marseille, salut ! », écrit le poète (in Ave Massilia, 1899). Paul Pierre Roux, en 1872, est envoyé au collège Notre-Dame des Minimes à Lyon et en sort en 1880 en tant que bachelier ès lettres. En 1882, il s’installe à Paris et commence des études de droit qu’il ne terminera jamais. Il fréquente le salon de Stéphane Mallarmé. L’admiration entre les deux est réciproque, ainsi qu’avec Paul Verlaine. Il fait le choix sans retour de la poésie. Il fonde avec avec Éphraïm Mikhaël et Pierre Quillard la revue La Pléiade, avant de collaborer ensuite au Mercure de France, aux Entretiens politiques et littéraires, et à L’Ermitage. En 1889, il prend le nom de Saint-Pol-Roux pour publier ses poèmes : Le Bouc émissaire. Mais à Paris où il peine à être compris et à rencontrer une audience, il préfère cette libre et vivante nature qu’il a rencontrée dans les forêts d’Ardenne à Poix-Saint-Hubert au lieu-dit Les Forges, en 1895.
C’est en Bretagne qu’il s’installe. Tout d’abord à Roscanvel (Finistère) où « l’on vit tel que dans un missel, avec au visage une gifle de sel… On vit ici tel que dans un missel à l’abri des ogres et des médiocres, entre la barbe de cuivre du banc meunier de Ménézarvel et la barbe de givre du bleu batelier Manivel ». C’est là que naît sa fille Divine en 1898. Cette « chaumière de Divine » devenue trop petite, il s’installe à Camaret-sur-Mer et fait de la Bretagne le centre de gravité de son œuvre. En 1903, il achète une maison de pêcheur surplombant l’océan, au-dessus de la plage de Pen-Had sur la route de la pointe de Pen-Hir. Le site est grandiose, bouleversant et très émouvant, tellurique, sauvage et isolé, à part, à son image. Non loin de là, à une centaine de mètres se dressent les alignements mégalithiques de Lagatjar (3.000 avant J.-C.). Saint-Pol-Roux y fait construire (avec des matériaux modestes : le gros œuvre est en moellon de pierre et ciment avec l’encadrement des baies en brique) en 1904, un manoir à huit tourelles dont la maison forme le centre et baptise la demeure « Manoir du Boultous ». À la mort de son fils Cœcilian, tombé le 4 mars 1915 à Verdun, il le renomme « Manoir de Cœcilian », aujourd’hui en ruine[1]. « Face à la mer, l’homme est plus près de Dieu », dit-il.
Saint-Pol-Roux vit à Camaret entouré de sa femme et de ses enfants aux noms étranges (Coécilian, Lorédan, Divine). Mais davantage que son théâtre ou ses vers oraculaires (Golgotha, 1894, La Flamme, 1895), c’est le livret de Louise (écrit en 1900, pour Gustave Charpentier) qui lui assure une notoriété et des gains lui permettant de se retirer à Roscanvel, puis, grâce à un héritage paternel à Camaret. Il y vit la destinée maudite qu’il a prédite dès 1889 dans Le Bouc Emissaire ou dans La supplique du Christ, en 1893. En Bretagne, il reçoit des écrivains comme Victor Segalen (qui lui qui lui offre les bois sculptés de Paul Gauguin, qui servaient d’enseigne à sa Maison du Jouir), Alfred Vallette, Max Jacob (« J’aimais cet homme simple et sublime. Je l’admire par-delà la mort, lui le dernier représentant de la grande littérature qui semble ne plus exister. Je dis grande littérature comme on dit grande musique »), André Breton, Louis-Ferdinand Céline et même, en 1932, Jean Moulin. Le poète, admiré par Milosz, Valéry, Stuart Merrill ou Barrès, travaille avec acharnement. Anciennetés paraît en 1903 et, son chef d’œuvre (avec son drame, La Dame à la faulx, Mercure de France, 1899), les trois volumes de la série des Reposoirs de la procession : vol. I, La Rose et les épines du chemin (Mercure de France, 1901), vol. II, De la colombe au corbeau par le paon (Mercure de France, 1904), vol. III, Les Féeries intérieures (Mercure de France, 1907). Les surréalistes s’intéressent à cette œuvre impaire et sont particulièrement sensibles à la richesse, à la modernité du poète dont la vie est désormais marquée par de grandes douleurs : la mort d’un fils en 1915, celle de sa femme (rencontrée en 1891, Amélie Bélorgey est décédée en 1923), puis l’Occupation nazie dont il dénonce tôt l’idéologie criminelle. Dès 1933, Saint-Pol-Roux, pour protester contre la persécution des Juifs en Allemagne, écrit : La supplique du Christ, dédiée à Albert Einstein (Debresse, 1939) : Chrétiens, je vous demande grâce pour ma vieille race à la face de brebis et de bélier, divin troupeau que devait disperser la politique humaine et qui depuis s’en va tout au long de la haine, le fer dans la laine, le fouet sur la peau.
Dans la nuit du 23 au 24 juin 1940, quatre jours après l’occupation par les troupes allemandes de la presqu’île de Crozon, le manoir de Cœcilian est ensanglanté par un drame atroce. Un soldat allemand investit le manoir, tue la gouvernante Rose Bruteller et blesse Divine à la jambe d’une balle de révolver, puis la viole. Saint-Pol-Roux est blessé mais réchappe de la tragédie car le soldat allemand s’enfuit, effrayé par le chien de la maison. Le jour même de l’agression, l’autorité militaire allemande arrête le coupable, un boulanger de Silésie, qui est jugé par la cour martiale de Brest, condamné à mort et fusillé. Alors qu’il fait la navette entre l’hôpital de Brest et Camaret, Saint-Pol-Roux apprend un soir d’octobre que son manoir vient à nouveau d’être pillé par les Allemands. Les manuscrits sur lesquels travaille le poète depuis de nombreuses années ont été déchirés ou brûlés. Une bonne part de son œuvre est partie en fumée. C’est le coup de trop pour notre poète. Atteint d’une crise d’urémie, il est transporté le 13 octobre à l’hôpital de Brest. Saint-Pol-Roux le Magnifique meurt à 79 ans le 18 octobre 1940.
Son ami et biographe Théophile Briant témoigne : « Il fut enterré le 21 octobre à Camaret, au milieu de cette population côtière qu’il avait conquise et qui, raidie dans ses vêtements de deuil, cachait à peine son indignation des récentes forfaitures. Le cercueil, qui avait passé la nuit à la chapelle Notre-Dame-de-Rocamadour, fut porté à bras par quatre marins langoustiers aux visages de statue qui voulurent arrêter Monsieur Saint-Pol devant la tombe encore fraiche de sa servante, avant de le descendre dans la Terre Sainte de Bretagne. »
Saint-Pol-Roux est le théoricien d’avant-garde du symbolisme et l’un des poètes les plus hardis et les plus féconds de son temps (..) Selon Saint-Pol-Roux le poète est un voyant, un prophète, mais aussi un chevalier de la beauté, un monde entier, le condensé de toute l’humanité, un soleil, un dieu, que son œuvre rend immortel. L’image du poète occupe une place prépondérante dans l’œuvre et la réflexion de Saint-Pol-Roux le Magnifique : Je suis le grand Semeur, le grand semeur d’idées. Qui ranime le temps de son geste ingénu, - Gonflant d’un lait nouveau les mamelles vidées - Et dorant les sillons d’un froment inconnu - Spontané favori de la Reine du Monde - Aux flancs que stigmatise un millénaire enfant, - Je bannis les vieux rois et ma foi vagabonde - Enivre la beauté d’un bâtard triomphant - Car la révolte est la loi vive du génie (..)
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules)
[1] En 1944, le manoir, occupé par les Allemands, est bombardé à plusieurs reprises par l’aviation alliée. Il brûle le 11 septembre 1944, sept jours avant la libération de Camaret. En 2009, une très active Société des Amis de Saint-Pol-Roux est créée afin de mieux faire connaître et de promouvoir l’œuvre du poète et de préserver les ruines de son manoir. Est également édité, un Bulletin des amis de Saint-Pol-Roux, dirigé par l’exigeant Mikaël Lugan. Ce bulletin, le titre est trompeur, est en réalité, une magnifique et brillante revue, qui fait honneur au Magnifique.
Œuvres :
Raphaëlo le pèlerin, imprimerie de H. Olivier, 1879.
Raphaëlo le pèlerin, Pinet et Josserand, 1880
Maman!, Ollendorff, 1883
Garçon d'honneur, Ollendorff, 1883
Le Poète, Ghio, 1883
Un drôle de mort, Ghio, 1884
Rêve de duchesse, Ghio, 1884
La Ferme, Ghio, 1886
Bouc émissaire, HC, 1889
L'âme noire du prieur blanc, Mercure de France 1893
L'Épilogue des saisons humaines, Mercure de France 1893
La Dame à la faulx, Mercure de France, 1899
Les Reposoirs de la procession, vol. I : La Rose et les épines du chemin, Mercure de France, 1901
Anciennetés, Mercure de France, 1903
Les Reposoirs de la procession, vol. II : De la colombe au corbeau par le paon, Mercure de France, 1904
Les Reposoirs de la procession, vol. III : Les Féeries intérieures, Mercure de France, 1907
La Mort du Berger, Broulet, 1938,
La Supplique du Christ, 1939.
Bretagne est univers, Broulet, 1941
Florilège Saint-Pol-Roux, L'Amitié par le Livre, 1943
Anciennetés, Seuil, 1946
L'Ancienne à la coiffe innombrable, Éd. du Fleuve, 1946
Août, Broder, 1958
Saint-Pol-Roux "Les plus belles pages", Mercure de France, 1966
Le Trésor de l'homme, Rougerie, 1970
La Répoétique, Rougerie, 1971
Cinéma vivant, Rougerie, 1972
Vitesse, Rougerie, 1973
Les Traditions de l'avenir, Rougerie, 1974
Saint-Pol-Roux / Victor Segalen, Correspondance, Rougerie, 1975
La Transfiguration de la guerre, Rougerie, 1976
Genèses, Rougerie, 1976
La Randonnée, Rougerie, 1977
De l'art magnifique, Rougerie, 1978
La Dame à la faulx, Rougerie, 1979
Les Reposoirs de la procession, vol. I : La Rose et les épines du chemin, Rougerie, 1980
Les Reposoirs de la procession, vol. II : De la colombe au corbeau par le paon, Rougerie, 1980
Les Reposoirs de la procession, vol. III : Les Féeries intérieures, Rougerie, 1981
Le Tragique dans l'homme, vol. I : Les Personnages de l'individu, Les Saisons humaines, Tristan la Vie, Rougerie, 1983
Le Tragique dans l'homme, vol. II : Monodrames, L'Âme noire du prieur blanc, Fumier, Rougerie, 1984
Tablettes. 1885-1895, Rougerie, 1986
Idéoréalités. 1895-1914, Rougerie, 1987
Glorifications. 1914-1930, Rougerie, 1992
Vendanges, Rougerie, 1993
La Besace du solitaire, Rougerie, 2000
Saint Nicolas des Ardennes, extrait de Les Reposoirs de la procession III, Passage Piétons, 2001
Les Ombres tutélaires, Rougerie, 2005
Litanies de la mer, Rougerie, 2010
Sabalkazin ou la punition du sorcier (livret inédit d'un opéra-comique en trois actes et six tableaux), Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux, n° 5-6, 2015
Saint-Pol-Roux collaborateur de la Dépêche de Brest Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux, n° 9-10, octobre 2019
Raphaëlo le pèlerin (drame en trois actes précédés d'un prologue en deux tableaux), Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux, n° 11-12, 2020
Ainsi parlait Saint-Pol-Roux, dits et maximes de vie choisis et présentés par Jacques Goorma, Arfuyen, 2022
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Poètes bretons pour une baie tellurique n° 57 |