Vim KARENINE

Vim KARENINE



« La fable et la réalité s’interpénètrent dans un voyage à travers temps et espace, un voyage qui fait surgir en nous le sens intérieur de la faune, de la flore, des éléments, des choses, cela grâce à la présence d’un poète, Vincent-Marc Karénine, qui vit la passion du langage. « Avec des mots, je veille du dedans », écrit-il. Avec les mots, il sait creuser, il sait construire. Et par la hardiesse de ce langage, la diversité confondante de cette poésie, à l’image de la réalité qu’elle explore, gagne son unité. Sans jamais hausser la voix, ce poète fraternel traverse le grouillement vivant des villes et des déserts. Causticité, amour, dérision, imprécation, tout cela devient pour nous morale décapante parce que : « de sa propre nuit – la poésie fait exister », a écrit Eugène Guillevic à propos de l’œuvre majeure de Karénine, O America (1991). Dans cet important recueil de près de 300 pages (qui reprend également, Oasis New-York, qui est un superbe poème-patchwork sur New York à travers quatre prismes (matin, midi, soir, nuit) et qui évoque sans concession les rapports de l’homme avec la ville absolue), Karénine - poète très discret, dont l’itinéraire et la formation sont des plus atypiques, c’est le moins que l’on puise dire, et son œuvre ne l’est pas moins -, se révèle comme poète et maître d’œuvre d’une anthologie du continent américain, balisant inlassablement le territoire physique et spirituel des États-Unis. Sans aucun doute, à propos de Karénine, pourra être évoqué le terme « d’américanité ».

O America est constitué de quatre cycles : Hatterras, O America, New York,  Indien, les fenêtres, l’Ouest et les déserts, qui forment une véritable odyssée émotionnelle américaine, dont Karénine est le Ulysse: Amérique si tu parlais pour les sans-voix ? O America ne dépareille pas à côté de On the road ou de Howl. O America est un chef d’œuvre et oui, Vim Karénine désarçonne, surprend, exalte, sans cesse. Aristocrate et chrétien, il demeure loin, bien loin des poncifs qu’il fait éclater, comme tous les conformismes : « Je campe dans les pays de l’homme rouge ; je deviens ce mineur fou par ses propres galeries qui, à la sortie du labyrinthe, hume le vent indien avant de s’engloutir à nouveau dans les villes solitude. Les dépotoirs de New York ne sont-ils pas les plus inouïs ? Sur ses ordures fume, radieuse, la jeunesse du monde ; Les décharges sont le livre même de la vie et de la dérision », écrit-il à propos de New York et des USA. Comme Jean Rousselot, poète poitevin comme Karénine, l’a écrit : « sa poésie d’énigmes et d’aromates » est venue pour nous rendre aux mondes qui ne corrompent pas, aux mondes où la beauté, bien que suceuse de souffrance, nous offre à la volupté.

Franco-étatsunien, prêtre et poète, Vim Karénine (Antoine de Vial, de son vrai nom) est né à Poitiers, le 6 août 1933, de François de Vial, Ministre plénipotentiaire et de Chouquette Robain. Enfance à Berne, Budapest, Naples, Rome, Florence, puis, École des Roches, Collège Saint-Joseph à Poitiers, Collège Stanislas à Montréal. Études de droit, école de la Marine à Saint-Servan ; inscription maritime, navigation ; Algérie, service à la mer : deux campagnes sur la « Jeanne » puis, six ans d’études à l’Institut Catholique. Ordonné prêtre en 1966, il sert à St Hilaire de Poitiers, devient aumônier national de l’ACI, puis aux États-Unis, à la fondation de AIM (1976-1986). Lors de son séjour à Washington puis à Baltimore, il rencontre plusieurs des poètes étatsuniens représentatifs des courants contemporains, qui l’encourageront à écrire et à publier dans sa langue d’adoption. Retour à Paris en 1987 (curé de St Pierre du Gros Caillou, de Ste Clotilde, puis de St Marcel). Karénine sera Directeur du Service Pastoral d’Études Politiques du Cardinal Lustiger, de 1995 à 2005 ; prélat d’honneur en 1999. Aujourd’hui, il vit retiré à Paris et en Mayenne, toujours profondément marqué par ses racines d’outre Atlantique. L’homme et le poète sont tournés vers l’espace américain : « L’Amérique c’est moi. Je ferme les yeux, je touche des cicatrices familières, je n’esquive aucune de ses réalités. Elle demeure prise dans ma jeunesse qu'elle garde le pouvoir de prolonger ». Karénine est proche de la Beat Generation de San Francisco. Cela se sent dans l’écriture. On remarque d’ailleurs une certaine parenté avec Allen Ginsberg, mais plus encore avec Gary Snyder, à travers cette communion entre le divin et la nature. Emily Dickinson apparaît également comme une référence importante.

Pour Karénine, il importe avant tout de vivre sa vie ; c’est de cela qu’il s’agit et non pas de savoir si la poésie est bien lavée du soupçon métaphysique : « Les fureurs nominalistes de notre temps lui sont étrangères ; nos approches techniciennes la condamnent en apparence à une existence marginale, alors qu’elle est pour nous une manière d’agir. Elle nous rend présents à la banalité, elle est notre façon de marquer un veau dans le corral, de vendre des hamburgers sur le trottoir, de conduire un camion à travers le désert, de tricoter, de digérer, de lire, de nettoyer un carburateur de Kawasaki, de regarder des mains, d’embrasser, de pleurer, de jouir, de mourir. Elle participe au tumulte des naissances, au rire des révolutions, ne militant toutefois qu’à l’intérieur de son ordre. Concrète et singulière, elle s’ouvre, autrement que la pensée abstraite, à l’universel. Rappelle-toi le froid de février dans l’Iowa, qui nous contraignait, enfants, de coucher à l’école, serrés les uns contre les autres, autour de l’unique poêle de la classe. Ce poêle brûle toujours en moi. »

Pour Karénine, la poésie est énergie : « Avec sa hachette fraie-toi un passage. Ses soleils sont intestins. Elle s’arrête à mi-pente entre douleur et beauté, puis se met à pouffer car les vents rongent la terre et la solitude, les cœurs. Elle seule offre l’hospitalité à l’instant, alors, commence à écouter en toi l’étranger, échappe à tes propres instruments, dépasse tes forces par son guet pour te réconcilier enfin avec toi-même. »

Poète de l’amour, poète en révolte, Karénine est également l’auteur de « graffitis », qui sont parsemés dans toute son œuvre. Les « graffitis » de Karénine ne prêtent aps au bavardage : « Tracés à la main levée, ils impliquent liberté et vitesse ; leur état naturel demeure l’insomnie et l’insoumission… Les graffitis, travail de nuit sur la nuit, font danser les mots pour conjurer le désespoir, par la craie, le charbon ou la bombe. » Les « graffitis » de Karénine recouvrent « les cloisons de la vie aussi minces que celles des tours de banlieues où les personnages déambulent, plus infimes encore que ceux des carceri. » Différents des haïkus plus solitaires, les « graffitis » de Karénine se déclinent à l’intérieur de séries. Plaisir de zappeur, ils défilent grâce à un index. En arrière, en avant, afin d’isoler celui qui pourrait servir de légende. Du minerai à ciel ouvert pour rêver : Corps à corps de soleil à naître !

II faudra relire Les Fenêtres, Graffitis pour les murs de demain ou La fête à Caïn, pour se convaincre de l’originalité de cette poésie d’énigmes et de saveurs américaines certes, mais surtout universelles et fraternelles. Poète de l’exploration continue des spectres intérieurs du monde et de l’être, Karénine, à l’image de ses Fenêtres, s’ouvre aussi bien sur les paysages du dedans, que du dehors ; ce que confirment des livres récents, tels que : Prendre corps ou l’envers des mots, Les Graffitis ou Versant nord. La poésie pour Karénine, participe au tumulte des naissances, au rire des révolutions et singulière s’ouvre à l’universel. Toutefois, cette poésie ne semble pas beaucoup marquée par la biographie de l’homme, qui nous dit : « Il faut faire comme les animaux, disait Montaigne, qui effacent la trace, à la porte de leur tanière. » Cette poésie est une traque du dedans.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

À lire : Emily Dickinson, Menus abîmes, Poèmes traduits et commentés par Vim Karénine, Éditions Orizons 2012 ; Debout près la mer, Roman, Éditions Orizons, 2009 ; NY 9/11, édition bilingue, traduction en anglais de Louis A. Olivier, L'Harmattan, 2007 ; Prendre corps ou l’envers des mots, haïkus, L’Harmattan, 2007 ; Les Chambres, Le Quatre de chiffre, 2003 ; Les Chambres de la lune, récit d’une enfance américaine, L’Harmattan, 2001 ; Les Graffitis, L’Harmattan, 1999 ; Versant Nord, L’Harmattan, 1997 ; M in-folio, dessins originaux de Jean Hucleux Barbier, éd. Chambelland, 1996 ; Ô America, couverture de Jean-Pierre Pincemin, Intertextes/Barbier-Beltz, 1991 ; Les Fenêtres, Le Pont sous l’Eau, 1990 ; Le Cantique des créatures, traduit de l’ombrien avec une gouache de Jacques Germain, Barbier/Beltz, 1990 ; L’Oiseau-Dieu, Le Pont de l’Épée, 1981 ; La Fête à Caïn, édition bilingue, traduction espagnole de A.M. Diaz et F. Moreno, Le Pont de l’Épée, 1978 ; Oasis New York, édition bilingue traduite par Louis A. Olivier en anglais éd. Chambelland, 1976. Réédition Intertextes, 1991. Réédition L’Harmattan, 2004 ; Graffitis pour les murs de demain, édition bilingue, traduction anglaise de Louis Olivier, Le Pont de l’Épée, 1976 ; Resplendir, éd. Chambelland, 1974 ; Ricercari, éd. Saint-Germain-des-Prés, 1971.

Site internet : www.antoinedevial.fr



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Numéro Spécial GUY CHAMBELLAND POETE DE L'EMOTION n° 21

Dossier : Claude PELIEU & la Beat generation n° 42