Violette KRIKORIAN

Violette KRIKORIAN



Violette Krikorian est née en 1962 à Téhéran (Iran), où elle vit avec sa famille dans un quartier cosmopolite de la banlieue, qui rassemble Iraniens, Arméniens, Assyriens et Turcs. Elle écrit très tôt ses premiers poèmes, en persan, dès l’âge de dix ans. On dénombre, en Iran, depuis le XVIIème siècle du fait des persécutions ottomanes, 202.500 Arméniens chrétiens, auxquels s’ajoutent les 400.000 Arméniens musulmans d’Iran. Les Assyro-chaldéens, l’autre minorité chrétienne d’Iran, ne sont que 25.000. Les Iraniens sont majoritairement musulmans, mais chiites et non pas sunnites à l’instar de 90 % des 1. 575.000 000 musulmans actuels.

Ajoutons que pendant tout le XVIe et le début du XVIIe siècle, l’Arménie fut le champ de bataille sur lequel s’affrontèrent les Ottomans et les Perses, passant tour à tour sous la domination des uns ou des autres. Le traité de Qasr-i-Chirin mit fin à cette situation en 1639 et accorda l’Arménie orientale à la Perse. Cette partie de l’Arménie historique, divisée en 1747 entre khanat d’Erevan, khanat de Nakhitchevan et khanat du Karabagh, fut sous domination perse de 1502 à 1828, avant le traité de Turkmanchai, qui l’annexa à la Russie. L’Arménie occidentale (le terme apparaît autour de 387, avec le partage de la Grande Arménie) « intégrée » à l’Empire ottoman, correspond aux six vilayets historiques, à l’est de l’empire : les vilayets (provinces) d’Erzurum, de Van, de Bitlis, de Diyarbakır, de Mamouret-ul-Aziz et de Sivas. L’Arménie occidentale se réfère à cet espace géographique « incorporé » à la Turquie, que cette dernière nomme Anatolie orientale.

En 1979, face au soulèvement populaire et alors que la Révolution prend de l’ampleur, le shah d’Iran, lâché par ses soutiens occidentaux, est contraint à l’exil le 16 janvier 1979 après trente-huit ans de règne. La famille Krikorian quitte l’Iran pour s’installer à Erevan, capitale de l’Arménie soviétique ; où elle suit des études de philologie à l’Institut pédagogique. Violette demeure imbibée par l’Orient de son enfance, qui continue à voyager dans ses poèmes.

Violette Krikorian, l’Arménienne de Téhéran, qui défonce la réalité imbuvable, ses scandales et ses injustices, à commencer par le machisme et le patriarcat de la société, n’est pas sans me faire penser à ces jeunes et magnifiques photographes iraniennes d’origine arménienne : et qui se battent contre l’intégrisme et la dictature, qui étranglent l’Iran et les femmes. Elles photographient, à l’instar de Newsha Tavakolian (née en 1981), les femmes combattantes, comme ces chanteuses iraniennes interdites d’exercer leur art et la vie de populations soumises à la censure : « J’ai appris à dire ce que je pensais à travers mes photos en maniant l’ambiguïté, sans être jamais explicite. Il a fallu beaucoup d’entraînement pour y arriver. Ce nouveau langage est devenu ma signature… La version moderne de la poésie est, bien sûr, la photographie », témoigne Newsha Tavakolian.

Violette Krikorian n’est pas indifférente à cela. Elle s’inscrit dans cette lignée de femmes artistes de combat. Elle publie ses premiers poèmes dans la prestigieuse et très officielle revue Garoun (« Printemps »), qui compte alors plus 70.000 lecteurs, à l’âge de dix-huit ans. Elle ne tarde pas à entrer en révolte contre l’autoritaire et sclérosée société « communiste » arménienne et son autorité littéraire suprême : l’incontournable Union des écrivains d’Arménie, avec laquelle elle rompt pour créer la revue Bnaguir (« Texte original »), puis, avec celui qui va devenir son mari, le critique littéraire Vahan Ishkhanyan, la revue Inknaguir (« Autographe »), qui se donne pour but de publier les nouvelles voix de la poésie arménienne contemporaine.

Vahé Godel et Denis Donikian la font connaître des lecteurs français grâce à leurs traductions. Violette Krikorian détonne d’emblée dans le panorama poétique arménien. Sa voix singulière, fait dire à l’écrivain Hrant Matévossian : « Elle est notre Tcharents ! », la rattachant au grand poète sulfureux de la première partie du XXe siècle et dit « mauvais garçon ». D’autres, des universitaires officiels, dénoncent la poésie de Krikorian : « Je n’avais, à ce jour, jamais rien lu de semblable. Et je ne pouvais imaginer pareille déchéance morale et pareille honte. Ce chaos stylistique est épicé de mots les plus grossiers et les plus vulgaires, ou simplement pris dans les journaux, d’expressions vagues à n’en plus finir, appartenant à l’argot des bas-fonds. Et pour reprendre ses propres termes, en tant que poète, elle crève comme le dernier des chiens. »

En France, le poète et critique Serge Venturini (éditeur de Eghiché Tcharents, justement), qualifie Violette Krikorian de « figure de proue, diablesse arménienne » et la désigne comme « la digne héritière de Nahapet Koutchak par son érotisme solaire et joyeux, elle a en elle la force de renversement d’un Yéghiché Tcharents, et aussi par son goût d’une langue ramassée dans la rue. Comme Tcharents a écrit un texte sur son pénis, elle a écrit un texte sur son clitoris. » La force du style de Krikorian vient de son audace, de sa remise en cause des poncifs tant de la société que de la péosie traditionnelle arméniennes, ce qui l’amène à côtoyer le scandale et la provocation.

Le critique littéraire Mark Nichanian la qualifie encore de « poétesse la plus douée – mais aussi la plus violente et la plus provocatrice – de sa génération, celle qui soumet sa langue aux plus grandes distorsions. » Déclarée figure subversive de la poésie arménienne contemporaine, Violette Krikorian déclenche, malgré elle, des scandales par sa poésie, décrite comme urbaine et sensuelle à la fois, au langage direct et cru. Denis Donikian écrit : « Elle a fait paraître un poème de femme dans une société bâtie comme une forteresse arrogante par des hommes. En effet, jamais poème n’aura attiré sur lui autant de foudres, ni auteur ne sera devenu la cible d’anathèmes aussi violents de la part d’un lectorat formaté par des années de communisme et qui s’est senti tout à coup bafoué dans sa haute conception de la poésie et de l’art en général. L’objet du délit ? Une femme enceinte, en proie à un fort désir de vengeance, rêve de tuer l’homme qui vient de l’abandonner. Pour mener à bien cette violente confession, l’auteur fait intervenir, avec un art consommé du collage et un sens précis du rythme, des fragments appartenant à la littérature la plus classique et la plus ressassée combinés à des mots les plus modernes, les plus chargés d’obscénité qui soient. » Mais, nous prévient Denis Donikian, « réduire Violette Krikorian à une figure donquichottesque, ne serait pas sérieux. Dans une époque troublée, où tout se joue entre les hommes, où le carcan du contrôle social pèse plus que jamais sur la femme, elle est devenue la voix même de la femme soucieuse de se reconnaître dans son corps. Elle exprime un érotisme joyeux, moins par goût du libertinage que pour se conformer au souffle de la nature, moins par des notations allusives pour échapper à la censure qu’en soumission à la force de l’émerveillement. »

Chef de file de la nouvelle poésie arménienne, Violette Krikorian, marque aussi l’émergence (c’est une première dans la littérature de ce pays !) des voix féminines, avec Mariné Pétrossian (née en 1960), Arpi Voskanian (née en 1978), Nariné Avétian (née en 1977), Naïra Haroutiounian (née en 1966) ou Sonia Sanan (née en 1975), poètes présentes dans l’anthologie bilingue français-arménien, Avis de recherche, Une anthologie de la poésie arménienne (Parenthèses, 2006), au sein de laquelle, Olivia et Stéphane Juranics écrivent à propos de Violette Krikorian et la nouvelle génération de poètes : « Ce sont là des poètes de plus en plus audacieux, faisant preuve d’une créativité nouvelle. S’ils ne bénéficient plus du soutien économique et éditorial de l’État, ils jouissent d’une liberté artistique inédite qui se traduit par des expérimentations pouvant aller dans les sens le plus opposés. Rejetant les formes traditionnelles et rétifs à toute idéologie, ils se veulent ans concession à la « littérature correcte », comme l’explique Mariné Pétrossian : « Depuis une quinzaine d’années, la poésie arménienne tourne son regard « vers le bas », vers des réalités qui ont toujours été considérées dans notre culture comme étrangère à la poésie. » Ces auteurs se mettent à l’écoute du quotidien le plus banal, de la vie dure, d’un monde vécu comme « brutal et absurde », mais aussi de leurs corps et de leurs désirs… Ils cherchent le moyen de transcrire sans complaisance « l’âpreté » de cette nouvelle réalité… Humour et ironie ne manquent pas…Violette Krikorian, jouant avec les structures classiques du poème, les détourne de façon iconoclaste pour atteindre à un « art qui secoue », à une « esthétique de la rue » en lien avec la vie… »

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire (en français) : Que cet hiver est rude, poèmes traduits par Denis Donikian (éditions du festival Est-Ouest de Die, 2000), Amour, poèmes traduits par Denis Donikian (Actual Art, Erevan 2006).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58