Yusef KOMUNYAKAA

Yusef KOMUNYAKAA



James William Brown junior dit Yusef Komunyakaa, est né le 29 avril 1947 à Bogalusa, une ville étatsunienne "ordinaire" pour l'époque, c'est-à-dire régit par une ségrégation raciale et sociale des plus infâmes ; une ville pour laquelle, et pour cause, le poète éprouve toujours de son propre aveu une relation complexe. Soyons plus précis sur la situation : d'esclaves, avant la guerre de Sécession (1861-1865), les Noirs Etatsuniens devinrent (surtout dans les Etats du Sud) des citoyens de seconde zone, qui ne pouvaient pas aller aux mêmes écoles que les Blancs, prendre le bus avec eux, ou boire à la même fontaine, etc.

Voilà dans quel climat nait et grandit Yusef Komunyakaa. Bogalusa, sa ville natale, est située à cent kilomètres de La Nouvelle-Orléans, en Louisiane, soit dans l’épicentre de la ségrégation raciale. Komunyakaa est  l'aîné des cinq enfants de Mildred Brown et de James William Brown, un ouvrier-charpentier qui travaille dans une scierie. Komunyakaa grandit dans un environnement rural où il est confronté quotidiennement au racisme du sud des États-Unis, ce qui lui fait rejoindre le combat mené par le Mouvement des droits civiques, qui revendique l’égalité des droits pour les Afro-Etatsuniens et pour toute personne vivant aux États-Unis.

En 2004, Komunyakaa a déclaré au New York Times : « Je fouille l'histoire. Je regarde la vie enfouie sous trop de silence. Il est des périodes, comme celle l'esclavage, qui doivent être revues, repensées, afin que nous puissions passer à autre chose. » Ce thème se retrouve dans sa poésie, notamment dans Copacetic (1984), l’un de ses maîtres livres qui est aussi imbibé par les scènes bucoliques de son enfance. Son père est analphabète, mais sa mère parvient à rapporter à la maison livres et encyclopédies, pour encourager son fils à lire et à se cultiver. A cette époque, les Noirs ne sont pas autorisés à se rendre à la bibliothèque publique. Grâce à sa mère, Komunyakaa découvre ainsi des écrivains comme James Baldwin et les poètes de la Renaissance de Harlem.

Komunyakaa parvient contre toute attente à suivre une scolarité à Bogalusa, jusqu’en 1965. Si la ségrégation scolaire a été abolie (1908), il n’en reste pas moins que dans les faits les élèves restent séparés en fonction de leur couleur de peau. Au début de 1963, il n'y avait dans le Sud, qu'environ 9% d'étudiants noirs dans les écoles intégrationnistes. Après Bogalusa, Komunyakaa entreprend avec succès des études supérieures à l’Université du Colorado et à l'Université de Californie à Irvine, où il obtient en 1980 une maîtrise d’Écriture poétique. C’est durant cette période, en 1973, que  Komunyakaa commence à écrire de la poésie, et ce, après avoir accompli son service militaire en 1968 et avoir été envoyé au Viêtnam en 1969-70, en tant que correspondant et rédacteur pour The Southern Cross, un journal de l’armée étatsunienne.

L’influence de la guerre du Viêtnam sur Komunyakaa est considérable et se retrouve notamment dans Toys in a Field (1986) et surtout Dien Cai Dau (1988), que l’on peut qualifier sans exagération de chef-d’œuvre. Ce dernier est assurément son livre le plus accompli. Il s’agit d’une œuvre importante, tant sur le plan poétique que social ou historique, car Dien Cai Dau, aide à la compréhension de cette guerre ignoble. « Il y avait beaucoup d'enfers symboliques au Vietnam : les tunnels, certains bars et tout l'espace psychique du GI, soit une sorte de monde souterrain peuplé de fantômes et d'images indéfinissables. C'était un lieu de flux émotionnel et psychologique où l'on essayait de donner un sens du monde et d'y trouver sa place. Et il y avait, sans relâche, un va-et-vient entre l'espace intérieur et le monde extérieur C'était un effort que de faire face a soi-même et aux GI’s d'autre part, les vietnamiens, et même les fantômes que nous avions réussi à nous créer », rapporte le poète.

Depuis la publication des deux premiers livres de poèmes, Dédicactions and Other Darkhorses (1977) et Lost in the Bone Wheel Factory (1979), Yusef Komunyakaa s’est affirmé comme l’un des poètes les plus importants de la poésie étatsunienne contemporaine. Son œuvre est assurément l’une des plus fortes et des plus originales, depuis les poètes de la Harlem Renaissance (Langston Hughes, Countee Cullen, Claude McKay, Sterling Brown) et l’émergence de la Beat Generation, dont elle épouse l’esprit contestataire. Le fait que le poète devienne un universitaire émérite n’y change rien. Parallèlement à son œuvre de création, Komunyakaa se spécialise dans l’enseignement de la poésie, que ce soit la théorie, la critique, l’écriture ou l’histoire de la poésie noire étatsunienne ; enseignant à ses étudiants de « redécouvrir le timbre de leur existence ».

Komunyakaa enseigne à partir de 1985 (année où il épouse la nouvelliste australienne Mandy Sayer, dont il aura une fille, avant que le couple ne se sépare en 1995), en tant que maître de conférences à Indiana University (État de l’Indiana), avant de rejoindre l’Université de Princeton en 1997, puis celle de New York, où il vit aujourd’hui. Son œuvre poétique a reçu de nombreux prix littéraires, dont en 1994, Kingsley Tufts Poetry Award pour Neon Vernacular, et  le Pulitzer Prize for Poetry. Ses poèmes ont paru dans de multiples revues et figurent également dans quatorze anthologies. Grand amateur de jazz et lui-même pianiste, il a codirigé en 1991, la publication de The Jazz Poetry Anthology, une anthologie de poésie sur le jazz. Cette influence musicale est nette dans son œuvre. A L’instar de Langston Hughes, Yusef Komunyakaa fait partie de ces poètes qui ont nourri leur travail de l'exploration d'autres arts, en l'occurrence de la musique et des arts plastiques. Omniprésente dans des pans entiers de son oeuvre, la musique ne fait pas office chez lui de simple source d'inspiration, mais d'une sorte de matrice à un travail d'alchimie : déplacer les rythmes du jazz ou du blues vers le territoire poétique, c'est-à-dire « adapter » le langage musical au langage poétique.

La tragédie refait surface dans la vie de Yusef Komunyakaa en 2003, alors qu’il travaille à son livre Taboo et que, citoyen engagée comme il n’a jamais cessé de l’être, il manifeste avec d’autres poètes et intellectuels étatsuniens contre la guerre en Irak. En juillet, sa compagne, Reetika Vazirani (née en 1962), poète étatsunienne d'origine indienne, se suicide et entraîne dans la mort leur fils Jehan âgé de deux ans. Le drame ne sera pas évoqué dans ses livres ultérieurs. « Écrire de la poésie n'a pratiquement rien à voir avec la thérapie », écrit Komunyakaa, pour qui « le don du poète est de voir derrière les choses. » En dépit d’avoir été le témoin du racisme, de la guerre et de la violence depuis plus de six décennies, Komunyakaa conserve un espoir têtu pour les Etats-Unis. A la veille de l'investiture du président Barack Obama, le poète écrit dans le Washington Post : « Quand les fantômes du passé entrent dans mes rêves avec leur costume noir et blanc, ils me rappellent que l'Amérique conserve toujours sa carte espoir comme principal atout, et qu’elle parie sur le changement. »

Profondément ancrée dans son temps et dans la vie sans le moindre trompe l’œil, la poésie de Yusef Komunyakaa puise sa force dans le vécu même, les révoltes et les racines du poète. Les images sont celles du Sud et de sa culture, de Noirs vivant dans un monde blanc, de la guerre en Asie du Sud, du quotidien, des villes pulsations du blues et du jazz. Le langage est aérien, les vers sont courts et visent juste comme des flèches tirées de l’arc des entrailles. Pour Komunyakka, dont le poème véhicule et la douleur et la grâce, la poésie est un assaut frontal.

Le dossier (présentation, choix de poèmes et traduction de Jean-Jakez Malo), qui fut consacré à Yusef Komunyakaa, dans Les HSE n°5 (2ème série, 1992), est assurément l’un des moments forts de la 2ème série des HSE ; d’autant plus que ce grand poète afro-étatsunien n’avait jamais été traduit en français. Ce fut une révélation pour nombre de lecteurs. Comme l’écrivit Alain Breton dans l’éditorial de ce n°5 foisonnant, la création de Komunyakaa, témoignage aussi, nous happe avec d’autant plus de force envoûtante que « notre » guerre d’Algérie n’a déclenché que de rares poèmes, réalistes ou non, chez nos poètes sous les armes (à l’exception bien sûr de La Villa des Roses de Jacques Simonomis, éditions Librairie-Galerie Racine, en 1999). Yusef Komunyakaa a de nouveau été publié dans dans la 3ème série des HSE. Mis à part les poèmes publiés par Les HSE, la poésie de Komunyakaa (une douzaine de livres) n’est malheureusement toujours pas traduite en français, à une exception (Yusef Komunyakaa, Panache de bouquets, traduction d’Isabelle Cadieu, Fondation William Faulkner, 1994): une plaquette bilingue de vingt-sept pages, éditée à deux cents exemplaires, à l'occasion de la remise du Prix William Faulkner à ce magnifique poète afro-étatsunien.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

Œuvres de Yusef Komunyakaa : Dedications and Other Darkhorses (R.M.C.A.J. Books 1977), Lost in the Bone Wheel Factory (Lynx House 1979), Copacetic (Wesleyan University Press 1984), I Apologize for the Eyes in My Head (Wesleyan University Press 1986), Toys in a Field (Black River Press 1986), Dien Cai Dau (Wesleyan University Press 1988), Magic City ( Wesleyan University Press 1992), Neon Vernacular (Wesleyan University Press 1993), Thieves of Paradise (Wesleyan University Press 1998), Pleasure Dome (Wesleyan University Press 2001), Talking Dirty to the Gods (Farrar Straus Giraux 2001), Taboo (Farrar Straus Giraux 2004), Gilgamesh (Wesleyan University Press 2006), Warhorses (Farrar Strauss and Giroux 2008), The Chameleon Couch (Farrar Strauss and Giroux 2011).

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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