Collection Les HSE
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Cela a commencé par un jeu. Tout ne commence-t-il pas ainsi dans tous les domaines ? Quand j’étais enfant je m’amusais à imaginer des situations étranges : marcher les yeux fermés au cas où je deviendrais aveugle. Ne pas parler une journée entière (très fatigant au début parce que ça continue de parler à l’intérieur de la tête). Ne pas me servir de mes mains. Marcher sur les genoux. Rester éveillée deux nuits de suite. Certaines de ces contraintes volontaires m’ont servi, bien plus tard, et m’amusent aujourd’hui. Un jour que je relisais un poème écrit quelques années plus tôt, je remarquai qu’il ne contenait pas la lettre A. Et, qu’à cela ne tienne, il me vint l’idée de continuer à écrire sans elle. À ma grande surprise, non seulement c’était faisable, mais cette petite contrainte m’a emmenée sur des chemins différents, un peu comme s’il y avait des travaux sur la route et que l’on soit obligé d’emprunter un autre itinéraire. Pendant un temps je me surpris même à parler sans utiliser de A. C’est devenu tellement naturel que moi-même, en relisant mes textes, oubliais que c’était un jeu. Il est vrai que la lettre A a cette particularité (avec la lettre O, je crois) qu’on n’a pas à l’écrire pour prononcer le son. La langue française est si riche en méandres et en chemins de traverse qu’elle est là, comme un écho, même si on ne l’écrit pas. J’ai pu ainsi l’oublier et continuer ma problématique de l’ombre, qui m’est si chère, sans difficulté aucune. L’ombre est projection immatérielle. On peut pourtant la photographier, même si elle nous échappe et part de nous, même si on ne la voit pas et le plus souvent l’oublie. Elle devient par-là objet de désir, aimée et oubliée dans un même geste. Un désir infini, « L’infini désir de l’ombre ». Une centaine de poèmes, comme des gués sur le chemin étrange que je découvre avec eux, avec vous, et qui ne mène nulle part ailleurs que le chemin lui-même qui, comme le dit Antonio Machado : « Il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en cheminant ». Bonne promenade !
Elodia TURKI
Superbe et muette je suis vécue
– sentence consentie –
Couleur d’indéfini
trompeur
mon corps déploie ses divergences
– tournesols enivrés de brûlures –
L’été propose une orgie de possibles
cruels comme un présent
*
Mon corps n’enferme rien
Quelque chose me respire
Tout le reste déborde et me noie
Et cet étonnement
s’entoure d’intermittences rouges
sous des filtres obscurs qui confondent
*
De moi les mots s’écoulent
successeurs d’eux-mêmes
interdits de séjour — îles inconsolées —
Une rivière neuve tremble un chemin secret
où s’enjouir
Elodia TURKI
(Poèmes extraits de L’infini Désir de l’ombre, Collection Les Hommes sans Epaules, éditions Librairie-Galerie Racine, 2017).
Lectures :
" L’écriture n’est ni féminine, ni masculine. Le travail d’écrire, avec la matière du langage, puise à l’universel, par-delà les genres...
On connaît ( ? ) le roman de Georges Pérec, La Disparition. Cet ouvrage est un lipogramme, il ne compte pas une seule fois la lettre e. Élodia Turki offre à la curiosité du lecteur un recueil composé de poèmes lipogrammes : la lettre a en est absente. Que signifie cette non présence voulue délibérément ? Sans doute cette question est-elle malvenue puisque Élodia Turki affirme en quatrième de couverture : « Une centaine de poèmes lipogrammes, comme des gués sur le chemin étrange que je découvre avec eux, avec vous, et qui ne mène nulle part ailleurs que le chemin lui-même qui, comme le dit Antonio Machado, n’existe pas : il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en cheminant »
Tout langage écrit est lipogrammatique puisqu’il n’utilise qu’un nombre fini de lettres et exclut les autres alphabets… Il serait donc vain de chercher à élucider de quoi la lettre a est le symbole. Et sans doute est-il plus utile de voir ce que ces poèmes disent en dehors du jeu gratuit auquel semble s’être livrée Élodia Turki dans sa jeunesse. Car elle continuera d’écrire de tels poèmes. Voilà pour la genèse du recueil.
Notons que le poème est court, la plupart du temps. Élodia Turki donne l’impression de décrire ses relations avec un tu jamais identifié. S’agit-il de la description de l’amour, de la passion ? Notons aussi le goût de l’image : « Et j’invente pour nous une très lente nuit / tissée de peurs et d’innocence / qui nous dépose sur les grèves du temps / ensoleillés de lunes » (p 8). Est-ce le stupéfiant image dont parlait le surréalisme ? Élodia Turki ausculte son corps car elle est sensible à ses changements. Cela ne va pas sans obscurités que soulignent ces mots : « entourés d’ombres longues » (p 11). Elle a le goût des mots rares comme ouroboros sans qu’elle n’éclaircisse le sens de ce terme mais sa forme la plus courante est celle d’un serpent qui se mord la queue, le plus souvent. Ce vers « Et voici le poème d’où surgit le poète ! » n’est-il pas éclairant (p 16) ? Élodia Turki souligne qu’elle ne facilite pas la lecture de ses poèmes : « Je signe enfin de cette encre furtive / quelque chose de moi qui se rebiffe // L’irréversible plonge ses griffes d’ombres / fige notre désir pour toujours différent » (p 21).
Élodia Turki, L’Infini Désir de l’ombre, Librairie-Galerie Racine (Collection Les Homme sans Épaules), 68 pages, 17 euros. (L-G Racine ; 23 Rue Racine. 75006 Paris).
Et puis, il y a cette soif inextinguible d’écrire : « Terrible est le silence » (p 25). Et puis, il y a cette attirance de l’ombre… Etc !
Élodia Turki dit haut et fort sa féminité et la passion amoureuse. Et si ce recueil n’était qu’un éloge de la gratuité du jeu poétique ? Mais je ne peux m’empêcher de penser que la lettre a est l’initiale du mot amour : Élodia Turki n’écrit-elle pas « Première lettre et premier leurre » (p 41)"
Lucien WASSELIN (in recoursaupoeme.fr, juin 2018).
*
Le poète, dans son dénuement, se dépouille souvent de la ponctuation, la mise à la ligne faisant office de respiration. Parfois, il sacrifie les majuscules ou, au contraire, les magnifie. Titres et table se dissipent au gré d'enchaînements subtils. Voici qu'Elodia Turki nous propose la complicité d'un texte sans la lettre A (hors son propre nom, les première et quatrième de couverture ainsi que les pages de garde).
Simple jeu ? En fait, la contrainte librement consentie tôt s'évapore. Cette lettre A, pourtant si prégnante dans notre langue, est devenue virtuelle, telle une ombre à la fois présente et immatérielle. Comme un désir intensément palpable mais sans corps et sans trace. Désir immensément présent, envahissant, obsédant tel un amour qui taraude, privé de l'être cher : De toi je suis si près - si loin de nous - / Moi loin d'ici loin de tout en si petite vous, lors que Mes doigts écorchent le crépi des murmures (...) Pour Tituber sur les broderies du temps. Peu à peu, l'on comprend que le maçon a renoncé au ciment : mur de pierres sèches. Que l'ombre de l'être aimé incendie Mes doigts tendre mémoire de son Infini Désir (en majuscules). Que la lettre A, tel un cri primal (dans le sens freudien) s'est faite absence, non comme un jeu ou un exercice de compagnon en mal de cathédrale, mais comme un manque existentiel devenu déchirement : je mendie le cri d'une étoile. Rendons les choses simples : ce recueil, dont la langue est si pudique mais si riche en images, est un long cri d'amour. Il prend de plus en plus de sens à la relecture. C'est peut-être là d'ailleurs, une caractéristique de la poésie : Le vent étourdit les feuilles les lunes les frissons - Tu restes ce mystère - cet inconnu - qui tremble en moi - l'infini désir de l'ombre. Non pas langue véhiculaire mais elle-même objet d'art, objet de mystère où se frottent et s'incendient l'une, l'autre, les pierres sèches, où se confrontent les verbes dans leur structure primitive. Comme des silences tout au fond des entrailles, tout au creux du rêve.
Claude LUEZIOR (in revue Les Hommes sans Epaules n°47, 2019).